Une Américaine de l’État très conservateur de l’Utah risque une peine de prison et l’inscription sur un registre des délinquants sexuels pour s’être promenée seins nus chez elle devant les enfants de son mari. Mais que dit la loi et où en est le débat en France ? Décryptage.
Profiter d’un bain dans la piscine de son quartier la poitrine libérée de toute entrave ou bronzer dans un parc les seins dénudés, cela sonne comme une sorte de liberté. Pourquoi, après tout, le topless serait-il réservé à la plage ? Sous son apparente légèreté, la question cache un débat ayant trait à la représentation du corps des femmes. Plus du tout transgressif sur le sable, le sein nu a pris un ton revendicatif et demande à s’exposer dans la rue, avec les actions que l’on connaît, des Femen au mouvement outre-Atlantique Free The Nipple, en passant par la nudité des intermittents du spectacle. Il est devenu, dans certaines occasions, un objet «signifiant», comme nous l’explique l’historien du corps Georges Vigarello (lire notre interview plus bas). Mais il réclame aussi, par la voix de certaines féministes, des militantes qui contestent l’état actuel de la législation française, le simple droit à un traitement égalitaire avec le torse masculin.
En matière de téton libre, la loi fixe le cadre général dans l’article 222-32 du Code pénal. Selon cet article, «l’exhibition sexuelle imposée à la vue d’autrui dans un lieu accessible aux regards du public» est passible d’une peine d’un an d’emprisonnement et de 15.000 euros d’amende. Un délit qui a remplacé l’«outrage à la pudeur». Or, en n’énonçant pas la liste des parties du corps à dissimuler, le texte ne dit à aucun moment que montrer ses seins dans l’espace public constitue une infraction. Théoriquement, il n’y a donc rien d’illégal à le faire. Début janvier, l’ex-Femen Éloïse Bouton a pourtant été condamnée à un mois de prison avec sursis et à des dommages et intérêts pour «exhibition sexuelle» après une action seins nus dans l’église de la Madeleine, à Paris, en 2013. L’ancienne militante, qui conteste la décision de justice, a saisi la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) en juin. Or, le sein doit-il systématiquement être perçu comme un attribut sexuel ? La jurisprudence sur le sujet remonte à 1965. Une femme qui avait joué au ping-pong seins nus sur la Croisette à Cannes avait été condamnée pour «outrage à la pudeur». La Cour de cassation avait établi que son comportement revêtait une connotation sexuelle en raison des mouvements de ses seins…
Cela ne veut évidemment pas dire que chaque personne s’exposant topless se verra condamnée pour exhibition sexuelle. «C’est toléré depuis longtemps sur les plages et on n’est jamais poursuivi pour cela. On a aussi l’autorisation dans des spectacles et des lieux fermés. Pour le reste, l’appréciation se fait vraiment au cas par cas», commente Me Michaël Ghnassia, avocat au barreau de Paris, qui a défendu Éloïse Bouton en 2014. Tout est donc question d’interprétation et laissé à l’appréciation du procureur et du juge.
En vidéo, « Free the Nipple » : le film féministe pour la libéralisation du torse nu
« Tenue correcte » exigée
Dans nombre de lieux publics, c’est le règlement intérieur, défini par la municipalité, qui autorise ou non la poitrine dénudée. À Paris, la Mairie a interdit le monokini dans les piscines municipales (exception faite de la piscine Roger Le Gall, dans le XIIe arrondissement, où un créneau a été aménagé pour les naturistes), dans les jardins et les bois de la ville, ainsi que sur les quais de Seine. Le string y est également proscrit. Dans le règlement de 2006, le string et le topless apparaissent dans le paragraphe consacré aux «tenues indécentes». L’indisciplinée peut écoper d’une amende de 38 euros. En 2012, la préfecture de police allait encore plus loin et faisait une interprétation littérale de la loi, affirmant que «toute tenue qui laisserait entrevoir les parties génitales ou la poitrine constitue une exhibition sexuelle punissable d’un an d’emprisonnement.»
Qu’en est-il de la rue ? Dans certaines villes, notamment en bord de mer, les mairies ont pris des arrêtés pour interdire le torse nu, principalement pour répondre à une exhibition jugée excessive de bustes masculins. «Si certains maires prennent des arrêtés, cela veut bien dire que déambuler torse nu est autorisé en théorie», souligne Me Tewfik Bouzenoune, l’actuel conseil d’Éloïse Bouton. D’autant que la légalité de ces mesures a déjà été contestée par certains tribunaux. Mais dans la pratique, que se passe-t-il si l’on se promène en ville sans le haut ? «On peut vous arrêter, vous obliger à vous rhabiller ou, même si c’est rare, décider de vous poursuivre.»
Le sein, un morceau de peau comme un autre ?
Or, pour l’avocat, l’imprécision de la loi sur l’exhibition sexuelle pose problème car elle est susceptible de déboucher sur des décisions «arbitraires». «D’autres actions des Femen n’ont pas donné lieu à des poursuites. Les actions des intermittents du spectacle manifestant nus non plus», ajoute-t-il. Ce caractère aléatoire est aussi pointé du doigt par des militantes féministes, qui le jugent discriminant envers les femmes, lesquelles ne peuvent, comme les hommes, aller librement torse nu. «Ce n’est pas plus un organe sexuel que les seins des hommes» qui peuvent eux aussi être érotisés, nous expliquait Éloïse Bouton en 2015. Puis d’ajouter : «J’aimerais qu’il soit précisé dans la loi ce que sont les organes sexuels ainsi que la notion d’intention sexuelle de la personne, qu’il faut distinguer d’une intention militante.»
D’autres juristes, comme l’avocat spécialiste du droit pénal Antoine Fabre, estiment pourtant que la loi n’a rien d’inégalitaire. Selon lui, le droit en la matière n’est pas particulièrement imprécis puisque des arrêtés ont été pris contre les torses nus et que «la règle de droit est toujours comme cela : ce sont aux juges de dire si le délit est caractérisé ou pas. La question se pose exactement de la même façon dans le cas où un homme urine dans la rue. De même que la femme dira qu’elle ne souhaitait pas être observée, l’homme dira qu’il ne voulait pas être vu. Ce qui ne l’empêche pas de pouvoir faire l’objet de poursuites.» Selon lui, le sujet est plutôt d’ordre sociétal : «Pourquoi est-on plus choqué par un torse de femme que par un torse d’homme ?»
Une question dont se sont emparées les militantes et qui justifie, selon elles, un travail sur le droit. L’association féministe les Tumultueuses avait organisé il y a quelques années des «bains revendicatifs» en se baignant seins nus dans une piscine publique pour dénoncer la différence de traitement entre les corps des femmes et ceux des hommes. Dans d’autres villes, ce genre de revendication a débouché sur un changement de la législation. Dans l’État de New York, une décision de 1992 avait annulé l’interdiction faite aux femmes de tomber le haut, au nom de l’égalité. En 2013, les autorités avaient même fait un rappel aux policiers en précisant qu’il ne s’agissait pas d’une infraction. À Malmö, en Suède, la commune a décidé d’autoriser les seins nus à la piscine. «On a l’impression qu’en faisant cette autorisation en France, tout le monde va aller au travail sein nu !, s’exclame l’avocat Michaël Ghnassia. Non, c’est juste qu’on arrêtera d’incriminer des revendications politiques ou des personnes qui s’exposent dans des parcs sans vouloir forcément choquer les autres.» Reste à convaincre le législateur français que le sein n’est qu’un morceau de peau comme un autre.
Georges Vigarello : « Les corps sont beaucoup plus dénudés qu’avant »
Retour historique sur la symbolique du sein nu avec l’historien du corps et de la beauté Georges Vigarello.
Madame Figaro. – On a le sentiment que le topless n’est plus tellement plébiscité. Assiste-t-on à un retour de pudeur ?
Georges Vigarello. – J’ai tendance à dire que non. L’effet de mode, qui se doublait d’un effet de conquête à la fin des années 1960 et au début des années 1970, moment où le sein nu était le symbole d’un affranchissement, est passé. L’affirmation du féminin n’a plus besoin de passer par ce type d’indice puisqu’il est acquis. Les formes féminines dans l’espace sont aujourd’hui beaucoup plus visibles qu’elles ne l’étaient auparavant et les corps sont relativement plus dénudés. Le pantalon, qui a commencé à être porté par quelques artistes comme Jean Seberg, était d’abord relativement ample alors qu’il est infiniment plus serré depuis quelques années. Désormais, c’est l’anatomie qui impose ses formes à l’habit et non l’inverse. On a tendance à oublier ces micro-affranchissements qui ont fait que le corps est plus disponible. Il y a aussi (dans le fait d’abandonner le sein nu, NDLR), la volonté de ne pas vouloir accentuer l’effet public de l’offre de son propre corps. Finalement, c’est presque has been et la mode n’a plus besoin de cela.
Comment le statut du sein nu a-t-il évolué historiquement ?
Il a toujours été à la fois maternel et érotique. Quand les nobles mettaient, au XVIIe siècle, leurs enfants en nourrice, l’argument était en partie : « Je ne veux pas que les seins de ma femme soient abîmés. » On a donc à la fois l’érotisation et le sein nourricier. Avant que le sein nu ne devienne un symbole d’émancipation, l’une des premières victoires a été que certains magazines, comme Le Courrier français (hebdomadaire illustré satirique créé à la fin du XIXe siècle, NDLR), ont exposé dans leurs illustrations une représentation du nu banale et non plus académique, qui avait dominé auparavant. Il s’agissait d’une présentation du nu de tout le monde et des formes plus ou moins disgracieuses, ce qui était intolérable à l’époque.
Et aujourd’hui ?
Il y a un mouvement paradoxal. Le fait de gagner de en individualité me conduit à mieux m’affirmer et m’exposer – notamment seins nus -, mais aussi, dans une certaine mesure, à me rétracter sur moi et à privilégier un espace intime que l’on n’a pas le droit de transgresser. D’un autre côté, des militantes comme les Femen formulent une nouvelle revendication, celle du sein nu dans l’espace public comme quelque chose de politique. Le sein devient objet signifiant.
Des mouvements comme Free The Nipple revendiquent de pouvoir exposer ses seins comme les hommes le font avec leur torse, comme si la poitrine n’avait rien de sexuel.
Le statut du sein est pluriel. C’est exactement comme le statut du féminin. Il ne peut se comprendre que si l’on accepte qu’il puisse être «objet» érotique, fonctionnel, neutre, politique ou support de revendication. Les femmes ne veulent plus être vues comme de simples porteuses d’objets mammaires. Elles s’affirment comme des personnes n’étant plus exclusivement génitrices, qui peuvent être dans l’épreuve de force et dont les qualités physiques se distinguent de ces attributs. Les premières porteuses de ce message sont, à mon sens, les sportives, qui montrent et portent ce message : «Nos galbes ne sont pas des galbes sexuels.»
Histoire de la beauté. Le corps et l’art d’embellir de la Renaissance à nos jours, de Georges Vigarello, Éditions Points, collection Histoire, 352 p., 9,50 €.
Cet article initialement publié le 10 juillet 2015 a été mis à jour.
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