La date anniversaire approche, ce sera la septième depuis l’attaque du Bataclan, la première depuis le procès. Cette fois-ci, Aurélie Silvestre espère « enfin avoir un bon 13 novembre, ce sera chouette ». Un dîner avec « sa famille de drame » rencontrée au tribunal se profile chez elle.
Ces amis-là sont tous de bons vivants. Elle a envie de se mettre aux fourneaux. Les convives n’auront pas besoin de se demander comment ils vont, ils se serreront dans les bras sans doute, pour se rejoindre là où ils sont les seuls à pouvoir se rejoindre et « peut-être qu’ils parleront même d’autre chose ».
Dans son appartement parisien aux grandes fenêtres par lesquelles s’engouffre la lumière, la longue table en bois de la cuisine, comme à la ferme, les attend. Cet après-midi de début d’automne, Aurélie Silvestre, chemise à fleurs vertes et bleues, cheveux blonds lâchés, y est attablée sans façon. Les mains autour d’un verre d’eau, elle raconte comment le procès des attentats de Paris fut une expérience « hors du commun » qui l’a mise sur des rails imprévus.
Les victimes « brûlés par la même flamme »
Le 13 novembre 2015, son compagnon était au concert du Bataclan. Alors âgée de 34 ans, elle était restée chez eux avec Gary, leur fils de 3 ans. Elle était enceinte de leur deuxième enfant. Matthieu Giroud, maître de conférences en géographie à la fac, fait partie des 130 personnes tuées par les terroristes cette nuit-là.
Les années suivant la mort de l’homme de sa vie, qu’elle avait rencontré dans un train douze ans auparavant, la jeune femme les a traversées « debout pour [ses] enfants » et au chevet de sa vie traumatisée. Lors du procès, elle a accepté de déposer son récit pour tenter de faire comprendre ce que « l’incursion du terrorisme peut faire sur une vie qui ne sera plus jamais ordinaire ». Sa précision et la grâce de ses mots ont permis d’effleurer les existences des parties civiles qui ont volé en éclats ce 13 novembre. Son long texte, dit d’une voix douce, a bouleversé. Et, à son tour, Aurélie Silvestre a été bouleversée par les audiences.
Pendant dix mois, de septembre 2021 à juin dernier, quasiment tous les jours, elle est venue s’asseoir sur les bancs de l’île de la Cité. Son histoire s’est imbriquée avec celles des autres, tissant une des mille facettes d’un vaste récit commun. Différemment, « nous avons tous été brûlés par la même flamme ».
Elle s’était longtemps tenue éloignée de la dimension historique de la disparition de son compagnon, au point d’avoir même hésité à assister au procès. Elle y a « vécu une aventure collective incroyable ».
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Au procès des attentants, des rencontres salutaires
« La bascule » s’est produite un jour où elle était en retard. Un petit homme frêle en saharienne verte qui avait perdu son fils se tenait à la barre. Il s’agissait du père de Samy Amimour, le terroriste qui a probablement tué Matthieu. « Dans ma tête se livrait une bataille entre la colère et l’empathie. Je comprenais que ces types avaient une histoire, une famille. »
« Nous avons tous cheminé les uns vers les autres. Je ne suis plus du tout au même endroit. » Où est-elle aujourd’hui ? « C’est bateau à dire, mais à l’endroit de l’humanité. Avec ce procès, j’ai rempli mes cuves d’humanité. C’est la fin de la solitude. Et cela répare. » En face du tribunal, la brasserie Les Deux Palais était transformée en annexe du procès. Journalistes, avocat·es, parties civiles y ont formé une micro-société parallèle. Des amitiés indéfectibles y sont nées. Le soir du verdict, Aurélie Silvestre y était. Avec d’autres, elle a vu passer sur le trottoir deux des condamnés, qui comparaissaient libres et dont les peines ont été couvertes par leur détention provisoire. « Nous leur avons payé des coups. Je sais que jamais plus je ne vivrai une soirée aussi incroyable, un peu irréelle. »
Après ces mois vécus dans une bulle, le retour « à la vraie vie, sur le plancher des vache » est parfois rude : « Je vois bien que le tour de magie du procès n’a pas totalement fonctionné. » Lors de la rentrée scolaire, les fiches de renseignements à remplir lui ont rappelé abruptement qu’elle est le « guichet unique » de ses enfants. Sur chaque document, comme les années précédentes, elle a écrit « père décédé ».
La nounou l’a plantée. L’autre soir, Gary s’est mis à pleurer à cause d’un exercice de maths auquel il ne comprenait rien. Aurélie aussi. « Les maths, c’était le truc de Matthieu. » Pour résoudre le problème, elle a téléphoné à Arthur Dénouveaux (1), rescapé du Bataclan et président de l’association Life for Paris. »Que ça serve à quelque chose qu’il ait fait Polytechnique », s’amuse-t-elle. Le jeune père de famille a décroché immédiatement. « Nous aussi savons que nous pouvons compter sur elle, raconte celui qui était assis à côté d’elle lors du verdict. Elle est d’une grande générosité. Son côté blond hitchcockien qui peut impressionner au premier abord se dissipe dès qu’elle se met à parler. »
Ce qui est pénible avec la mort, c’est qu’il faut se contenter des photos qu’on a.
David Fritz Goeppinger (2), qui a été pris en otage dans la salle de concert, dit d’elle qu’il s’agit de son « alliée absolue. Les attentats nous lient et en même temps nous avons créé un univers au-dessus. Nous avons la même façon de penser, nous sommes dans ‘comment adopter la vie après’. C’est très philosophique ». Il y a quelques jours, il l’a embarquée avec ses deux enfants au zoo de Vincennes. L’automne est toujours difficile à négocier. Depuis sept ans, dès que les vacances d’été s’éclipsent, le 13 novembre se met à rôder.
Le 24 septembre, elle a posté sur Twitter une série de quatre photos sépia prises dans un photomaton avec Matthieu. Elle est assise sur ses genoux. Ils sont jeunes. Leurs yeux rient d’amour et de joie. Aurélie a écrit : « Ce qui est pénible avec la mort, c’est qu’il faut se contenter des photos qu’on a. Et vieillir à côté d’un visage éternellement jeune. Un jour, un de mes amis m’a dit : ‘Il ne sera jamais gros, il ne sera jamais chauve.’ C’est vrai, il n’aura jamais 45 ans aujourd’hui non plus. » L’automne est dur à passer.
L’expérience du veuvage précoce
Les saisons d’après seront propices à l’éclosion de nombreux projets en train d’infuser. Il y a ce documentaire sur le veuvage précoce – c’est-à-dire avant 55 ans – qui lui tient à cœur : « Il y en a 500 000 en France et des femmes dans 80 % des cas, c’est énorme, avec un âge moyen de 41 ans. Comme mon âge aujourd’hui. Je voudrais parler de la vie amoureuse de ces veuves précoces. »
Elle pétrit son vécu afin d’en faire un terreau fertile à sa réparation et au vivre ensemble. « Les dix mois de procès n’ont pas tout épuisé, ils ont été mon laboratoire pour l’après. » Elle l’accepte. Elle songe à des interventions en milieu scolaire, à s’investir dans la justice réparatrice (mesures mettant en rapport victimes et auteurs) encore très peu développée en France…
La nuit de mon accouchement est aussi belle que la nuit du 13 novembre a été horrible.
En 2015, deux jours après les attentats, au petit matin, elle s’était rendue au centre de crise de l’École militaire. Place de la Concorde, à travers la vitre de la voiture et les larmes, elle avait vu le soleil se lever derrière la Grande roue. Thelma était dans son ventre. Dans Nos 14 novembre (Éd. JC Lattès), elle passe au ralenti cet instant fondateur : « J’essuie les larmes qui coulent sur mes joues. Les suivantes ne sont déjà plus tout à fait les mêmes, qui doucement font naître la décision la plus importante de ma vie : je vais vivre. Ou plutôt : je vais continuer à vivre (…) Nous serons heureux. »
Lors de sa déposition à la barre, le récit de la naissance de sa fille, quatre mois après les attentats, a ému aux larmes : « La nuit de mon accouchement est aussi belle que la nuit du 13 novembre a été horrible. Cette nuit-là, la joie revient. Avec Thelma naît la conviction profonde que nous allons vivre et vivre bien. La folie nous a peut-être frôlés mais elle a passé son chemin. Je prends ma fille dans les bras, elle est toute chaude, elle est si belle. Cette nuit-là monte en moi la certitude qu’on ira bien tous les trois. Que ce sera le boulot de ma vie, que je vais y mettre toute mon énergie mais qu’on sera heureux. »
Aurélie Silvestre ne cessera pas d’être heureuse
« Solaire ». Le qualificatif sort spontanément de toutes les bouches pour la décrire. Nadia Azoug, son amie créatrice de bijoux avec qui elle travaillait lorsque les attentats ont eu lieu, confirme qu’elle « l’était avant et qu’elle a su rester dans la vie, pas dans la hargne ». De son enfance en Savoie, à Bourg-Saint-Maurice, Aurélie Silvestre a aussi gardé le goût pour la marche en haute montagne. Cet été, elle a fait une randonnée dans les Alpes avec Stéphanie Solinas, une amie d’enfance de Matthieu. « Cette situation terrible a sans doute exacerbé cette capacité de vie qu’elle portait en elle. Au milieu de tout ce noir, elle est restée un phare dans la nuit. En même temps, sa force n’empêche pas sa fragilité. »
Un soir, parvenue à un refuge après une journée de marche, Aurélie a publié une photo sur Twitter : à 3 000 mètres d’altitude, le soleil rouge irradie, transperce les nuages noircis par la nuit qui vient. L’intéressée n’a pas de fausse pudeur : « J’ai cette pulsion de vie très forte, dès qu’il y a de la lumière, je la vois. »
Après ce que nous avons vécu, je crois avoir une plus grande amplitude dans le malheur et dans le bonheur.
La douleur n’empêche pas la joie. En dépit de certains regards réprobateurs, elle n’a jamais cessé de mettre du rouge à lèvres et d’avoir envie de danser. Surtout ne pas faire comme Angélique, sa grand-mère, qui a perdu son mari à 35 ans et consacré le reste de son existence à le pleurer, vêtue de noir.
Sept ans après novembre 2015, assise dans sa cuisine, sa réponse jaillit : « Bien sûr que nous sommes heureux aujourd’hui ! Nous l’avons toujours été. Autant je côtoie les ténèbres, autant je suis heureuse. Après ce que nous avons vécu, je crois avoir une plus grande amplitude dans le malheur et dans le bonheur, un peu comme un compas dont l’écart entre les branches serait plus grand. »
La lumière de fin d’après-midi passe à travers les arbres de la cour et se faufile jusqu’à la grande table en bois. Gary et Thelma vont bientôt rentrer de l’école.
1. Coauteur, avec Antoine Garapon et Noëlle Herrenschmidt, de « Juger le 13-Novembre, une réponse démocratique à la barbarie », éd. de La Martinière.
2. Auteur de « Un jour dans notre vie », éd. Pygmalion.
Cet entretien a été initialement publié dans le Marie Claire anniversaire numéro 843, daté décembre 2022.
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