Fin 2019, Le Consentement, le livre de Vanessa Springora, relançait le débat sur cette notion complexe. Pour le poursuivre, la philosophe et le secrétaire d’État chargé de l’enfance et des familles nous offrent un dialogue autour de la liberté, de l’égalité et de la vulnérabilité. Un débat mené par Robert Maggiori (1).
Robert Maggiori. – La notion de consentement, promue par les études féministes, peut-elle être utilisée lorsqu’il s’agit d’enfants ?
Geneviève Fraisse. – J’ai écrit un livre sur la notion de consentement il y a une quinzaine d’années (Du consentement, Éd. Seuil). Il faut rappeler que le protocole de Palerme de 2000 – protocole additionnel à la convention des Nations unies contre la criminalité – disait que le consentement, pour les femmes comme pour les enfants, est irrelevant, c’est-à-dire non pertinent. Aujourd’hui, j’utilise plutôt «accord», qui confronte aussi à la question de la liberté : comment «croiser» les libertés, les «accorder» ? Mais c’est d’égalité qu’on devrait parler. Or, il n’y a pas égalité entre un adulte et un enfant. Dès lors, il me semble, que le problème est davantage politique que moral. À l’inégalité entre un adolescent et un adulte, s’ajoute l’inégalité des sexes. Qu’on se souvienne de l’affaire Gabrielle Russier, en 1969 : elle, professeure, couche avec l’un de ses élèves, lequel dira que ce fut un grand moment de sa vie, alors que Gabrielle fait de la prison et finit par se suicider. Voilà une absence de symétrie entre les deux sexes qui n’est pas négligeable.
Par vos fonctions, vous vous intéressez davantage à la protection de l’enfant. Il est bien sûr légitime, politiquement, de parler de protection. Mais la protection de l’enfant et celle des femmes vont toujours ensemble. Dans les grands débats du féminisme de la fin du XXe siècle, il a été question des droits égaux et des droits de protection. Est-ce qu’on doit garder le droit de protection ? Quand j’ai dû, jadis, parler du travail de nuit des femmes, j’ai insisté sur le fait qu’il fallait passer à autre chose, aller du droit de protection au droit d’égalité. La question de la protection n’est pas, disons, une question d’avenir du féminisme… Le problème qui est posé dans le débat d’aujourd’hui doit rester politique, et c’est pour ça que je parle d’égalité et pas de liberté, qui n’est pas un opérateur parce qu’elle est aussi morale que politique. Tandis qu’avec l’égalité, il y a au moins une certaine clarté. Consentir, c’est à la fois accepter et désirer : or, quand on est dans deux dimensions, se crée nécessairement – j’ai horreur de ce terme – une «zone grise», laquelle renvoie à ce qu’on entend dans les tribunaux : «Vous ne le vouliez pas, mais vous le vouliez…» Ainsi, une fille ne gagnera pas son procès parce qu’elle avait un jean serré, donc elle a enlevé son jean, et si elle a enlevé son jean, c’est qu’elle était consentante. Mais enfin, quand c’est la bourse ou la vie, il y en a beaucoup qui pour survivre «consentiraient» !
Adrien Taquet. – Je trouve en effet que la notion d’«accord» convoque davantage l’idée d’équivalence que celle de consentement, car celui-ci peut se réduire à une simple acceptation. Au fond, le problème est de savoir si on est sujet ou objet. Dans Le Consentement (Éd. Grasset), Vanessa Springora le dit clairement : «Je me suis rendu compte que j’ai toujours été un objet de désir, je n’ai jamais été un sujet dans cette histoire.» Je suis plus à l’aise avec la notion d’accord, car elle engage deux sujets.
G. F. – Il était normal de passer par le mot «consentement», parce qu’il a un historique : le consentement mutuel.
A. T. – Si on repart de l’étymologie, il y a, dans le consentement, l’idée de «ressentir pareil», «ressentir en même temps» ou «ressentir avec» – ce qui laisserait percevoir une équivalence. Mais ce n’est pas une vraie équivalence. Dans le «ressentir», il y a une notion de perception, et on sait que la perception, dans le cas d’un mineur face à un adulte, peut être faussée, viciée. La question qui se cache derrière est celle du discernement. Lorsqu’il s’agit d’enfants, le discernement pèse plus que le consentement, car la perception qu’il a du rapport à l’autre est différente. «Ressentir pareil» est en fait une illusion. L’égalité est une illusion dans ce genre de rapports entre l’enfant et l’adulte.
G. F. – Vous pourriez dire dans tous les rapports humains. Entre deux égaux, deux hommes, deux femmes, entre un homme et une femme. On est de toute façon dans l’illusion.
A. T. – Peut-être, mais plus encore, selon moi, si l’on introduit la notion de vulnérabilité. J’ai pas mal travaillé sur l’autisme, notamment avec des adultes autistes, qui m’ont dit : «La notion de consentement pour nous et pour toi n’a pas du tout le même sens. Le rapport à l’autre, le rapport au corps, la façon même dont on perçoit une proposition que l’on nous fait ne sont pas du tout les mêmes.» On voit bien là que l’âge n’est pas le seul facteur de vulnérabilité, que la question du discernement est centrale, et qu’il faut élargir notre façon d’envisager ce sujet «consentement».
G. F. – Mais les femmes adultes pourraient dire aujourd’hui la même chose que les enfants. J’ai dû lire énormément de récits montrant que les femmes «ne se rendent pas compte de ce qu’il leur arrive» quand elles commencent à subir les mots, les gestes, les actes qui deviendront des violences. Que signifie dans ce cas «consentir» ? Ce qui importe, c’est l’idée qu’on est sujet tout le temps, c’est la conscience du sujet, la conscience de la situation, des rapports de forces, la conscience des intentions, la capacité de voir sous le geste d’un entraîneur sportif – puisqu’on parle beaucoup aujourd’hui de violences sexuelles dans le sport – la mauvaise intention…
A. T. – Je vous rejoins : être conscient, c’est-à-dire discerner ce qui est à l’œuvre. Ainsi, le prétendu désir de l’enfant est-il vraiment celui de l’enfant, exprimé par un sujet, en toute conscience ? De toute évidence non, l’enfant a sa propre dynamique, qui n’est pas celle de l’adulte, sur lequel repose dès lors la responsabilité de faire intervenir sa propre raison dans la relation à ce désir. C’est Pascal qui disait : «Le consentement, c’est aussi un accord de vous à vous-même.» Une personne de 13 ans est un être vulnérable en soi, dont la construction de la sexualité n’est pas achevée et ne doit pas être non pas accélérée, mais brutalisée – parce que c’est une forme de violence – par un adulte. Raison pour laquelle le code pénal prévoit de la prison pour un majeur qui a des relations sexuelles avec un mineur de moins de 15 ans. Je ne peux que me réjouir de voir que la question des violences sexuelles sur nos enfants commence à entrer dans l’espace public, mais on sent bien les résistances, la difficulté que nous avons, en tant que société, à nous confronter à ce sujet. Quand Adèle Haenel parle des agressions dont elle a été victime, on a parlé d’un #MeToo dans le cinéma français, mais peu nombreux ont été les commentateurs à souligner qu’elle avait 12 ou 13 ans, et que c’était une enfant avant d’être une femme. Alors oui, probablement, il s’agit dans les deux cas d’une vulnérabilité, mais ce n’est pas la même forme, les mécanismes à l’œuvre, les traumatismes, les contours de la prise en charge ne sont pas les mêmes. La vulnérabilité est intrinsèque à l’enfance.
Robert Maggiori
Philosophe, critique à Libération, traducteur d’essais italiens de psychanalyse et de psychiatrie, il a codirigé les collections «Itinéraires» (Flammarion) et «Philosophie présente» (Bordas). Il a été membre du comité de rédaction de la revue Critique. Pour Arte, il a réalisé les portraits de Carlo Ginzburg et d’Ernst Gombrich. Disciple de Jankélévitch, il s’intéresse à la philosophie morale et politique. Il a publié Archipel des passions, coécrit avec Charlotte Casiraghi (Seuil).
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