Entretien.- Auteur d’un ouvrage de référence sur le changement (1), le directeur du département d’économie de l’École normale supérieure nous aide à mieux comprendre la période que nous traversons et à penser d’autres modèles possibles. À décliner à l’échelle de la société… et de l’individu.
Madame Figaro. – Beaucoup d’observateurs le disent : nous serions entrés dans l’époque du changement permanent. Partagez-vous cette analyse ?
Daniel Cohen. – Absolument. C’est d’ailleurs pourquoi, chez les économistes, Schumpeter est à la mode. Il a montré que l’essence même du capitalisme est un processus de destruction perpétuelle, qui vise à remplacer ce qui existe par des choses nouvelles – c’est le ressort de la consommation. Gilles Deleuze parle de «déstabilisation permanente» : dans un système capitaliste, rien ne peut rester stable. À partir de ce constat, il faut être plus précis. Et revenir à cette première césure, qui a eu lieu entre le milieu des années 1970 et le début des années 1980. C’est là que se situe la coupure d’avec la société industrielle, telle qu’elle s’était imposée à partir du XVIIIe siècle. Elle avait transformé le monde, mais en respectant un certain ordre, issu du monde d’avant, rural ou agricole. Elle restait un monde de hiérarchie, vertical, mais paradoxalement inclusif. D’une certaine façon, le sort de l’ouvrier et celui du patron étaient liés, si je puis dire. Cette période, qui court jusqu’au début du XXIe siècle, est sans doute le dernier spasme du monde d’ordre et d’obéissance d’avant la révolution industrielle.
Qu’est-ce qui a déréglé ce système ?
Tocqueville l’avait prédit : «Quand toutes les prérogatives de naissance et de fortune sont détruites, que toutes les professions sont ouvertes à tous […], une carrière immense et aisée semble s’ouvrir devant l’ambition des hommes […]. Mais en détruisant les privilèges de quelques-uns […] ; ils rencontrent la concurrence de tous.» Nous sommes passés à une société plus horizontale, mais aussi plus compétitive. Cela vaut pour les joueurs de tennis comme pour les chercheurs : les classements auxquels ils sont soumis déclenchent les carrières, les rémunérations. Comme dans la série Black Mirror, on fait tout pour avoir des étoiles, comme les chauffeurs Uber ou les hôtes Airbnb. À tous ces égards, je pense que nous sommes actuellement dans un moment darwinien inégalé dans l’histoire.
Le numérique a-t-il amplifié cette compétition ?
Dans la société industrielle, tout était volontairement «routinisé». Aujourd’hui, avec l’avènement du capitalisme numérique au début des années 2000, on cherche encore plus le moyen de réduire les coûts. Toute routine a vocation à être remplacée par un algorithme. À l’humain épuisé, pressé comme un citron, on va substituer un algorithme pour les tâches répétitives. D’où cette injonction permanente à être dans la créativité – pour ne pas être «algorithmisé».
Mais tout le monde en est-il capable ?
C’est toute la question ! Qui seront les plus menacés ? Pas le bas de la pyramide sociale, dont les métiers sont en précarisation croissante – c’est un autre sujet, mais dont on aura besoin pour que la société numérique fonctionne. Les Amazon, les Deliveroo, auront besoin de main-d’œuvre. Le haut de la pyramide ne sera pas le plus impacté non plus, parce que c’est là que se situe l’inventivité. Les plus menacées seront les professions intermédiaires. Les classes moyennes inférieures, en voie de prolétarisation, quand il y a cinquante ans elles étaient en voie d’embourgeoisement. C’est pour cela qu’elles sont très malheureuses et en colère : elles n’ont plus d’avenir.
Comment faire pour que les changements actuels ne laissent pas trop de monde sur le bord de la route ?
Le problème est que l’histoire du progrès est portée aujourd’hui par la Silicon Valley, dont le but est quand même beaucoup de détruire. Au lieu de trouver l’application qui soigne sans médecin, on aurait besoin de celle qui permette aux médecins de mieux se coordonner. Ce que je défends, c’est un humanisme qui mette la technologie à son service et non pas le contraire. Une technologie dont la finalité soit d’aider les humains à s’occuper des humains. De créer des circuits courts.
Comment changer à l’échelle individuelle ?
Face à la norme du toujours plus vite, du toujours stressant, que souvent on accepte, on pourrait créer une contreculture, où l’on s’interroge sur l’urgence réelle des situations. Et qui dise : on ne va pas faire vite, on va faire bien. Il est très important d’imposer dans les entreprises d’autres normes de performance que la course au juste à temps. La qualité des relations sociales, par exemple. On pourrait les noter avec des indicateurs subjectifs – il ne serait pas agréable, pour une grande entreprise, d’afficher une note d’une étoile.
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Il faudra expliquer cela aux actionnaires…
Les actionnaires prennent des risques financiers. Mais une entreprise, ce sont aussi des gens qui prennent des risques humains. Je ne parle pas de diminuer le rôle des actionnaires, mais au contraire de le renforcer. On le sait : quand les relations sociales sont meilleures, la productivité des entreprises est meilleure. Rien ne justifie l’usure psychique qu’exige aujourd’hui le monde du travail.
(1) Il faut dire que les temps ont changé, chronique (fiévreuse) d’une mutation qui inquiète, de Daniel Cohen, Éditions Albin Michel, 224 p., 19 €. Disponible sur leslibraires.fr
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