Le mouvement #MeToo a cinq ans : en 2017, le hashtag déferlait comme une vague sur les réseaux sociaux, faisant oublier l’origine même de son expression, lancée par l’activiste afro-américaine Tarana Burke, plusieurs années auparavant. En cinq ans, on a parlé de « libération de la parole », le terme féminicide est entré dans le langage courant, et les sujets liés aux violences sexistes et sexuelles font partie de l’agenda politique. Pourtant, le mouvement #MeToo a ses angles morts : qu’en est-il des femmes non-blanches, des quartiers populaires ? A-t-on vraiment écouté les victimes ? Quelle récupération du mouvement par l’extrême droite et les transphobes ? Quel lien avec le capitalisme et les girl boss ?
Rose Lamy, militante, cofondatrice de MusicTooFrance et autrice, qui alimente le compte Instagram Préparez vous pour la bagarre, avait déjà publié il y a un an « Défaire le discours sexiste dans les médias » (Editions JC Lattès). Le 12 octobre dernier sortait « Moi Aussi : MeToo, au-delà du hashtag » (Editions JC Lattès), qu’elle dirige avec huit autres autrices (dont Angèle, Rokhaya Diallo, Elvire Duvelle-Charles, Lexie, ou Christelle Murhula). Un ouvrage collectif, documenté, qui donne toujours plus envie de se battre.
Comment vous est venue l’idée de ce livre ?
On y a pensé avec mon éditrice au printemps dernier. On savait que les cinq ans de MeToo allaient arriver, et j’avais un peu peur de ce qu’on allait en dire. J’avais peur que cela tourne autour du fait que c’était génial, que maintenant tout allait bien, alors que ce n’est pas du tout la représentation que j’en ai. En étant dans le collectif MusicTooFrance, je sais que la vague de MeToo n’est pas arrivée du haut, qu’on a attendu un an et demi que les institutions bougent… C’est beau et romantique sur le papier, la lutte, mais ça a un coût social et en termes d’énergie de porter ça. Je ne voulais pas qu’on confisque cette idée en disant que tout était génial : ça n’a pas touché tout le monde pareil ce hashtag, et ça n’a pas forcément touché tout le monde tout court.
Avec les autres autrices, comment vous êtes vous rencontrées et comment avez-vous travaillé ensemble ?
Forcément ce n’est pas exhaustif, et il y a des affinités avec certaines personnes. On s’est beaucoup appelées ou vues. La démarche, par anticipation, c’était d’apporter cet éclairage du récit, car l’éclairage dominant ne serait pas suffisant. Je pense beaucoup en termes de récit : comme l’histoire, la réalité selon moi est le fruit de ce qu’on vient raconter. Et s’il n’y a qu’un seul pan de la réalité qui est raconté, cela biaise ce qui est décrit comme réalité. Dans toutes les luttes féministes ou progressistes, il y a l’éclairage d’un autre point de vue. C’est se faire une autre idée du réel.
De manière globale, ce sont toutes des trajectoires assez liées à MeToo, qui selon moi doivent aussi rentrer dans l’histoire, et il fallait parler de ces personnes. C’est pour cela qu’on a contacté des personnes qui étaient expertes dans ces sujets : elles ont été libres de tout, il n’y a eu quasiment pas d’édition, à part pour la forme. Et c’est intéressant, parce qu’en laissant vivre les textes assez librement, on s’aperçoit qu’elles commencent toutes sur Tarana Burke : les textes se répondent entre eux, ils explorent les mêmes mécanismes, certains passages se ressemblent… On a voulu garder les textes tels quels.
Même si tous les textes parlent de #MeToo, il y a une approche très actuelle : Lexie parle de transphobie, Louz du poids de l’extrême droite…
C’était une volonté de ne pas faire qu’un récit chronologique : ce sont des sujets actuels. Dans son texte sur la transphobie, Lexie insère un contexte historique, revient sur les thérapies de conversion. Surtout que cet été a été marqué par beaucoup de transphobie suite à l’affaire du Planning Familial, c’était compliqué et épuisant d’écrire dans une situation urgente de survie. Egalement, dans ce même texte ou dans celui de Louz, le rapprochement réactionnaire et de l’extrême droite, et même la rupture dans ce cas, c’est très actuel. Le texte d’Elvire Duvelle-Charles est fort sur le fait qu’on n’a pas demandé aux victimes ce qu’elles voulaient ; le texte de Christelle Murhula sur le capitalisme ou de Reine Prat sur la guérilla sont aussi très puissants.
De votre côté, vous écrivez sur le procès Johnny Depp/Amber Heard, qui s’est fini il y a quelques mois…
Là aussi, c’est un enjeu encore actuel et cela a montré ce qu’on réservait aux « mauvaises victimes » telle qu’a été décrite Amber Heard. Au final, je me demande si ce n’est pas la même chose en France pour Sandrine Rousseau : elle est attaquée comme la « mauvaise féministe », qui prendrait pour toutes les autres. C’est l’idée de l’introduction et du texte de clôture de Reine Prat sur la guérilla : quand on parle de MeToo et des violences, ce n’est pas quelque chose qui est derrière nous.
Pour le système, une bonne victime est une victime morte : on fait abstraction des violences sans preuves, qui ne tuent pas, qui ne font pas de trace. Et c’est ça qui se passe dans l’empilement des hashtags : le harcèlement, les discriminations… La question, c’est combien de temps on va avoir la force de lutter, et la résistance du système en face, qui a concédé deux trois choses mais n’a pas reconnu les problèmes de fond.
On a beaucoup parlé de backlash ces dernières années, mais on comprend en substance dans le livre qu’il s’est fait en même temps, en parallèle, et qu’il continue…
On se rend compte que les critiques contre MeToo ont commencé dès le lendemain de son apparition : Aymeric Caron avait par exemple regretté l’utilisation du mot « porc » dans l’expression « Balance Ton Porc ». C’est quand même fou ! On a l’impression que ce mouvement, avant même d’exister, il fallait déjà s’en méfier.
Est-ce que ce livre, c’est une manière de faire le point pour reconfigurer les luttes pour l’avenir ?
Je pense que c’est le cas. Il y a beaucoup de fronts ouverts, et celles qui les mènent ont la tête dans le guidon. Cela fait du bien de se poser et de se dire : « c’est fou ce qu’on a fait, c’est héroïque avec les moyens qu’on a ». Moi ce que j’ai envie de faire, de plus en plus, c’est de noter les victoires symboliques. Les propos de Emmanuelle Seigner (compagne de Roman Polanski, N.D.L.R) remis en question sur le plateau de Léa Salamé et qu’elle s’excuse, la force des victimes de PPDA sur le plateau de Mediapart, le mot féminicide qui soit dans le dictionnaire et qui change les représentations, tout ce travail sur les féminicides qui est devenue cause nationale…
Puis des figures et des écrits comme ceux de Valérie Rey-Robert ou Sophie Gourion, des associations comme Prenons la Une… Prenons conscience de nos victoires. Il y en a, mais comme on est la tête dedans, on ne le voit pas forcément. Et se pose la question de comment on mutualise, comment on fait ensemble, la politisation, la structuration, le moment où on commence à en parler. Puisqu’on est là pour rester, on est conscientes que la lutte n’est pas finie, réfléchir à comment on s’installe dans le temps comme une vraie opposition.
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