Cinéma français : où (en) sont les femmes ?

« Où sont les réalisatrices ? » Pendant longtemps, personne n’a posé la question en France, où les historiens du cinéma ont encensé les frères Lumière, oubliant la vraie pionnière, Alice Guy, autrice de plus de cinq cents films muets et parlants.

Le 24 février 2023, lors de la 48e édition des Césars, Virginie Efira, sacrée meilleure actrice, l’a pourtant posée. Elles seront plusieurs à profiter de cette tribune pour évoquer Rebecca Zlotowski, Alice Winocour, Blandine Lenoir… réalisatrices de films remarqués en 2022, toutes oubliées de la sélection de la meilleure réalisation. La cinéaste Alice Diop, César du meilleur premier film pour Saint Omer, nous aura prévenues  : « On ne sera ni de passage ni un effet de mode  ! On est appelées à se renouveler année après année, à s’agrandir… Merci les filles. »

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Une longue et lente évolution vers la parité

Une prise de parole réjouissante pour Julie Gayet, actrice et productrice  : « C’était une belle leçon, elles ont toutes parlé les unes des autres. C’était très joyeux de voir cette génération qui a intégré la sororité. On est dans un moment de transition. Ça grince, mais la prise de conscience et l’envie de faire bouger les choses sont là. » Il aura fallu que les militantes de La Barbe publient en 2012 une tribune dans Le Monde, dénonçant le fait que « pas une seule cinéaste ne figure dans la sélection officielle cette année », avant de monter les marches du festival, suivies en 2018 par 82 stars et femmes du cinéma, dont la présidente du jury Cate Blanchett, pour appeler, toutes ensemble, à la parité et à l’égalité salariale.

Et pourtant, en 2023, c’est encore un homme, le réalisateur suédois Ruben Östlund, qui préside le 76e Festival de Cannes du 16 au 27 mai. Lors du bouclage du numéro, la sélection n’avait pas encore été  révélée et aucun responsable du Festival n’avait répondu à nos sollicitations, mais ce qui fait déjà bondir Fabienne Silvestre, cofondatrice et directrice du Lab Femmes de cinéma, c’est la projection en ouverture de Jeanne du Barry, le film de Maiwenn avec Johnny Depp   : « Un film d’ouverture représente une immense visibilité qui augmente le sentiment d’impunité dont bénéficient les hommes accusés de violence. Quand bien même le film serait très bien, j’espère ne pas voir Johnny Depp sur le tapis rouge, mais je n’y crois pas [depuis la réalisatrice a confirmé qu’il serait présent, ndlr]. Il nous faudra compter le nombre de femmes en sélection, dans les jurys et les mises à l’honneur, et dans le palmarès. Ce n’est pas un hasard si #MeToo Cinéma a émergé, car c’est un milieu incroyablement patriarcal où règnent des rapports de pouvoir, donc de domination. »

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Une progression fragile et menacée

Les chiffres et les statistiques restent les armes les plus efficaces pour illustrer la course de haies des femmes cinéastes. « Si on veut que les femmes comptent, il faut compter les femmes, poursuit Julie Gayet. Quand j’ai lancé ma boîte de production en 2007, on ne parlait pas de la place des femmes dans le cinéma. Le Collectif 50/50 lancé en 2018 nous a permis d’objectiver la situation grâce à des études, puis de faire signer des chartes à des festivals internationaux pour amorcer une prise de conscience. »

Selon les chiffres du CNC, en 2022, 30% des films français ont été réalisés par des femmes dont le budget moyen est de 3,7 millions d’euros, soit 21% de moins par rapport à ceux des hommes. Les études du Lab Femmes de cinéma sur la place des réalisatrices en Europe révèlent qu’entre 2012 et 2021, leur proportion est passée de 19% à 23,6%.

On aurait pu faire dix films de femmes avec ce seul film de Polanski.

« C’est une progression, analyse Fabienne Silvestre, mais à ce rythme, pour atteindre la parité, il faudra attendre 2080. Cela évolue très lentement et on n’est jamais à l’abri d’un backlash. » Ou d’une grosse claque comme celle ressentie aux Césars 2020 : « Que Polanski aille récupérer son César puisque l’industrie en a décidé ainsi, mais pourquoi un an après #MeToo, lui donner un budget de 22 millions d’euros pour J’accuse alors qu’un film de femme, en moyenne, c’est deux millions, tempête Julie Gayet. L’argent reste le nerf de la guerre, on aurait pu faire dix films de femmes avec ce seul film de Polanski. »

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Des réalisatrices toujours invisibilisées

Ce n’est pas Margaux Lorier qui la contredira. Elle revient du festival du film Sundance aux États-Unis où Animalia  (avec Oumaïma Barid, Mehdi Dehbi…), le film de Sofia Alaoui qu’elle a produit, a reçu le prix du Jury  : « C’est un film à la fois d’autrice et de science-fiction. J’avais un budget de plus de 3 millions, dont 500  000 euros pour les effets spéciaux. On n’est pas obligée de faire un petit film social quand on est une femme. Pour financer un film, on postule à des appels à projets et on cherche de l’argent auprès de guichets. Les comités qui analysent nos scripts font souvent plus confiance aux hommes arguant soit ‘les femmes arrivent à faire des trucs sympas avec des petits budgets’, soit ‘elles n’arriveront pas à gérer si c’est un budget trop important’. Quand le Collectif 50/50 s’est lancé, il y a eu une impulsion énorme, avec un vrai soutien financier et de la visibilité. Aujourd’hui, on a le sentiment de vivre la fin d’une phase. On nous dit  : ‘On vous a aidées au début, mais là, ça y est, la parité, c’est gagné…' »

Selon Clémentine Charlemaine, coprésidente du Collectif 50/50  : « On avance, mais très lentement car le pouvoir est toujours du même côté. Étant donné le fonctionnement du cinéma en France, on a besoin d’un appui très fort du CNC sur ces questions. » Avec La Bible 50/50, un annuaire professionnel gratuit en ligne en faveur de la diversité et de la parité, l’autre grande avancée obtenue par le Collectif est le bonus parité.

Le principe en est simple. « Dès qu’il y a une parité constatée et objective sur le générique de fabrication du film, une bonification de 15% de nos aides est attribuée aux producteurs, explique Leslie Thomas, secrétaire générale du CNC. En 2022, 34% des films français étaient éligibles à ce bonus. C’est aussi qualitatif. Julia Ducournau, Alice Diop, Audrey Diwan, primées et reconnues à l’international, l’ont obtenu. » Certes, mais alors que les écoles de cinéma affichent une réelle parité, après la réalisation de leurs premiers films, beaucoup de réalisatrices s’évaporent faute de financement.

Dans sa jeunesse, l’actrice est utilisée pour sa désirabilité et à la barre fatidique des 50 ans, elle est éjectée de l’image.

« Chaque année, grâce à l’avance sur recettes, le CNC subventionne des premiers films, constate Clémentine Charlemaine. Les suivants aussi, mais c’est pour les quatrièmes et plus que cela se complique. En 2022, sur douze films soutenus, un seul était réalisé par une femme. Aucune parmi toutes les réalisatrices aguerries, avec déjà trois films à leur actif, n’a eu un film à proposer au cours de l’année  ? J’ai du mal à le croire. »

Faudrait-il imposer des quotas  ? La question divise mais pas le CNC qui reste « dans une logique d’incitation à la production d’œuvres portées et réalisées par des femmes, et non dans une logique de quotas », précise Leslie Thomas.

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Les femmes de 50 ans et plus victimes d’âgisme

Les femmes s’évaporent hélas aussi sur nos écrans  : alors qu’en France, une femme majeure sur deux a plus de 50 ans, seuls 7% des rôles sont attribués à des comédiennes qui ont dépassé la cinquantaine. « Nous luttons contre une double discrimination, sexiste et âgiste. C’est une omerta dans l’industrie du cinéma, dénonce Catherine Piffaretti, membre de l’AAFA – Tunnel de la comédienne de 50 ans. Dans sa jeunesse, l’actrice est utilisée pour sa désirabilité, sa ‘baisabilité’ en gros, et à la barre fatidique des 50 ans, elle est éjectée de l’image. »

Les acteurs ont le droit de vieillir, les actrices, elles, n’ont même pas celui d’avoir l’âge de leur rôle, quitte à ce que les scénaristes réécrivent l’histoire. On se souvient de la polémique à la sortie du film Eiffel de Martin Bourboulon, où l’écart d’âge entre Romain Duris, 47 ans, et Emma Mackey, 25 ans, ne correspondait pas à celui de Gustave Eiffel et d’Adrienne Bourgès. « On n’est pas dans un combat corporatiste de comédiennes en mal de rôle, poursuit Catherine Piffaretti. Le cinéma, porteur de normes, vecteur de valeurs, participe à construire notre inconscient collectif. Or, si les femmes de plus de 50 ans ne sont pas représentées à l’image, notre inconscient collectif se construit autour d’un vide. »

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De nouvelles voix et talents

Militer pour plus de parité mais aussi plus de diversité à l’écran, refuser de se laisser enfermer dans des imaginaires restreints, est un combat politique. Olivier Saby le sait pour avoir créé Impact Film, un outil de financement, et We Build Change, un programme pour faire émerger des talents de la diversité. « Quand des producteurs, des distributeurs me disent  : ‘Tu fais de la politique, nous, on fait du cinéma’, je rétorque  : ‘Quand vous produisez une série dans un cabinet d’avocats où la seule femme est une assistante et le seul Noir est un dealer, vous faites de la politique.’ Quand Vincent Bolloré produit Bac Nord, où les banlieues sont peuplées de tarés qui essaient de tuer les flics ou rejette un projet de fiction sur des refuges pour jeunes homosexuels, c’est politique. »

La représentativité, c’est une des choses qui me fait me lever le matin.

Après avoir accompagné Animalia à Sundance mais aussi à Istanbul ou Hong Kong, Margaux Lorier constate l’émergence de nouvelles voix. « Elles ont un peu plus de mal à trouver leur place à Cannes. Thierry Frémaux l’assume, il a ses habitués. Mais on vit une période de mutation très intéressante. On trouvera des solutions si on ne veut pas tous finir par réaliser des films de plateformes. La nouvelle génération désire montrer des histoires inédites. La représentativité, c’est une des choses qui me fait me lever le matin. »

Festival de Cannes ou pas, elle n’est heureusement pas la seule à vouloir changer le monde du cinéma.

Cette enquête a été initialement publiée dans le magazine Marie Claire numéro 849, daté juin 2023.

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