En couple, mais pas amoureuse : dois-je forcément le quitter ?

“On ne tombe pas amoureux, on le devient.”

Signé du sociologue français Michel Bozon, ce postulat d’inspiration Beauvoirienne issu de son ouvrage Pratique de l’amour, le plaisir et l’inquiétude (Ed. Payot) a le mérite de faire imploser le cliché numéro 1 qui a façonné toute notre vie sentimentale : les comportements amoureux ne sont pas le fruit de sentiments, aussi enivrants soient-ils.

“Il y a certes une attirance éprouvée au départ, mais l’amour ne naît pas instantanément », commente l’auteur dans une interview au journal Le Temps. “Les histoires d’amour se construisent en réalité à partir d’échanges. C’est un processus progressif où chacun interprète les actes de l’autre », explique-t-il.

Rendez-vous galants, conversations passionnées, fous rires euphorisants, petites attentions attendrissantes ou nuit de sexe torride : l’état amoureux naîtrait de ses différents moments de grâce entre deux êtres qui, dans d’autres circonstances, auraient pu tout à fait se détester. Ou tout simplement s’ignorer.

Puis, il y a ceux qui, malgré, ces instants de bonheur et de complicité partagés, une attirance physique et intellectuelle réciproque, ne tombent tout simplement pas amoureux. Mais restent ensemble.

Doit-on aimer pour être en couple ?

C’est le cas de Charlotte*, 35 ans, en couple depuis un an avec celui qu’elle surnommera “l’homme”. « C’est vraiment un mec très chouette », reconnaît-elle. Rencontrés via une appli de rencontres, les deux parisiens d’adoption entament leur relation à la sortie du confinement, enchaînant les premiers rendez-vous de façon relativement classique.

« On a commencé par prendre des verres, puis s’inviter à dîner, aller au ciné, à dormir chez l’un chez l’autre, partir en weekend. Tout s’est mis en place de manière assez naturelle », se souvient-elle, décrivant un “boyfriend” qui selon elle « coche toutes les cases ». « Il est séduisant, intéressant, engagé, attentionné, pas macho du tout”.

Seul hic ? « Je ne suis pas amoureuse », lâche-t-elle. “Il est incroyable, j’ai beaucoup d’affection pour lui, mais je ne ressens pas d’étincelle particulière. Je ne suis pas ‘raide dingue’ de lui comme j’ai l’impression qu’on devrait l’être, du moins en début d’une relation.”

Et contrairement aux idées reçues, elle n’est pas la seule femme à sortir du cliché de l’amoureuse passionnée. 

Je ne suis pas ‘raide dingue’ de lui comme j’ai l’impression qu’on devrait l’être.

Ségolène*, 34 ans, nous confie sortir d’une relation de sept ans durant laquelle elle n’est pas tout à fait sûre d’avoir été amoureuse de celui avec qui elle a été en couple. “En fait, on s’est mis en couple assez vite sans que je me pose la question de savoir si j’en avais vraiment envie. Ça se passait bien, c’était chouette.. Je me laissais un peu porter », se souvient-elle.

“Et puis un jour, alors qu’il m’a dit ‘je t’aime’, je lui ai répondu ‘moi aussi’, un peu mécaniquement, comme quand on dit qu’on sort chercher du pain« , poursuit-elle. C’est finalement avec la crise du Covid et l’impossibilité de se voir en raison des confinements divers, que Ségolène se met à douter de ses sentiments.

“Non seulement, je me suis rendu compte qu’il ne me manquait pas, mais que je n’étais pas amoureuse de lui”. Deux prises de consciences qui, malgré leur singularité, posent toutes deux la même question existentielle : peut-on être en couple sans se sentir fou amoureux ? Ou, autrement dit, l’état amoureux est-il un pré-requis à une relation établie ?

Spoiler : la réponse est non.

Amour vs. passion amoureuse 

Et pour cause, que l’on ait été biberonnée aux grandes œuvres de la littérature classique ou aux comédies romantiques, notre imaginaire collectif autour du couple et de ses débuts tend à faire l’imbroglio entre l’amour et la passion, le second s’imposant presque comme un préliminaire indispensable à une union romantique durable et authentique.

« La passion, c’est quelque chose qui fait rêver, qui nous tombe dessus. Il y a des figures mythiques d’ailleurs : Tristan et Iseult, Roméo et Juliette. On est accro à l’autre, on ne peut pas se passer de l’autre, on est dans la possession, dans le pulsionnel… C’est comme une addiction !” explique Caroline Dublanche, psychologue de l’émission Parlons-Nous sur RTL, qui s’attache à préciser que l’amour est très différent de la passion.

Bien sûr que c’est possible d’aimer sans passion !

Selon la spécialiste, beaucoup de relations amoureuses ne démarrent pas sur un mode passionnel pour, au contraire, se construire progressivement dans le temps. “Bien sûr que c’est possible d’aimer sans passion !”, renchérit-elle, rappelant par ailleurs que la passion se révèle moins une preuve d’amour qu’un besoin de combler un manque affectif ou de réparer des blessures personnelles. 

La culpabilité de ne pas aimer comme il faut

De quoi rassurer nos deux témoins dont l’absence de sentiments tend à faire naître une certaine forme de culpabilité souvent inavouée face à ces normes socio-culturelles inconsciemment intériorisées.

« À partir du moment où je me suis rendu compte que je me mentais à moi-même, et que je ne l’aimais pas sincèrement, j’ai commencé à m’en vouloir, à me dire que j’étais une mauvaise personne, qu’il fallait que je trouve un moyen d’être amoureuse de lui, lui qui était si gentil…”, se souvient Ségolène qui n’a jamais parlé à cœur ouvert de sa situation à son ex-partenaire.

De son côté, Charlotte sent bien qu’elle ne répond pas à toutes les attentes émotionnelles de son compagnon. “Il m’a déjà dit ‘je t’aime’, mais je ne lui ai pas répondu. J’ai dit que je tenais beaucoup à lui. J’imagine bien que ça le rend triste mais j’ai l’impression qu’il n’ose pas m’en parler.”

Ou comme disait Balzac, en amour, il y en a toujours un qui souffre et l’autre qui s’ennuie.

Plus j’évitais de me résoudre à lui en parler, plus je devenais irritable. La moindre de ses initiatives, le moindre de ses textos m’agaçait. J’en devenais méchante.

Et c’est ici que le bât blesse. Car s’il est communément admis qu’une relation de couple peut être fondée sur autre chose que l’amour (le sexe, l’argent, le pouvoir…etc), ce postulat impose que les deux membres de la relation soient sur la même longueur d’ondes.

Autrement dit, dans le cas présent, que les deux individus ne soient pas amoureux de l’un et de l’autre et que cela ne pose de problème à personne. Or, dans la plupart des cas, si l’un ne se sent pas du tout amoureux, l’autre l’est complètement.

Une absence de réciprocité qui, à long terme, peut générer un déséquilibre dans la relation, mais aussi de la rancœur, du ressentiment voire de l’insécurité affective.

“Plus j’évitais de me résoudre à lui en parler, plus je devenais irritable”, se souvient Ségolène. “La moindre de ses initiatives, le moindre de ses textos m’agaçait. J’en devenais méchante.”

Après un long travail d’introspection, la jeune femme réalise qu’elle doit quitter son compagnon qui mérite, selon elle, de fréquenter une personne qui l’aimera autant qu’il aime.

Apprendre à aimer, sans s’oublier

Autre point commun chez nos monogames ? La sensation, au fond, de ne pas savoir ce qu’implique émotionnellement l’état amoureux. “C’est un sentiment que j’ai beaucoup de mal à identifier. Qu’est-ce qu’on est censé ressentir ? Du coup je me demande si je suis capable d’être amoureuse, de me mettre dans cet état de vulnérabilité émotionnelle. Je me torture beaucoup le cerveau avec ça », s’interroge Ségolène.

“En fait, je n’arrête pas de me demander si c’est normal ou non d’être comme ça, si un jour je vais enfin me réveiller et ressentir ce truc transcendant dont tout le monde parle », ajoute Charlotte qui n’a pas eu l’impression d’être amoureuse depuis l’adolescence.

Si le conditionnement socio-culturel en faveur d’une conception du couple romantique et passionnée semble être le responsable tout trouvé à ces interrogations, les experts pointent également l’incapacité de certains individus à baisser la garde, à s’autoriser de se perdre dans les méandres de la passion, condition sine qua none pour ressentir son grand chamboulement.

« La passion peut faire peur car elle peut être source de souffrance », souligne Caroline Dublanche qui rappelle la dimension potentiellement destructrice d’un tel état émotionnel.

« On peut être aliéné dans la passion, on peut se perdre dans la passion (…) Tout peut tourner autour de l’être aimé et au point de désinvestir tout ce qui fait sa vie personnelle. Là, elle a une dimension destructrice », prévient-elle.

Ou quand la peur de se perdre soi inhibe notre élan pour l’autre, et nous empêche de ressentir cette “folle passion” à laquelle on prétend aspirer.

Et si rien ne nous oblige à la ressentir et que l’on peut tout à fait aimer sans vibrer, un petit tête à tête avec un thérapeute de confiance peut également nous amener à explorer les raisons sous-jacentes de cette absence d’étincelles, si cette dernière tend (vraiment) à nous contrarier.

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