C’est mon histoire : « Ma grand-mère m’a ramenée à la vie »

En arrivant dans les Deux-Sèvres pour soutenir sa grand-mère qui a fait une mauvaise chute, avant le premier confinement, Joanna n’imagine pas que les circonstances vont la conduire à changer de vie.

Je n’avais pas revu la gare de Niort depuis l’été 2018 : presque deux années marquées par une rupture sentimentale dont je m’étais relevée en m’oubliant dans le travail. Je suis traductrice, et mon métier, choisi par passion, était devenu un exutoire.      

Ce jour-là, en descendant du TGV, j’étais inquiète. Le médecin de ma grand-mère m’avait appelée : elle était tombée en pleine nuit, ne s’était rien cassé, mais elle paraissait choquée et confuse. En catastrophe, j’avais pris le train pour passer quelques jours avec elle et prendre une décision : le moment était-il venu de lui trouver une place dans une maison de retraite ? À bientôt 90 ans, ma grand-mère est une femme joyeuse, optimiste. Récemment, elle a vécu plusieurs drames mais a gardé une force de caractère intacte : la disparition de mon père, son fils unique, en 2016, puis celle de mon grand-père. Dans quel état allais-je la trouver. Les mots du médecin résonnaient dans ma tête : « Elle ne peut pas rester comme ça. » Ma grand-mère m’a élevée. J’avais 4 ans quand mon père a décroché un poste important dans une ville étrangère et, pour se débarrasser de moi, il a décidé qu’une enfance à la campagne était une aubaine. Ma mère, qui s’est séparée de lui juste avant et voulait refaire sa vie, ne s’y est pas opposée. Au début, elle me prenait avec elle le week-end, puis de moins en moins. Je suis restée chez mes grands-parents jusqu’à mes 14 ans. Mon départ fut un déchirement.         

En sortant de la gare, je pris un taxi et je regardai défiler le paysage, tout au long de ce trajet que je parcourais autrefois en bus pour rentrer du collège : la sortie de Niort, la maison d’Élodie, ma meilleure amie de l’époque, la boulangerie où mes grands-parents achetaient toujours le même gâteau lorsqu’ils recevaient leurs amis. Je demandai au chauffeur de s’arrêter à 50 mètres de la rue de mon enfance, pour finir le chemin à pied. Avant de descendre de la voiture, je notai son numéro : je voulais pouvoir l’appeler pour qu’il me reconduise à Niort, cinq jours plus tard. À ce moment-là, je serais sans doute fixée sur le sort de ma grand-mère.

Dans la cuisine de Babcia

À peine avais-je franchi la porte, toujours laissée ouverte en dépit de mes recommandations, qu’une voix familière m’accueillit : « Qui arrive ? Aska, c’est toi, ma fille ? » Aska est le diminutif polonais de Joanna. Je suis traductrice de polonais, la langue que m’ont léguée mes grands-parents, tous deux originaires du sud de la Pologne. En longeant le couloir pour rejoindre ma grand-mère dans la cuisine, j’eus un pincement au cœur. Je me revis enfant, rentrant de l’école et venant m’asseoir à cette table, à la place même où se trouvait ma grand-mère, pour goûter des cornichons au sel.

Babcia, comme je l’appelle, ne faisait rien. Ses mains étaient posées devant elle, sur la toile cirée, mais ses yeux brillaient en me regardant. « Tu es venue pour mon anniversaire ? » Nous étions en mars, elle est née en juillet. Je ne la démentis pas et, malgré ses petits oublis, je fus rassurée de la trouver aussi enjouée que toujours.

« En me réveillant dans mon lit d’ado, j’avais presque oublié la raison de ma venue : je me sentais bien, prête à profiter de la compagnie de ma Babcia »                                  

Le lendemain, en me réveillant dans mon lit d’ado, j’avais presque oublié la raison de ma venue : je me sentais bien, prête à profiter de ces quelques jours de repos (pourtant, un travail assez urgent m’attendait à Paris) et de la compagnie de ma Babcia. Celle-ci, bien qu’un peu fatiguée par sa chute, allait mieux que prévu, et j’étais convaincue qu’elle pouvait rester encore quelque temps chez elle, à condition de mettre en place des visites quotidiennes. Trois jours plus tard, le 16 mars, je fus prise au dépourvu en écoutant le président de la République annoncer le confinement : jusque-là je ne m’étais pas inquiétée de l’épidémie. Prise par mon travail qui me faisait oublier mes problèmes, je n’en avais pas eu le temps.

Je décidai de passer les deux semaines suivantes chez ma grand-mère : je n’avais pas le courage de reprendre le train puis de rester enfermée dans mon studio mal isolé. Et personne ne m’attendait à Paris. J’y avais quelques amis de mon âge – la petite quarantaine –, mais la plupart avaient de jeunes enfants et peu de temps à consa-crer à l’amitié. J’obtins un délai de l’éditeur pour qui je travaillais, m’achetai un nouvel ordinateur, et un de mes voisins, qui avait un double de ma clé, me permit de récupérer mon travail en cours. J’organisai dans ma chambre un espace bureau confortable. Souvent, j’attendais que la nuit soit tombée, et Babcia endormie, pour me mettre au travail. Dans la journée, j’entrepris de travailler au jardin, un peu délaissé depuis la mort de mon grand-père : une découverte pour moi, qui ai vécu toute ma vie d’adulte dans un appartement. 

Une vie plus douce, plus riche

Au bout des quinze jours, je décidai de prolonger mon séjour à la campagne : je n’avais plus envie de quitter Babcia, sa maison, ses vieux meubles, qui me replongeaient dans l’enfance aussi sûrement que ses recettes polonaises. Je m’occupais des courses, elle cuisinait. Les nouvelles de mes amis parisiens me confortaient dans mon choix : séances de sport en ligne, disputes conjugales et apéros Zoom, alors que j’avais un jardin pour faire de l’exercice, une grand-mère adorable, qui ne disait pas non à un petit verre de vin ou de vodka. Avez-vous deviné la suite ? Hors deux allers-retours à Paris pour chercher des affaires (persuadée de ne partir que quelques jours, je n’avais presque pas pris de vêtements) et rencontrer des employeurs, je n’ai pas quitté la maison de ma grand-mère. Pour son anniversaire, j’ai invité quelques voisins pour un pique-nique dans le jardin. Je me sens chez moi dans un village que j’ai quitté il y a vingt-huit ans et où je n’aurais jamais pensé revenir, sauf pour des vacances ou de brèves visites. Pour le moment, je n’envisage pas de retourner vivre à Paris, et Babcia a vu s’éloigner la menace de la maison de retraite. Je ne sais pas si ma présence l’a fait rajeunir ou si c’est moi qui ai découvert sa jeunesse d’esprit, mais notre cohabitation est très joyeuse ; je ne la vois plus seulement comme ma grand-mère, mais comme une amie. Ce virus a chamboulé ma vie d’une manière qui m’étonne encore, en me faisant prendre une décision que je n’avais jamais envisagée : j’ignore ce que l’avenir nous réserve, à Babcia et à moi, mais je sais que je ferai mon possible pour rester aussi longtemps que possible à ses côtés. Aujourd’hui, j’ai autant besoin d’elle qu’elle a besoin de moi. 

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