Raymonde avait 84 ans, comme Marcelle. Anne, elle, était âgée de 83 ans. Andrée, 86, Simone, 76, Georgette, 88… et Marguerite venait d’atteindre sa neuvième décennie.
Parmi les 80 victimes recensées par le collectif Féminicides par compagnons ou ex depuis le début de l’année à date du 10 novembre, douze séniors, souvent malades et dépendantes, ont été abattues par leur conjoint, qui, dans la majorité des cas, s’est suicidé juste après.
21% des femmes tuées par leur conjoint ont plus de 70 ans
Il n’existe que très peu d’études et de statistiques sur les meurtres des femmes âgées. En 2018, selon le ministère de l’Intérieur, les 60 ans et plus, femmes et hommes confondus, représentaient 26% des 149 personnes « tuées par leur partenaire ou ex-partenaire de vie » comptabilisées. Parmi elles, 121 femmes, dont 26 qui avaient plus de 70 ans, soit plus de 21% d’entre elles. Plus d’une victime sur cinq.
Contactés par Marie Claire, les secrétariats d’État à l’Égalité femmes-hommes et au Handicap et à la Dépendance n’ont pas répondu à nos demandes d’entretien.
Au-delà de ce rapport « mixte », il est difficile de trouver des statistiques sur les féminicides de séniors. Les chiffres du portail du gouvernement dédié aux violences familiales, Arrêtons les violences, ne prennent en compte que les femmes âgées de 18 à 75 ans. Une limite d’âge qui se veut économique : les séniors utilisent peu, voire pas, Internet, et les enquêtes téléphoniques seraient trop coûteuses à réaliser pour les instituts, explique à BFM TV Jérôme Guedj, ex-député engagé sur les questions de vieillissement.
Indignée par cet effacement, Sandrine Bouchait, présidente de l’Union Nationale des Familles de Féminicide (UNFF), et grande sœur d’une femme tuée par son conjoint en 2017, estime que « toutes les victimes de féminicides doivent être traitées au même titre, dans le même respect ».
Quant aux agences de presse, elles n’incluent pas à leur recensement les affaires « complexes », dixit l’AFP. Un qualificatif souvent employé pour ces féminicides de seniors.
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Des féminicides perçus comme des « drames de la vieillesse »
Mi-octobre, un homme de 88 ans a été condamné à quatre ans de prison avec sursis par la cour d’assises de Paris, pour avoir tué en 2017 son épouse, atteinte d’Alzheimer, de plusieurs coups de couteaux, dans leur appartement du 20e arrondissement. La peine réclamée par l’avocate générale.
« La justice a estimé qu’il n’y aura pas de récidive, qu’il ne va pas se remarier et recommencer », interprète Elsa*, bénévole du collectif Féminicides par compagnons ou ex. « Quel message cela renvoie ? », interroge-t-elle, révoltée. « Vous pouvez tuer votre femme et quand même finir vos jours chez vous », répond par interview interposée la présidente de l’UNFF.
En Charente, une dizaine de jours avant ce procès, un octogénaire a tué son épouse de 87 ans, elle aussi atteinte d’Alzheimer, à leur domicile à Montmoreau, avant de retourner l’arme contre lui. Jean-Claude Louis, ancien maire de la commune et président de l’association de lutte contre l’isolement des aînés du Montmorélien (LISAM), qui s’occupait du couple, confie que son équipe et lui-même culpabilisent de « ne pas avoir prévu une dégradation telle que l’on pouvait arriver à un meurtre et un suicide ».
Dix jours avant le meurtre, la secrétaire de LISAM avait rendu visite au couple, comme elle en avait l’habitude, deux fois par mois. Elle avait lancé l’alerte : « Madame ne va pas bien, les rapports du couple se dégradent ».
« Atteinte aussi d’une maladie osseuse, la victime souffrait beaucoup. Ce devait être difficile pour Monsieur de l’entendre crier de douleur », pense l’ex-maire de 84 ans, qui se refuse à employer le terme de « féminicide ». Il s’agit pour lui d’un « drame de la vieillesse », « inéluctable », « le résultat de leur souffrance et d’une profonde solitude ». Le couple avait refusé d’être accueilli en Ehpad, et n’avait pas de famille, à part « une vague nièce lointaine ».
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Le fantasme du « pacte d’un couple »
Sur les réseaux sociaux, les internautes peinent à condamner les vieux époux. Ils perçoivent leur crime comme un geste de détresse, voire d’amour, ou les félicitent pour leur « courage ».
« Le crime passionnel est encore admis pour cette tranche de la population. On romantise l’acte en s’imaginant que le couple avait conclu un pacte », déplore Elsa.
À un moment donné, il va falloir légiférer sur l’euthanasie. Comme ça, il n’y aura plus d’ambiguïté possible.
« Dans les homicides où le passage à l’acte semble lié à l’âge, voire le grand âge ou la maladie, huit cas peuvent être considérés comme de ‘l’euthanasie’ [sur 28 victimes de plus de 70 ans, ndr]« , estimait le ministère de l’Intérieur en 2007. Puis il nuançait : « Il est toutefois difficile de déterminer précisément l’accord de la victime, hors consentement expressément acté ou manifesté auprès des proches. »
« On se sert du débat important sur la fin de vie pour justifier ces crimes », regrette Sandrine Bouchait. « À un moment donné, il va falloir légiférer sur l’euthanasie. Comme ça, il n’y aura plus d’ambiguïté possible. »
« Était-ce d’un commun accord ou en avait-il tellement marre qu’il l’a tuée ? », réfléchit Jean-Claude Louis, à propos du féminicide de Montmoreau. Avant de concéder : « On ne saura jamais si elle était consentante. » Les deux militantes, elles, rejettenttoujoursl’hypothèse du « pacte suicidaire », souvent mise en avant, puisque dans de nombreux cas, sept sur douze en 2020, le conjoint s’est suicidé après son meurtre.
« Ces hommes se suicident parce qu’ils n’ont pas le courage d’affronter la justice, estime Elsa. Et puis, si Madame était atteinte d’Alzheimer, par exemple, comment peut-on affirmer qu’elle était consciente au moment du présumé pacte ? »
Des crimes violents et sexistes
D’autre part, les modes opératoires sont « si choquants » que Sandrine Bouchait ne peut imaginer qu’il s’agisse du choix des victimes. « Une femme qui décide de mourir ne demandera jamais à ce qu’on lui mette une balle dans la tête », développe-t-elle. « Elle pensera toujours à ses enfants et se dira : ‘Ce sont eux qui vont devoir ramasser ma cervelle sur le mur’. Ces femmes, si elles veulent en finir, ne choisiront pas l’option qui imposera une vision d’horreur à leurs proches. »
Ces hommes tuent parce qu’ils ne supportent pas que leur épouse ne réponde plus à leurs attentes domestiques et sexuelles.
Au procès de l’octogénaire condamné à du sursis, l’avocate générale a présenté l’accusé comme « un homme qui a fait ce qu’il a pu », un aidant à bout de force et accusé, qui aurait commis « un crime de désespoir ». Elle avait demandé aux jurés de faire preuve « d’humanité », avait relayé Le Parisien.
« Ces hommes tuent parce qu’ils ne supportent pas que leur épouse ne réponde plus à leurs attentes domestiques et sexuelles », défend plutôt Elsa, soutenue par la présidente de l’UNFF. « Sa femme qui était coquette ne prend plus soin d’elle », « Elle ne peut plus faire les courses », « L’appartement est sale »… Toujours lors du jugement de l’octogénaire, l’avocate générale avait énuméré à la cour les inquiétudes de ce dernier, quelques temps avant de passer à l’acte. Des instants de plaidoirie retranscrits par l’AFP, allant dans le sens de l’analyse des militantes.
« Il y a plus de femmes aidantes, car à leur époque, celles-ci se mariaient jeunes, à des hommes plus âgés. On compte pourtant plus de meurtres de dames par leur mari que l’inverse », rappelle Elsa. « Si les femmes ont intégré qu’elles devaient accompagner, soigner, certains hommes ne supportent pas ce rôle. C’est ici le résultat d’années de patriarcat. »
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Des familles dans le déni
Du côté des enfants endeuillés, le crime conjugal est parfois tu, voire excusé. « Par culpabilité d’avoir laissé tomber, de ne pas avoir davantage rendu visite à leurs parents, certains proches de la victime se racontent une histoire, un roman familial, défendent le père », explique la militante du collectif Féminicides par compagnons ou ex. Une internaute leur a par exemple confié que son frère avait déguisé la mort de leur mère en un accident de la route, alors qu’elle avait été tuée par leur père.
À part une femme de ménage présente une fois par semaine et des voisins si les murs sont assez fins, qui sait ce qui se passe au domicile d’un couple de séniors ?
Certains enfants leur assurent que « c’est mieux ainsi », d’autres leur écrivent que leur père n’était pas violent, « alors que cela fait 30 ans qu’ils ne vivent plus avec leurs parents », pointe Elsa. « À part une femme de ménage présente une fois par semaine et des voisins si les murs sont assez fins, qui sait ce qui se passe au domicile d’un couple de séniors ? »
Et puis, si leurs parents avaient atteint le grand âge, ces enfants ont aujourd’hui 50, 60 ans. « Ils sont nés dans une société sexiste, ont grandi avec une télévision où des hommes riaient de donner de temps à autre une gifle à leur femme », raisonne Sandrine Bouchait. « Ils ont peut-être même assisté dans leur jeunesse à de la violence psychologique et ne l’ont pas perçue comme telle. »
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*Le prénom a été changé. « Elsa » souhaite rester anonyme, et ainsi ne pas se mettre en avant par rapport à d’autres bénévoles, aussi investies.
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