Fatigue sociale : "Avec la vie qui revient, on prend un uppercut de la société"

Retour en terrasses, redécouverte du bruit, emplois du temps qui se remplissent à vitesse grand V… La reprise de la vie sociale peut être vertigineuse et user insidieusement le corps et le cerveau.

Vous souvenez-vous de la première terrasse à laquelle vous vous êtes attablé après des mois de fermeture ? Il y avait très probablement la joie de retrouver l’ambiance, mais peut être aussi autre chose, comme un drôle d’effet. Une sensation de fatigue mentale ressentie en quittant les lieux, après avoir baigné dans un univers sonore oublié depuis plusieurs mois, après avoir forcé la voix pour vous faire comprendre de votre interlocuteur.

Certes, cette reprise de la vie sociale, beaucoup l’attendaient. Ce quotidien d’avant, la spontanéité, la marche démasquée dans les rues et à n’importe quelle heure. On soupçonnait moins, en revanche, les dommages collatéraux sur le corps. Alors que s’aperçoit une sortie de crise, que le break estival se fait de moins en moins loin et que l’on revoit ses proches, qu’est-ce donc que cette usure qui pèse sur certains, un peu plus d’un mois après la reprise ?

La réponse est toute trouvée, pour le chercheur en psychologie sociale Christophe Haag (1). Selon lui, avec la vie qui revient, nous serions ni plus ni moins en train de prendre un «uppercut de la société». Un seau d’eau froide au saut du lit. Après des mois de mise en veille, les règles du jeu ont brusquement changé, les interactions sociales se démultiplient, les sollicitations reprennent. «Cela crée un amas d’émotions fortes qui sont énergivores, rappelle le chercheur. Pour les gérer, le cerveau met en branle toute une mécanique, il active certaines zones qui elles-mêmes ont besoin d’énergie.»

Une fatigue accumulée

Encore faut-il avoir les ressources pour mener à bien le procédé. «Quand on est déjà un peu à plat, chaque nouvel effort demande une charge extrêmement forte pour le cerveau», rebondit Christophe Haag. Sur le papier, il s’agirait donc de se réjouir de la levée des restrictions. Et chacun de foncer tête baissée pour ré-adopter le rythme d’un quotidien presque normal, pour renouer avec des emplois du temps remplis en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire. Un challenge ambitieux quand on ressort essorés par la crise. En novembre 2020, des psychologues, chercheurs et l’OMS, alertaient déjà sur «la fatigue pandémique» (lien en anglais, NDLR) et la lassitude. Cette dernière caractérisait également l’état d’esprit de 41% de Français sondés en février 2021 pour le baromètre annuel du Cevipof (Centre de recherche de Sciences Po). Enfin, selon un sondage réalisé en mars 2021 par Diffusis France pour Upfee.io (une plateforme au service du bien-être mental des salariés), 71% des Français estiment que la crise a eu un impact négatif sur leur santé mentale.

De cette fatigue «de l’esprit» peut découler chez certains une fatigue physique. «On sent moins de tonicité parce que notre vie psychique est trop « lourde »», comprenez encombrée, précise Marilyne Baranes, docteure en psychologie clinique et psychopathologie à la Pitié Salpêtrière.

« Rappelle-toi le confinement dernier »

Difficile alors de repartir de façon légère, en niant les peurs et les chocs liés à la crise. Marilyne Baranes le rappelle : retrouver la vie courante c’est retrouver l’insouciance, perdue quand on a été confronté directement à la peur de mourir. Elle poursuit : «Le cerveau nous dit désormais : «Rappelle-toi quand tu étais légère et rappelle-toi l’effondrement ressenti. Si tu retrouves l’insouciance, tu prends le risque de revivre cet effondrement». Il nous enjoint donc à rester sur le qui-vive, à être dans l’hypercontrôle pour être prêt au cas où, et cela engendre de la fatigue et de l’épuisement.»

En vidéo, ces signaux qui prouvent que vous êtes fatiguée intellectuellement

« On décompense »

Retrouver la vie courante, culturelle, sociale, et pour certains le chemin du bureau, c’est aussi s’exposer de nouveau au bruit et à l’agitation. Des retrouvailles qui peuvent être agressives. «C’est un peu comme si on était tranquillement installé sur un transat et que l’on entrait d’un coup dans une pièce dans laquelle joue un DJ, illustre Christophe Haag, chercheur en psychologie sociale. Il n’y a qu’à voir ce que l’on ressent juste après avoir été agressé verbalement ou physiquement : on décompense, on ressent une fatigue très forte, on a envie de s’allonger.»

Et le choc est d’autant plus grand que la pause sonore liée au premier confinement a été salvatrice pour beaucoup. En juillet 2020, une enquête du Centre de l’information sur le bruit montrait ainsi les bénéfices de la réduction du bruit ambiant. 76% des répondants notaient une diminution de la gêne, 45% soulignaient celle de la fatigue et un quart déclarait une baisse de l’énervement.

Rien d’étonnant dans cette dernière donnée. Les nuisances sonores, les bruits de l’open space, les éclats de voix en terrasses ou les klaxons énervés en ville, ont un réel impact sur le système nerveux et la santé. Pour le saisir, le chercheur en neurosciences Michel Le Van Quyen, auteur de Cerveau et Silence (2), nous rappelle que les oreilles n’ont pas de paupières, que «le sens est toujours actif et que notre cerveau tourne son attention au moindre petit bruit».

Sur le court terme, «le bruit faible mais permanent crée un état de stress et fait que nous sommes à flux tendu, explique-t-il. Sur le long terme, le stress engendré par le bruit a des effets négatifs sur le fonctionnement général de l’organisme, sur le système cardiovasculaire en augmentant le risque d’infarctus du myocarde, et sur le système immunitaire».

Une reprise alcoolisée

Au même titre qu’il faut se réhabituer à un quotidien bruyant, le corps doit aussi se faire à un nouveau rythme. D’où cette sensation de jet-lag ressentie par certains. «Ceux qui jusqu’à maintenant avaient trouvé un rythme en accord avec ce que pilote leur horloge centrale – ont suffisamment dormi et n’ont pas bouleversé leurs horaires de réveil – peuvent se sentir fatigués car dès qu’ils ont pu sortir un peu, ils se sont déstabilisés», explique Damien Davenne, chronobiologiste et professeur à l’Université de Caen. Celles et ceux qui faisaient une sieste durant leur journée en télétravail, et qui n’en n’ont plus la possibilité une fois de retour au bureau, peuvent aussi accuser le coup.

Si les Français n’ont pas arrêté de boire durant la pandémie, la réouverture des bars a pu augmenter l’intensité et la fréquence de la consommation d’alcool le soir, selon les couvre-feu en vigueur. Seulement problème : «on sait que la boisson perturbe les rythmes et notamment le sommeil. Pour bien dormir, il faut attendre que l’alcool soit éliminé. En se couchant à 23 heures après avoir bu, le sommeil ne sera vraiment efficace qu’à 3 ou 4 heures du matin», informe le chronobiologiste.

Tentation de rattraper ce temps suspendu

Si la reprise peut paraître vertigineuse, il convient d’être patient. Se réhabituer à la liberté, à ce tout presque de nouveau possible, demande du temps. «De la même façon qu’il nous en a fallu pour décélérer au moment du premier confinement et passer à une vitesse de croisière, il en faut pour retrouver une temporalité nouvelle», souligne la docteure en psychologie clinique et psychopathologie, Marilyne Baranes.

Seulement la tentation est grande de rattraper ce temps suspendu, perdu même, pour certains. «Cela doit se faire graduellement, rebondit la professionnelle, il est évident qu’en passant de 10 à 100 km heure, on risque des claquages. D’autant plus qu’on ne rattrapera pas ce temps, qui n’est pas perdu. Il s’agit simplement d’un moment «en dehors du temps.»

Les spécialistes s’accordent à dire qu’il est notamment essentiel de s’écouter et de ne pas culpabiliser à l’idée de refuser des sollicitations. Même quand cela paraît impensable aux yeux de certains après des mois de restrictions. Si l’horloge centrale du corps se réhabituera sans aucun doute aux nouveaux rythmes, il est possible de lui faciliter la tâche en lui montrant le chemin. La clef, selon le chronobiologiste Damien Davenne ? Tenter d’avoir une vie la plus régulière possible, d’avoir une stabilité dans les heures de coucher et de réveil. «Les horaires des repas et le contenu de l’alimentation sont aussi à soigner, ajoute-t-il. Il faut essayer de ne pas sauter de repas, de ne pas trop manger le soir et d’éviter les grandes consommations d’alcool.»

Enfin, le sport et l’exposition à la lumière naturelle sont deux outils indispensables pour se resynchroniser. On veille aussi à réduire au maximum le temps passé assis. Pour bien faire, Damien Davenne recommande «une demie heure de marche quelque peu active, cinq jour sur sept».

(1) Christophe Haag est aussi professeur à l’EM Lyon, et auteur de La Contagion émotionnelle, Éd. Albin Michel, 456 pages, 21,90 euros.
(2) Cerveau et Silence, de Michel Le Van Quyen, Éd. Flammarion, 256 p., 20 euros.

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