Denis Mukwege : "Face au courage des femmes, je me sens tout petit"

Denis Mukwege, Prix Nobel de la paix, répare les victimes de sévices sexuels et porte leur voix dans le monde. Le médecin congolais publie un livre où il rend hommage aux femmes.

Denis Mukwege a quelque chose d’unique, immédiatement tangible. C’est un médecin de très grande taille qui s’avance, et sa voix, douce et apaisante, détonne rapidement avec les horreurs qu’il décrit. Depuis vingt ans, ce gynécologue obstétricien, Prix Nobel de la paix en 2018, dénonce le viol comme arme de guerre dans son pays, la République démocratique du Congo. Chaque jour, il répare les corps de femmes mutilés par les soldats. Il aurait pu choisir une vie agréable en Europe, où il a quelquefois trouvé refuge. Il a préféré un autre destin, celui d’une lutte contre les violences sexuelles en RDC.

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Naissance d’une vocation

Denis Mukwege voit le jour un 1er mars 1955, à Bukavu, dans un pays alors dénommé Congo belge qui deviendra la République démocratique du Congo. Sa naissance tient du miracle. Les conditions d’accouchement sont déplorables, et le nourrisson faiblit rapidement. L’enfant emmailloté dans un pagne, sa mère se précipite vers l’un des deux seuls dispensaires qui acceptent de soigner les Noirs en 1955. Les sœurs refusent d’ouvrir : seuls les catholiques sont tolérés, et le père de Denis Mukwege est connu pour être le premier pasteur pentecôtiste de la région. Grâce à une missionnaire suédoise, l’enfant est sauvé.

La ligne d’éducation de sa mère ne variera pas : «Quand nous sommes entrés dans ce dispensaire, Dieu a placé un message dans ton cœur. Tu devras aider les autres comme les autres t’ont aidé.» Ce troisième d’une famille de neuf enfants grandit dans une grande pauvreté. Un soir, quand Denis a 8 ans, le père, appelé au chevet d’un bébé malade, prie sous les yeux de son fils qui demande, interloqué : «Papa, pourquoi tu ne lui donnes pas de médicament comme tu le fais avec moi ?» Denis Mukwege se souvient de la réponse : «Moi je prie, donner des médicaments est le travail des mugangas (médecins).» L’enfant se promet alors : «Je deviendrai muganga, je soignerai.»

Crimes de guerre

En 1983, il obtient son diplôme à la faculté de médecine du Burundi, puis commence sa carrière à l’hôpital de Lemera, sur les hauts plateaux du Sud-Kivu. Il découvre alors la souffrance des femmes, qui, faute de soins, décèdent en accouchant, il se spécialise en gynécologie obstétrique et décroche une bourse, à 29 ans, en France, à Angers. «Ce qui m’a frappé, c’était l’abondance, le nombre de professeurs, de chefs de clinique», se remémore-t-il. On lui propose un poste et une vie confortable. Rien ne le détourne de son objectif : sauver les femmes de son pays. «J’ai décidé de rentrer, parce que la satisfaction morale de donner de la joie à une personne, de l’aider, n’a pas de prix», résume-t-il aujourd’hui.

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À Lemera, en 1996, la guerre le rattrape, l’hôpital qu’il dirige est attaqué, plusieurs membres du personnel sont tués. Le médecin congolais fuit au Kenya quelque temps, revient en 1999 pour créer l’hôpital de Panzi, à Bukavu. «La première personne que j’ai soignée alors était une victime de viols d’une extrême violence. Au fil des jours, des femmes avec les mêmes blessures sont arrivées en masse : l’armée utilisait le viol comme une arme de guerre. Je n’aurais jamais imaginé passer les vingt années suivantes à soigner ces violences.»

À Panzi, devenu le plus grand centre dans le monde à prendre en charge gratuitement les femmes victimes de viols, plus de 40 000 patientes ont été suivies. «Lors des premières années, je prenais plus de temps pour réaliser les opérations, je visais la perfection.» À l’écoute des survivantes, il décide d’engager une approche holistique : la prise en charge est d’ordre physique, psychologique, socio-économique et légale. Il devient mondialement connu comme l’«homme qui répare les femmes».

Combat d’une vie

Grâce à ce travail, le Dr Mukwege remporte le prix Nobel de la paix en 2018, conjointement avec la Yézidie Nadia Murad. Le chirurgien apprend la nouvelle au bloc, par une anesthésiste, en pleine opération. Trois ans après, que reste-t-il de ce prix, pour un homme habitué des tribunes internationales ? «Quand j’ai reçu ce prix, je me suis dit qu’il était la preuve que le monde semblait enfin s’intéresser aux femmes du Congo. Aujourd’hui, ce qui se passe en RDC est tout simplement inacceptable. Le prix Nobel nous a donné une voix, nous avons eu quelques victoires d’étape. Mais on peut encore faire beaucoup», concède Denis Mukwege. Car l’homme n’a jamais perdu sa colère, et regrette l’engagement insuffisant des organisations internationales, fustige l’impunité des bourreaux. «Une émotion qui n’est pas suivie d’action ne sert à rien. Les lois existent, mais elles ne sont pas appliquées. C’est quelque chose qu’il faut repenser», pointe-t-il.

Le Dr Mukwege bataille pour donner plus de pouvoirs aux femmes. «Il y a plus de chances qu’elles conduisent les réformes indispensables pour faire de ce monde un endroit plus sûr et plus juste. Elles prennent davantage en compte le collectif dans leur décision», dit cet homme qui plaide pour une meilleure éducation des garçons, une information précoce sur le harcèlement et le viol. Pour autant, Denis Mukwege ne revendique pas l’étiquette de féministe : «C’est quelque chose qui ne se déclare pas, mais se vit tous les jours.» Il poursuit : «On pense que les femmes sont des êtres vulnérables, qu’il faut aider, soutenir ; or, en travaillant avec elles, je suis toujours impressionné par leur capacité et leur résilience, dans des situations où les hommes n’arriveraient pas à se relever. Elles parviennent toujours à trouver leur voie, et elles le font non pas pour se venger mais pour que d’autres ne subissent pas ce qu’elles ont vécu.»

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Force et vulnérabilité

À bientôt 67 ans, après vingt-cinq ans de lutte contre les violences sexuelles, qu’est-ce qui pousse encore Denis Mukwege à agir chaque jour ? Sa foi ? L’homme «croit en Dieu et prie tous les jours», mais ajoute qu’ «il n’est pas religieux et ne croit pas aux règles qu’on édicte». Son énergie, il la puise dans celles des autres. En 2012, alors qu’il vient de réchapper à une tentative d’assassinat, il part à Boston. «À ce moment-là, j’ai abdiqué. Mais les Congolaises ont tout fait pour que je revienne. Elles ont occupé ma fondation, ont écrit aux Nations unies, elles ont vendu des fruits et des légumes pour me payer mon billet de retour. Quand j’ai su cela, j’ai décidé de revenir, encore une fois.»

En toute humilité, comme si sa vie passait après toutes celles qu’il soigne, il s’arrête un moment sur le cas de l’une de ses patientes, Bernadette, dont le vagin a été détruit par les tirs de plusieurs balles. «Elle a décidé de devenir anesthésiste. Quand je vois son courage et celui des autres survivantes, je me sens tout petit. Elles ont une force qui nous amène à notre propre vulnérabilité. Et je me dis que je dois continuer le combat, car je suis du bon côté…»

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