ENQUETE FRANCEINFO. Réouverture des discothèques : comment les boîtes de nuit ont-elles résisté à la crise du Covid-19 ?

Et on remet le son. Réduites au silence depuis mars 2020 en raison de la pandémie de Covid-19, les boîtes de nuit françaises peuvent rouvrir, vendredi 9 juillet, en queue de comète du plan de déconfinement entamé début mai. L’accès aux clubs et aux discothèques est conditionné à la présentation d’un pass sanitaire et la jauge en intérieur est fixée à 75% de la capacité d’accueil. En contrepartie de ce protocole, jugé trop contraignant par une partie de la profession, le port du masque ne sera pas obligatoire pour les clients.

Après 16 mois de coma artificiel, l’heure n’est pas partout à la fête. Le monde de la nuit compte ses disparus. Depuis le début de la crise, 55 discothèques ont été placées en liquidation judiciaire, soit environ 4% des 1 541 établissements de cette catégorie identifiés en France, selon des chiffres obtenus par franceinfo auprès de la Spré, qui collecte la redevance musicale du secteur. Par ailleurs, au 12 juin, 11 discothèques se trouvaient en procédure de sauvegarde ou en redressement judiciaire.

« Les ‘morts au combat’ sont ceux qui avaient le plus de difficultés antérieures, parfois liées à une baisse de la fréquentation depuis les attentats de 2015, ou qui avaient le plus de charges fixes à régler », estime Aurélien Dubois, le président de la Chambre syndicale des lieux musicaux festifs et nocturnes. A la tête du club parisien Dehors Brut, il a lui-même vu sa société liquidée, à la fin mai 2020, avant l’activation des dispositifs de soutien de l’Etat.

Des aides tardives mais « salvatrices »

« Le plus dur a été le temps de mise en place des aides », retrace Patrick Malvaës, le président du Syndicat national des discothèques et lieux de loisirs. Après avoir dû, les premiers mois, se contenter des mesures de chômage partiel pour le personnel et du fonds de solidarité de 1 500 euros, les boîtes de nuit ont obtenu une aide mensuelle pouvant aller jusqu’à 15 000 euros. Cependant, « beaucoup de discothèques ont dû attendre la fin octobre pour voir ces versements arriver sur leur compte », regrette Thierry Fontaine, gérant du Loft Club, à Lyon, et président de la branche Nuit au sein de l’Union des métiers et des industries de l’hôtellerie (Umih), qui assure représenter près de 1 300 discothèques.

« Pour nous, le ‘quoi qu’il en coûte’ n’est arrivé qu’en novembre 2020. »

à franceinfo

En décembre, le dispositif a été revu pour permettre une meilleure indemnisation des gros établissements, avec, au choix, 20% du chiffre d’affaires antérieur ou 10 000 euros par mois. Une nouvelle mesure est venue renforcer le soutien public en mars 2021 : les discothèques ont été déclarées éligibles au dispositif « coûts fixes », qui leur permet désormais de régler jusqu’à 90% de leurs charges fixes (loyers, crédits, factures d’énergie, etc.).

« Une fois arrivées, ces aides ont été salvatrices et ont permis d’éviter des faillites en pagaille », souligne Henri-Pierre Danloux, propriétaire du Bayokos, à Alençon (Orne). « Les trésoreries ont fondu mais, au moins, on est encore là. » Dans la Manche, le propriétaire du Milton, Matthieu Lebrun, dit avoir perdu environ 100 000 euros du fait de la fermeture, mais salue le « bol d’air » offert par ces dispositifs.

Des patrons contraints de se reconvertir

Dans certains cas, l’attente a été particulièrement longue. A Vierzon (Cher), Stéphane Danetto assure n’avoir commencé à toucher les aides forfaitaires qu’en janvier, après avoir peiné à être reconnu officiellement comme nouveau propriétaire du Temple. A Millau (Aveyron), Georges Carvalho a dû attendre février pour voir la couleur des aides de l’Etat pour son établissement, L’Exes, qui n’avait ouvert qu’à l’automne 2019. Il a pu tenir pendant près d’un an grâce au report de ses loyers et, dans une moindre mesure, au développement d’une activité de bar et de restauration à emporter.

Dans toute la France, des exploitants de discothèques ont dû changer de métier, faute de revenu personnel. Certains sont partis travailler dans le BTP ou sur une exploitation agricole, d’autres, comme Stéphane Danetto à Vierzon, ont saisi la moindre opportunité pour « couper du bois, bosser sur les toits ou faire la plonge, pour nourrir [s]es deux enfants ». Dès le mois d’août, et jusqu’au 2 juillet, Christelle Pain, gérante du LS Club, à Sérent (Morbihan), a livré des colis pour la société UPS.

« Reprendre une activité est vite devenu nécessaire, aussi bien financièrement que psychologiquement. Sans cela, je n’aurais pas tenu. »

à franceinfo

Redevenu vendeur de voitures le temps d’un remplacement de trois mois à Saint-Lô (Manche), Matthieu Lebrun a surtout ressenti le besoin de se sentir utile. « Etre traités de ‘non essentiels’ a été destructeur psychologiquement, comme si on était des ‘sert à rien' », ressasse-t-il.

« L’hécatombe n’a pas eu lieu »

Alors que les boules à facette s’apprêtent à scintiller de nouveau, les acteurs du monde de la nuit estiment avoir limité la casse. « L’hécatombe n’a pas eu lieu », observe Renaud Barillet, directeur général associé de La Bellevilloise, à Paris, et fédérateur du comité de filière « Nuit, lieux musicaux festifs et de vie » auprès du gouvernement. « Certains annonçaient une catastrophe, avec la mort de la moitié des établissements, on est finalement autour de 10% de lieux en vraie difficulté », note-t-il.

Contraint de « sacrifier » le VIP Room à Paris pour sauver son club du même nom à Saint-Tropez (Var), Jean-Roch Pedri souligne que les discothèques françaises n’ont pas été « les plus mal loties » durant la crise.

« En Italie ou en Espagne, les aides ont été moins conséquentes et plus tardives. Plein de copains n’ont pas pu sauver leur boîte. »

à franceinfo

Si certains établissements continuent de perdre un peu d’argent chaque mois, d’autres réussissent à être gagnants grâce aux aides et à amasser un peu de trésorerie. « Tant mieux si certains peuvent s’offrir un peu de vacances cet été, les familles ont été secouées et beaucoup de couples battent de l’aile », confie Thierry Fontaine, de l’Umih Nuit.

Et « quand le robinet sera coupé » ?

Rouvrir ou ne pas rouvrir, telle est désormais la question. Selon les syndicats, « près de 80% » des boîtes de nuit ont choisi de garder portes closes cet été, en raison notamment d’un protocole sanitaire jugé dissuasif pour les clients. L’activité dans les centres urbains s’annonce faible, les exploitants craignant de n’avoir pas assez de clientèle du fait des vacances et du peu de touristes étrangers, surtout à Paris, d’après Aurélien Dubois.

« Les discothèques qui ont le plus intérêt à rouvrir sont celles qui jouent leur chiffre d’affaires sur l’été, notamment sur le littoral. »

à franceinfo

Les syndicats ont obtenu le maintien du soutien public pour les établissements qui resteront en sommeil. Pour les autres, « les aides seront versées en intégralité si on fait moins de 20% de notre chiffre d’affaires habituel », assure Thierry Fontaine, de l’Umih Nuit. « Il n’y a rien à perdre à faire un week-end test, pour voir s’il y a du monde et si c’est rentable, tout en continuant à toucher le fonds de solidarité », avance-t-il.

>> Pourquoi la plupart des discothèques ont renoncé à une ouverture le 9 juillet

Le président de la République, Emmanuel Macron, a donné rendez-vous au monde de la nuit mi-septembre, pour de nouvelles évolutions. Le devenir des aides publiques sera au cœur des discussions. « Le gros des dégâts pourrait intervenir quand le robinet sera coupé », redoute Rémi Calmon, directeur du Sneg&co, syndicat des lieux festifs et de la diversité.

« Pour les établissements qui ont obtenu des reports de loyers, le rattrapage pourrait faire très mal. »

à franceinfo

Les syndicats surveillent le dossier du remboursement des prêts garantis par l’Etat, qui va « peut-être nous mettre un deuxième coup au printemps », selon l’Umih. Les discothèques s’inquiètent aussi d’avoir perdu de la valeur durant cette crise. « J’ai des collègues qui pensaient partir à la retraite prochainement grâce à la vente de leur établissement, mais nos fonds de commerce valent zéro désormais, tout est à refaire », estime Jessica Chapelain, à la tête du Vogue, à Lorient (Morbihan).

Le spectre d’une nouvelle fermeture

Ceux qui ont fait le choix de rouvrir vendredi y voient l’occasion de monter en puissance jusqu’à la rentrée, où chacun espère assister à la levée des restrictions sanitaires. « Après cette longue pause, il faut se remettre dans le bain, confie Jessica Chapelain. C’est tout bête, mais on n’a plus l’habitude de se coucher à 8 heures du matin. » Le matériel, aussi, a besoin d’une période de réveil. Au Loft Club, à Lyon, Thierry Fontaine a découvert qu’il devait remplacer les membranes de plusieurs de ses enceintes. « Le stock de mon fournisseur ne suffit pas, je suis obligé de passer commande », décrit-il.

A quelques heures du retour des clients sur les pistes, l’excitation se mêle à la peur du vide. « On est super heureux de reprendre, s’impatiente Christelle Pain, du LS Club. Mais il y a un énorme point d’interrogation sur la fréquentation, surtout que l’été est la saison creuse, ici, dans l’intérieur du Morbihan. Au pire, je serai toute seule à la porte, mais elle sera ouverte. Je ne me sentirai plus punie. »

Surtout, le péril du variant Delta fait craindre à certains une nouvelle fermeture. « Je vis déjà avec cette angoisse, souffle Christelle Pain. Je commande des stocks de boissons sans savoir si j’aurai le temps de les écouler. Je vais vraiment vivre chaque soirée de réouverture en me disant que ce sera peut-être la dernière. On a perdu une part d’insouciance dans cette histoire. »

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