Deux fois en trente ans, son cœur a cessé de battre. De ces "expériences de mort imminente", Laurence a rapporté beaucoup de questions, de sérénité, mais aussi un secret qu’elle n’arrive pas à partager.
« J’ai 17 ans, cela fait trois semaines que je crapahute en Corse avec mes amis. J’ai obtenu mon bac scientifique avec mention très bien, mes parents m’ont offert la seule récompense que je désirais : partir à l’aventure avec ma bande pendant deux mois. Pour mon amoureux et moi, c’est un avant-goût du paradis. C’est ce qu’il n’arrête pas de dire. Je suis très loin de me douter que cette expression est prémonitoire.
A Ajaccio, mon amie Isa nous reçoit tous dans sa grande maison, sur les hauteurs de la ville. Nous sommes ravis à l’idée de dormir dans de vrais lits, de prendre des bains… bref, de goûter à nouveau au confort de la vie moderne. La vue est à couper le souffle, surtout depuis la piscine, que nous squattons tous les soirs, musique à fond, alcool et cannabis en quantités non négligeables. C’est pour moi une première mais, prudente de nature, je transgresse avec modération, ce qui fait bien rire tout le monde, mon amoureux compris.
Des amis d’Isa nous ont rejoints en cours de soirée, nous devons être une bonne cinquantaine. La piscine ressemble à un bar bondé, on ne s’entend pas parler, on se voit à peine, l’éclairage est minimaliste. Il ne faut pas gêner les rencontres… Il y a des plongeons, des acrobaties dans l’eau, des rires.
Comme dans une autre dimension
Je reviens des toilettes un peu éméchée, l’eau de la douche me fait reprendre mes esprits, je compte bien continuer à profiter de la piscine. J’avance à petit pas. Et puis ça arrive : la bousculade, la chute, je suis déséquilibrée, projetée sur le côté, ma tête heurte le rebord, et je me sens couler comme une pierre. A partir de là, c’est comme si j’entrais dans une autre dimension, je distingue encore les voix, qui me parviennent de très loin, et puis c’est le silence. Un silence immense et profond.
Je me sens flotter, je ne suis plus dans l’eau mais dans une masse cotonneuse, comme un gros nuage de barbe à papa. Je bouge les bras et les jambes comme si je nageais pour remonter à la surface. Puis j’émerge de ce « nuage », je suis dans un espace vaste, bleu, très lumineux, un peu comme lorsqu’on est en avion et qu’il n’y a que l’azur, infini. Je ne suis pas étonnée, je me sens merveilleusement bien, en sécurité. Je marche sur l’air, je ne sens plus mon corps. Ou plutôt : je ne sens plus son contour.
Je comprends à l’intérieur de moi que je ne peux pas rester dans cet endroit, que je dois retourner poursuivre ma route
J’avance dans ce bleu lumineux lorsque j’aperçois, en face de moi, une silhouette qui se rapproche très vite, comme propulsée. C’est une femme très longue, je ne parviens pas à distinguer ses cheveux des vêtements qui la recouvrent, je ressens beaucoup d’amour émanant d’elle, une grande sérénité. Elle se tient à trois ou quatre mètres de moi, mais c’est comme si nous étions reliées par l’atmosphère qui nous entoure, comme si mon corps, l’air, la lumière et elle-même ne faisaient qu’un. Je sens qu’elle me parle de manière télépathique, je comprends ou j’entends à l’intérieur de moi que je ne peux pas rester dans cet endroit, que je dois retourner poursuivre ma route.
Je n’ai aucune envie de quitter cette paix, toute cette beauté qui fait partie de moi. Ensuite, cela va très vite : un tourbillon accéléré me fait changer de dimension et de décor. Je me retrouve sur le bord de la piscine, les voix reviennent, j’entends mon prénom : « Laurence », « Laurence »… J’apprends que je me suis noyée, que mon cœur s’est arrêté et que le voisin, médecin, m’a réanimée.
Pas heureuse d’être revenue
Tout est confus, le visage, les voix, je comprends les mots, mais je ne me sens pas revenue tout à fait. J’ai envie de pleurer, je ne suis pas heureuse d’être revenue.
Je ne parle à personne de mon expérience, je suis d’ailleurs persuadée que c’est mon esprit qui a composé cette scène pendant que mon corps se débattait pour revenir. Une sorte de fonction « survie ». Pendant plusieurs semaines, avant de m’endormir, j’essaie de revivre la rencontre avec la « femme-nuage », comme je l’appelle. Cela m’apaise, me réconforte. Mais au fil du temps les sensations s’estompent, et je finis par ne plus y penser du tout.
Les années filent, un mariage, un enfant, un divorce, un remariage, un autre enfant. J’ai épousé un personnage public, un élu politique. Ma vie est celle d’une femme active sans profession. Je voulais être psychologue, je suis « femme de », j’essaie d’être une bonne mère, une épouse soutenante, une citoyenne responsable. Et si j’éprouve un sentiment régulier de vide, d’incomplétude dans ma vie, je ne suis pas malheureuse, loin de là. J’ai des amis, je suis marraine de plusieurs associations, ma vie n’est pas totalement mondaine et superficielle.
J’ai 47 ans. Avec Louis, mon mari, et ma fille, Clara, âgée de 15 ans, nous sommes en vacances dans le sud-ouest de la France, dans la maison de famille de Louis, près de Carcassonne. Nous avons décidé d’aller passer quelques jours chez des amis, au Pays basque. Nous sommes en juillet, le 17 exactement. Il y a du monde sur les routes. Louis peste, il déteste conduire sur les axes surchargés, il est inquiet, il y a beaucoup de camions et trop de gens qui roulent « comme des fous ». Clara se moque de lui, elle lui dit qu’il vieillit.
Nous essayons tous d’en rire, pour détendre l’atmosphère, mais c’est vrai qu’il y a une tension inhabituelle dans l’air. Autour de nous, le paysage est morne, sec, comme brûlé par la chaleur, la lumière est blanche, sans vie.
Louis, qui en a assez de traîner sur la file du milieu, amorce un mouvement pour doubler, mais au même moment le véhicule qui nous précède déboîte. Tout va alors très vite : Louis, pour l’éviter, donne un coup de volant sur la gauche, mais nous sommes percutés par un autre véhicule, qui arrive à vive allure et nous projette en avant dans un demi-tourbillon… Tout cela, je l’ai su bien après.
A ce moment-là, j’ignore que le conducteur qui nous a heurtés est mort sur le coup. J’ignore aussi que ma fille s’en tirera avec des côtes cassées et une épaule déboîtée, et que mon mari se trouve, comme moi, entre la vie et la mort.
Une grande lumière d’un blanc doré
Je ne sais pas quand, exactement, je suis sortie de mon corps. A un moment donné, le silence est total. Je suis à quelques mètres, entre cinq et dix peut-être, au-dessus de l’accident, je vois notre voiture, écrasée sur le côté, et celle qui nous a percutés, encastrée dans la rambarde en fer, je vois les pompiers, l’ambulance, des corps transportés sur des civières. Lorsque je reconnais ma fille et ses longs cheveux qui pendent sur le côté, je me sens comme aspirée par une tornade.
Mon ascension est fulgurante, j’en ai le vertige, je suis une fusée humaine. Je ne pense à rien, je n’éprouve aucune émotion, je suis réduite à une sensation. Puis tout s’arrête brusquement. Je me retrouve dans une grande lumière d’un blanc doré, à la fois douce et aveuglante. Je perçois très précisément que cette lumière est habitée, vivante. Les mots me manquent pour expliquer cette sensation, je sais que cette lumière comprend tout, sait tout, qu’elle fait partie de moi, il n’y a ni extérieur ni intérieur, elle est et je suis.
Il me dit que ma mère veille sur moi depuis sa disparition, mais aussi sur ma fille, qu’elle n’a pas connue.
Devant moi une silhouette apparaît : ni homme ni femme, c’est une présence plus qu’un être. Je ressens sa paix, sa joie tranquille et son amour pour moi. Un amour à la fois personnalisé et général, je ne sais pas mieux le décrire. Il ou elle me « dit » que ma vie est précieuse, et que je ne dois pas la trouver vaine ni « ratée », il me dit que les vies ratées n’existent pas, que chacun est précieux car unique.
Il me dit que ma mère veille sur moi depuis sa disparition, mais aussi sur ma fille, qu’elle n’a pas connue. Je lui dis que j’aimerais tant la voir, qu’elle me manque tellement, il me répond que ce n’est pas possible, que cela ne m’aiderait pas dans ma progression. Il ajoute que donner est la clé. Son amour, sa confiance, son temps, son argent… donner, c’est tout ce qui compte.
J’ai peur qu’on abîme ma vision
Je lui dis que je suis revenue chez moi, qu’en bas c’est trop dur, même si je suis une privilégiée, je ne veux plus quitter ce lieu merveilleux. Je sens qu’il me raccompagne d’une main douce et ferme, il me dit que la séparation, comme la mort, est une illusion. Puis il disparaît. Je commence alors à avoir froid, comme si mon corps se redensifiait, j’éprouve un grand inconfort. Je me réveille dans un lit d’hôpital.
J’apprends, au fil des heures et des jours, que je suis restée dans le coma pendant trois jours, que j’ai fait un arrêt cardiaque dans l’ambulance, qu’on m’a ramenée in extremis. Mon mari est plâtré de la tête au pied. Clara passe d’une chambre à l’autre en pleurant. Son visage me bouleverse.
Comme me bouleversent d’ailleurs tous les visages autour de moi : médecins, infirmières, aides-soignantes… Je ne parle à personne de ce que j’ai vécu, je n’y arrive pas. Je crois que j’ai peur qu’on abîme ma vision, qu’on salisse ce voyage avec de l’ironie, des doutes, du scepticisme.
Je sais que ce n’était pas un rêve, une fabrication de mon esprit.
Témoignage publié initialement dans le magazine Marie Claire, mars 2014
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