Alisa Kovalenko, réalisatrice ukrainienne : "Si la guerre continue, je laisserais ma caméra pour prendre les armes"

Alisa Kovalenko, 34 ans, est une des réalisatrice ukrainiennes les plus douées de sa génération. En 2015, elle a réalisé son premier long métrage documentaire, Alisa in Warland, sur les manifestations de Maïdan et la guerre en Donbass.

Son deuxième documentaire, Home Games, sélectionné dans 65 festivals, a également obtenu de nombreux prix. Alors qu’elle filmait dans la région de Donetsk en 2014, Alisa a été arrêtée par les séparatistes, interrogée, puis abusée sexuellement par un officier russe. Quand l’armée russe a envahi son pays le 24 février dernier, elle s’est portée volontaire pour aller combattre sur le front oriental.

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Alisa Kovalenko, une réalisatrice sur tous les fronts

De réalisatrice à actrice de cette guerre, Alisa a une âme de militante. Elle n’a pas hésité à rejoindre Irina Dovgan, qui depuis 2019, représente l’Ukraine au sein du Global Network of Victims and Survivors to End Wartime Sexual Violence (SEMA).

Elles sont actuellement à Paris, invitées par l’Association Défense de la Démocratie en Pologne et le Conseil international des femmes polonaises avec la Fondation du Dr Mukwege, pour organiser un tour de plaidoyer dans plusieurs capitales européennes. Un bel exemple de sororité : depuis mars 2022, ces organisations collectent des fonds pour apporter une aide médicale et humanitaire.

Plusieurs transferts de médicaments, produits de première nécessité et une aide financière pour les membres de SEMA Ukraine ont été réalisés, et des ateliers de soutien pour les femmes victimes des violences de la part des soldats russes sont également co-organisés en Ukraine et en Pologne. Alisa et Irina militent pour sensibiliser les décideurs gouvernementaux à l’utilisation de la violence sexuelle par les forces russes et pro-russes depuis 2014 et dans la guerre actuelle. Utiliser le viol comme une arme, c’est commettre un crime de guerre. Selon les articles 7 et 8 de la Cour pénale internationale (CPI), il s’agit d’un crime contre l’humanité qui, par sa nature même, doit être considéré comme de la torture.

En juin 2022, le bureau du procureur ukrainien avait engagé des procédures pour 50 cas de viols commis par des soldats de l’armée russe. Nous sommes malheureusement très loin de la réalité. Et si la Cour pénale internationale a commencé ses opérations en Ukraine, il faudra du temps pour identifier les crimes de guerre.

Après ce tour européen pour éveiller les consciences, Alisa Kovalenko retournera à Kyiv où vivent son mari et son fils. Puis, munie de sa caméra et de son arme, elle rejoindra la ligne de front. Entretien.

Arrêter de filmer pour combattre

Pourquoi avez-vous rejoint SEMA Ukraine ?

En 2014, Irina Dovgan était esthéticienne à Donesk. Emprisonnée et torturée pour avoir brandi un drapeau ukrainien, elle a été libérée par ses geôliers grâce à un photographe du New York Times. Il avait publié sur Internet une photo prise alors qu’elle était quasi lynchée par la foule.

En 2019, elle m’a écrit. Je ne la connaissais pas personnellement, elle me demandait de venir à la première réunion organisée avec des femmes qui avaient été en captivité, des femmes victimes de violences sexuelles. L’idée était d’organiser un réseau. Au début, je ne voulais pas parler de mon traumatisme, mais quand j’ai écouté leurs récits, j’ai compris que j’avais besoin d’aide. C’est comme cela que tout a commencé, cela va faire bientôt 4 ans que je suis à SEMA Ukraine.

Vous êtes une réalisatrice, une combattante, une militante…

De 2014 à 2015, je suis partie sur la ligne front filmer un bataillon de civils. Je maintenais une certaine distance grâce à ma caméra, mais je me suis alors promise que si cette guerre continuait, et devenait à grande échelle, je laisserais ma caméra pour prendre les armes.

C’est ce que j’ai fait quand les Russes ont envahi mon pays le 24 février dernier. J’étais dans le Donbass, je travaillais sur un autre documentaire, je suivais des jeunes qui avaient monté un projet au Népal. Leurs villages étaient près de la ligne de front et n’avaient jamais voyagé, mais ils rêvaient des montagnes de l’Himalaya.

Si on ne se bat pas aujourd’hui, on ne pourra plus jamais écrire nos livres, réaliser nos films.

Je filmais leur vie, et ce rêve qui leur permettait d’échapper à la réalité grise. Puis à un moment, j’ai arrêté de filmer, il me fallait agir concrètement, j’ai décidé que je devais me battre. J’ai contacté le commandant du bataillon de volontaires suivi en 2014, un ami proche. On s’est battu ensemble dans la région de Kyiv puis de Kharkiv où nous avons libéré beaucoup de villes et de villages. Mais après quelques mois, notre camp militaire a été bombardé, des camardes sont morts.

Mon commandant a dit que l’on devait rejoindre l’armée régulière car en cas de décès, notre famille ne toucherait aucune aide. Notre unité a été dissoute, beaucoup de mes camarades ont signé un contrat avec l’armée, et sont allés se battre dans différents bataillons. Cela a été un choc terrible quand le commandant a été tué, j’ai décidé de terminer le documentaire commencé sur ces adolescents du Donbass. Trois d’entre eux sont dans les territoires occupés par les Russes, on ne sait pas s’ils sont encore vivants…

Pourquoi tant d’Ukrainiennes combattent-elles ?

L’invasion a été d’une telle ampleur que nous devions tous et toutes combattre, pour protéger notre pays, et éviter que nos enfants ne soient obligés de prendre les armes dans 10 ou 15 ans. Nous nous sommes sentis responsables.

Des amis cinéastes ont rejoint la ligne de front. Si on ne se bat pas aujourd’hui, on ne pourra plus jamais écrire nos livres, réaliser nos films.

Les violences sexuelles, arme de guerre de l’armée russe

Nous savons que des exactions, des viols, ont été commis par les soldats russes, mais est-ce bien documenté ?

Non et c’est un problème. Jusqu’ici on n’a recensé qu’une centaine de femmes, mais c’est une goutte d’eau dans l’océan, il y a beaucoup plus de victimes de violences sexuelles. C’est un sujet très sensible, les femmes ne vont pas voir le procureur pour lui dire « J’ai été violée, je veux témoigner ». Il faut que des associations et les institutions agissent avec tact et professionnalisme.

Quand on libère des villes et des villages, on ne va pas forcer les gens à parler, on leur propose de l’aide et du soutien. Hommes et femmes ont des horloges émotionnelles différentes, une personne peut parler une semaine après les faits, d’autres ont besoin de mois. C’est un travail sur le terrain complexe. Nous avons besoin de beaucoup plus de personnes pour documenter ces crimes.

Ces femmes qui refusent de parler à la police, parleraient peut-être avec d’autres femmes via Zoom. C’est ce qu’a fait Irina Dogvan dans la région de Kiyv où des femmes ont accepté d’enregistrer leurs témoignages via Zoom. Elles nont pas voulu parler à la police mais avec Irina qui a subi les mêmes violences sexuelles en 2014. Il faut collaborer avec l’État pour mener ce travail avec des psychologues.

J’ai ressenti le besoin de garder la mémoire de ces personnes autour de moi.

Quels sont les besoins les plus urgents aujourd’hui en Ukraine ?

En Ukraine, les conditions de vie, sans électricité, ni eau, sont terribles. Nous avons évidemment besoin d’aide humanitaire et de soutien financier mais le plus urgent est de pouvoir vivre en sécurité. Les Russes ne s’arrêteront pas, la guerre va durer des années…

Il faut stopper cette agression, avoir plus de systèmes anti-roquettes, détruire les bases militaires russes depuis lesquelles ils nous bombardent. Nous avons besoin d’armes.

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Un prochain documentaire déjà dans les cartons

Quels sont vos projets après ce tour en Europe ?

C’est comme si j’étais divisée en deux personnes : une qui m’implore de filmer, l’autre de prendre les armes et de retourner au front. C’est si dur de voir les amis de mon unité mourir. C’est très difficile psychologiquement.

Au début je ne voulais pas filmer mais plus le temps passait, plus j’ai ressenti le besoin de garder la mémoire de ces personnes autour de moi. J’ai filmé ce qui me semblait le plus ennuyeux, la routine, l’observation, l’attente dans les tranchées de notre secteur.

Au retour, quand j’ai visionné les rushes, j’ai réalisé que j’avais filmé quelque chose d’unique. La guerre, ce n’est pas seulement de l’action, mais aussi ces moments d’attente, ces silences où la tension est très forte. Ce sera mon prochain documentaire.

Après ce tour en Europe, je vais rentrer à Kyiv où vivent mon fils et mon mari, puis je retournerai sur le front où je serai être une combattante et une réalisatrice.

Une campagne de dons est en ligne pour aider la SEMA.

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