Comme la commandante Armelle, elles disent que travailler ici, c’est « fabuleux, comme exercer l’un des plus beaux métiers du monde, l’un des plus durs aussi ». « On est au cœur du métier de policier, ajoute la capitaine Stéphanie, 38 ans. On protège celles et ceux qui ne peuvent pas se protéger eux-mêmes. À 18 ans, vous pouvez pousser la porte d’un commissariat pour déposer plainte ; à 5 ans, non. «
Mais elles disent aussi qu’en intégrant la Brigade de protection des mineurs (BPM) on plonge « dans le côté sombre de l’humanité ». La commandante Armelle ajoute : « Il faut s’attendre à affronter un cataclysme. »
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60% de femmes à la BPM de Paris
Entité de la police judiciaire de Paris, la fameuse Brigade de protection des mineurs, celle filmée par Maïwenn dans son film Polisse, est installée non plus quai de Gesvres mais aux Batignolles, près du nouveau tribunal. Une soixantaine de fonctionnaires n’y traitent que d’une seule thématique : les mineur·es victimes de violences, physiques et/ou – dans l’immense majorité des cas – sexuelles.
Contrairement à tous les autres corps de la PJ, la majorité des fonctionnaires y est féminine : plus de 60 %. Certes, la BPM est dirigée par un homme, le commissaire divisionnaire Christophe Molmy, qui affirme : « Je suis extrêmement frappé par l’implication des enquêtrices et des enquêteurs de la brigade. Dans le travail de police, en général, on s’intéresse d’abord aux voyous qu’on veut interpeller. Ici, ce sont les victimes qui sont au centre de tout. »
Mais la numéro deux est une femme et huit des neuf groupes qui composent la brigade sont dirigés par des femmes. Le lot quotidien de la BPM, dont la zone couvre Paris et, pour certaines affaires graves, les départements des Hauts-de-Seine, du Val-de-Marne et de Seine-Saint-Denis ? Des adultes victimes dans leur enfance de violences sexuelles, qui viennent déposer plainte des années après. C’est ici qu’a été menée l’enquête au sujet d’Olivier Duhamel, suite à la parution de La familia grande, le livre de Camille Kouchner.
Des nourrissons, des enfants ou des adolescents victimes d’incestes, de viols, d’attouchements de la part d’un parent, d’un ami de la famille, d’un moniteur de colonie de vacances, du fils d’une nounou, d’un enseignant ou d’un prêtre. Ou de maltraitance de la part de la nounou.
Ce sont aussi les fugues ou, pour l’un des neuf groupes, la traque des pédophiles sur Internet. Ce sont des enfants qui, manipulés dans le cadre d’un divorce, accusent un parent. Des bébés qui meurent d’avoir été secoués. Un enfant jeté par la fenêtre par son père, comme à Choisy-le-Roi en septembre dernier, ou qui se suicide : quelques jours avant notre reportage, un jeune autiste s’était défenestré. C’est ici que son décès a été annoncé à ses frères et sœurs. Parfois, des cas de ventes de bébés, aussi impensable que cela puisse paraître en France, en 2021.
« Quand vous soulevez des pierres, vous ne savez pas ce que vous allez trouver dessous… » soupire le commissaire Molmy. « Mais, depuis cinq ans, ce sont les cas de prostitution de jeunes filles, parfois de 13-14 ans, qui explosent », confie la commandante Karine. Entrée en 2004 à la BPM, elle voulait depuis toujours « être flic » et s’occuper des mineur·es. Elle va diriger un nouveau groupe consacré à ce phénomène.
Depuis cinq ans, ce sont les cas de prostitution de jeunes filles, parfois de 13-14 ans, qui explosent.
« Souvent des gamines de cités qui déshumanisent totalement leur corps. Qui le considèrent comme une marchandise. » Une gosse de 13 ans a reconnu avoir essayé toutes les positions du kama sutra avec des garçons pour qui la sexualité se vit, comme dans les vidéos pornos, avec des filles forcément soumises. Qu’ils paient pour les violer dans des caves ou des appartements dédiés. « Faire une pipe, pour elles, ce n’est pas sexuel, ajoute une enquêtrice. Et cela permet de s’acheter des Nike, des Air Pods ou plus tard une voiture. »
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"Il faut entrer dans leur peau, dans leur psychologie"
Au coeur de la BPM se trouve une salle d’attente posé au mur, un mètre décoré de figures d’animaux pour se mesurer. Des ours en peluche, des livres pour enfants, une mini-cuisinière avec des couverts et des légumes en plastique. Un grand poster de La reine des neiges. Des enfants jouent, des parents patientent en silence, des ados scrutent leur téléphone portable. On se croirait chez le pédiatre sauf qu’ils n’attendent pas d’être auscultés mais entendus par les fonctionnaires de police.
À côté, dans une autre salle, on remarque que les poupées disposées sont sexuées : la bouche de l’une est creuse ; une autre possède un sexe de garçon. Nous sommes dans une salle d’audition où de très jeunes enfants sont interrogés et peuvent décrire, avec les poupées, les actes qu’on les oblige à réaliser ou que des adultes commettent sur eux. Pourquoi sont-ils donc plus souvent interrogés par des femmes ?
D’abord parce que la brigade a du mal à recruter des hommes répondent le brigadier-chef Alexandre et le major Franck. Ce dernier travaille sous les ordres de la commandante Lydie, cheffe du groupe Internet. « Mes collègues masculins d’autres services me demandent souvent comment je fais pour ne pas mettre mon poing dans la gueule des ‘pédos’, explique le major Franck, une armoire à glace. Beaucoup me disent qu’ils ne pourraient pas résister face aux horreurs qu’on entend ici. »
Beaucoup me disent qu’ils ne pourraient pas résister face aux horreurs qu’on entend ici.
Devant le cynisme, le détachement de certains mis en cause qui affirment (souvent) que l’enfant les a incités ou provoqués. Qui affirment qu’un enfant doit être éduqué sexuellement et donc, qui de plus approprié qu’un parent ? Sachant que, dans près de 90 % des agressions sexuelles sur mineur·es, la personne mise en cause (très majoritairement des hommes) appartient au cercle proche de l’enfant.
« Il faut entrer dans leur peau, dans leur psychologie, analyse le brigadier-chef Alexandre. Ne pas oublier qu’on est face à des êtres humains, demeurer dans une procédure légale et ne pas tomber dans le jugement moral. »
La capitaine Claire, 31 ans, voulait être policière depuis toute petite, comme la plupart des personnes ici. Diplômée en criminologie et victimologie de l’enfance, elle insiste sur son besoin de comprendre : « Les personnes que l’on a en face de nous ne sont pas forcément de ‘mauvaises personnes’ même si elles ont commis des faits affreux. Ce que je sais aussi c’est que je ne vis pas pour mon travail, mais je travaille pour les victimes. Pour moi, c’est presque naturel de repartir le soir chez moi avec elles en tête. »
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Des mères, des compagnes, des épouses
Existe-t-il aussi à ses yeux un art féminin de l’écoute de la capacité à faire accoucher un adolescent, un enfant, de mots innommables ? À entrer dans l’intimité d’adultes, de parents, de grands-parents dont il faut bien connaître les pratiques sexuelles pour savoir si elles corroborent les affirmations des enfants ? La psychologie occupe plus de place au sein du travail de la BPM que partout ailleurs dans la police.
« Je ne sais pas si c’est la sensibilité féminine mais en tout cas c’est la sensibilité qu’on a pour les victimes », répond-elle. Certains y croient, comme le commissaire Molmy ou l’un de ses adjoints, qui assure que travailler ici avec des femmes l’a rendu meilleur dans son travail.
« Faut-il parler d’une certaine sensibilité féminine qui nous aiderait ? s’interroge la commandante Armelle. Je suis extrêmement féministe. Je peux pourtant vous assurer que cela existe même si ce n’est pas une règle immuable. » Certains policiers extérieurs à la brigade se disent aussi réticents à recevoir la parole de si petites victimes sur des faits atroces. Comme dit le major Franck : « Ici, on traite de cul, de cul et de cul. »
Et quand on lui fait remarquer qu’aucun fonctionnaire n’a décoré son bureau de photos de ses propres enfants, il rétorque : « Si je travaillais aux stups, vous croyez que j’irais mettre un plan de cannabis sur mon bureau ? » Autre règle d’or : jamais de publication de photos de famille sur les réseaux sociaux tant celles-ci, une fois trafiquées grâce à des logiciels, deviennent facilement des images à caractère pédopornographiques alimentant les sites du « dark net ».
Bien sûr que ce boulot rend un peu parano.
La plupart des femmes membres de la BPM sont aussi des mères, des compagnes, des épouses. En quoi ce travail affecte-t-il leur vie familiale et amoureuse ? « Ici, il n’y a pas de nounou ! » décrète l’une d’entre elles. Vu le nombre de maltraitances recensées de la part des personnes gardant les enfants – ou de leur mari ou fils –, personne ou presque ne fait garder ses enfants autrement qu’en crèche.
Pénélope, 34 ans, est brigadière : « Bien sûr que ce boulot rend un peu parano. Pour moi, pas de nounou et, à une fête de famille ou tout autre évènement où il y aura du monde, je ne vais jamais quitter ma fille du regard. Je serai tout le temps hyper-vigilante. »
Quitte à créer des tensions au sein de certains couples, où le conjoint ou la conjointe, surtout s’il ou elle n’est pas policier·ère, va vite juger que vous vous inquiétez pour rien au moment d’accepter une invitation à une pyjama party, un départ en colonie de vacances ou un week-end chez les parents d’un copain.
Bien sûr que ce boulot rend un peu parano. Pour moi, pas de nounou et, à une fête de famille ou tout autre évènement où il y aura du monde, je ne vais jamais quitter ma fille du regard. Je serai tout le temps hyper-vigilante.
Mère de quatre enfants, la commandante Armelle assure que, quand elle repense à certaines images de violences sexuelles découvertes sur Internet, « je ferme les yeux et elles sont encore là ». Malgré tout, elle continue d’avoir confiance en la nature humaine.
« Ce travail est peut-être celui qui vous permet le mieux de la comprendre, y compris dans sa noirceur. Il ne m’a pas rendue paranoïaque en tant que mère mais disons qu’on est toutes très vigilantes. Mais on ne veut pas non plus que nos enfants grandissent dans la peur du monde. Ce sont des guerrières, les filles, ici. Elles vont de l’avant pour ne pas se laisser engluer par ce qui se passe et se dit dans ces bureaux. »
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Une camaraderie nécessaire
La psychologue de la Brigade, Corinne Bertrand, affirme que travailler avec ces fonctionnaires, « c’est du pain bénit tant ils et elles sont sensibilisé·es à la dimension psychologique ». À celles qui ont accouché il y a peu, elle déconseillera d’enquêter sur les affaires de bébés secoués.
D’autres fois, le transfert est inévitable quand l’enfant face à vous ressemble au vôtre ou parle comme lui. « Il y a eu des fois où, quand je rentrais à la maison après avoir travaillé toute la journée sur des photos de bébés violés, je ne pouvais ni regarder ni toucher mon fils, confie la capitaine Stéphanie. Avant sa naissance, la charge émotionnelle était moins forte. »
Sa collègue Karine raconte qu’entre toutes et tous existent une vraie camaraderie, un esprit de corps. On se parle, on échange, on confie les coups de cafard et l’on rit aussi, malgré l’horreur, comme les médecins urgentistes ou en cancérologie, pour l’évacuer aussi, durant les pauses clopes ou café, ou les repas entre collègues. La capitaine Stéphanie parle avec des gestes qui trahissent facilement ses origines siciliennes.
Son premier dossier à la BPM ? Un bébé de trois mois placé mais volé par ses parents toxicomanes. Quand elle l’a retrouvé, c’est elle qui l’a tenu dans ses bras. « Il y a peu de métiers où vous changez à ce point la vie d’un enfant, d’un homme ou d’une femme. Vous savez que la plupart des pédophiles, au terme des auditions, nous remercient ? »
Mère de deux filles, la brigadière Stéphanie, 46 ans, se sent « utile » quand elle se lève le matin pour venir travailler. « Il faut un certain tact pour déceler la part du vrai et du faux. Toujours se montrer neutre au début des auditions, entendre les mots des enfants mais demeurer dans le doute. On peut très bien avoir des adolescents ou adolescentes qui racontent n’importe quoi pour justifier une relation sexuelle précoce dans un milieu familial ou religieux où cela est interdit. Tout comme nous avons des gamins dévastés par les pratiques sexuelles qu’on leur impose. »
Les fonctionnaires de la BPM le savent : grâce à leur travail, des vies sont sauvées et des actes abominables cessent enfin. Mais quand on demande à la brigadière-cheffe Pénélope si elle sait encore se montrer insouciante, elle ouvre de grands yeux. Elle qui, déformation professionnelle oblige, « scanne » dans sa tête les adultes en compagnie d’enfants. « Très honnêtement, non. Je ne sais même plus quand je l’ai été pour la dernière fois « , est-elle obligée de reconnaître.
Cet article a été initialement publié dans le n° 829 du magazine Marie Claire, daté d’octobre 2021.
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