L’actrice Leïla Bekhti habite totalement ses personnages, et retourne avec la même ferveur à la vie de famille. On la retrouve au cinéma en héroïne complexe dans Chanson Douce, avant une série Netflix signée Damien Chazelle, au côté de son mari, Tahar Rahim.
La précédente interview de Leïla Bekhti n’est pas encore terminée. À la terrasse d’un café parisien, on l’observe à la dérobée. Les cheveux lâchés, sans maquillage, un large sweat noir cachant les rondeurs de sa grossesse, Leïla Bekhti rayonne, simple et sans apprêt. Le langage de son corps la révèle malgré elle. Buste penché en avant, regard droit, l’actrice se montre attentive, concentrée, à l’écoute. Pleinement ici et maintenant. Elle s’engage dans la conversation avec ferveur, ses mains virevoltent dans l’air, improvisant un ballet énergique, son visage grave s’anime et s’illumine.
Leïla Bekhti, actrice intense
Leïla Bekhti porte une robe Louis Vuitton et une boucle d’oreille Charlotte Chesnais. Réalisation Cécile Martin.
Leïla Bekhti porte un trench en cuir, Gauchère, et une boucle d’oreille, Charlotte Chesnais. Réalisation Cécile Martin. Coiffure Nabil Harlow. Maquillage L’Oréal Paris.
Combinaison en cuir, Celine par Hedi Slimane.Boucle d’oreille Charlotte Chesnais. Leila Bekhti ambassadrice L’Oréal Paris.
Combinaison en cuir, Celine par Hedi Slimane. Boucle d’oreille Charlotte Chesnais.
Rétive au cadre étriqué de l’interview, Leïla Bekhti donne de son temps sans compter. Lorsque notre tour arrive, la discussion déborde largement au-delà de l’horaire fixé. L’actrice sort pourtant d’un marathon promotionnel chargé pour J’irai où tu iras, elle commence le lendemain le tournage de La Troisième guerre, mais elle se réjouit de parler de Chanson douce, de Lucie Borleteau (sortie le 27 novembre 2019) : «Je voulais vraiment faire ce film. J’ai passé des essais, ça remet les choses à leur place», dit-elle humblement. L’histoire, adaptée du roman de Leïla Slimani, Prix Goncourt 2016, est celle d’un conte de fée qui vire au drame. Un jeune couple de bobos parisiens embauche une nounou (Karine Viard) pour garder leurs deux enfants et permettre à Myriam (Leïla Bekhti) de reprendre le travail. Leur Mary Poppins idéale déraille l’air de rien avant de commettre l’irréparable. Chanson douce dresse le portrait de deux femmes, une nourrice désaxée et une mère aveuglée. Un face-à-face intense, un duo de comédiennes habitées.
À 35 ans, Leïla Bekhti compte parmi les actrices incontournables de sa génération. Du couple qu’elle forme à la ville avec l’acteur Tahar Rahim, elle parle peu, par pudeur. Dix ans après leur rencontre sur le tournage d’Un prophète, de Jacques Audiard, ils seront bientôt réunis dans The Eddy, une série pour Netflix créée par Damien Chazelle, réalisateur oscarisé de La La Land. Pourtant l’essentiel est ailleurs. «Le cinéma n’est pas le centre de ma vie, ma famille, oui.» Et c’est un petit bambin de 2 ans et demi, aux boucles brunes et au regard pétillant, qui vient le rappeler en débarquant par surprise, avec sa tante, en pleine interview. La vie, la vraie, s’invite avec Souleymane, son fils. Après avoir échangé avec lui des mots d’amour et une crêpe, Leïla Bekhti repart. Le bonheur n’appelle aucun commentaire.
La maternité
«Un magazine people a récemment dévoilé ma grossesse… Ce n’est pas agréable. Jusqu’ici, j’avais réussi à la cacher. C’est une nouvelle qui n’appartient qu’à Tahar et moi : nous n’aimons pas commenter notre intimité. Mais je prends du recul par rapport à ça. Je suis enceinte et heureuse. Mon fils aîné, Souleymane, c’est mon Roi Lion. Avec lui, je replonge dans le territoire merveilleux de l’enfance. Ce qui compte le plus à mes yeux, c’est qu’il soit curieux, ouvert et tolérant. Je suis effarée par la haine et le rejet de l’autre qui se propagent dans la société actuelle. Nous veillons à ce qu’il grandisse dans une véritable mixité sociale. Sa naissance a bouleversé ma vie. Moi qui doute à l’extrême, je me sais capable de prendre les bonnes décisions pour lui. Il m’a apaisée. Je me sens à ma place, libérée de beaucoup de mes peurs. Ce n’est pas un hasard si je commence à écrire le scénario d’un film que je rêve de réaliser depuis deux ans. Cette histoire, j’ai besoin de la raconter, je vais y mettre un peu de moi. Devenir mère a débloqué des freins inconscients.»
En vidéo, « Chanson douce », la bande-annonce
Un thriller
«Quand j’ai lu le livre de Leïla Slimani, j’étais enceinte de Souleymane. À l’époque, l’histoire de ce fait divers restait encore abstraite pour moi, une pure fiction. Je l’ai lu d’une traite et me suis dit que cela ferait un formidable film. Chanson douce questionne tellement de faits de société : la maternité, le mépris de classe, le malaise d’être employeur à 30 ans, la misère sociale… C’est un film de genre, un thriller, qui ne parle que du quotidien et c’est ce qui me fascine, car la terreur qu’il inspire peut-être ressentie par tous. “Plus vous racontez quelque chose d’intime, plus vous accédez à l’universel”, disait Albert Camus. Sur le tournage, je me suis interdit de penser à mon fils, cela aurait été trop dur à gérer émotionnellement. La tentation était grande de faire des parallèles entre ma vie de jeune maman et celle de Myriam…»
La culpabilité des femmes
«Myriam, mon personnage, n’en peut plus d’être mère au foyer. Elle ressent le besoin viscéral de retravailler, d’échapper à cette vie domestique qui l’ennuie profondément. Elle se sent seule et déclassée, dans une société où le travail détermine le statut d’un individu. Mais elle culpabilise aussi de reprendre son métier d’avocate, de laisser ses enfants à une nounou… Sans le savoir, elle va faire entrer le loup dans la bergerie. J’éprouve de la tendresse pour elle, mais j’aime aussi l’idée que l’on puisse lui en vouloir de refuser de voir le danger, par confort, par lâcheté. Cela étant dit, je comprends qu’elle ne renonce pas à ses ambitions professionnelles. Travailler, être indépendante est essentiel au bien-être de beaucoup d’entre nous, moi la première. Sauf qu’il faut tout mener de front… Comment trouver l’équilibre entre nos vies de femmes, de mères, d’épouses et nos vies professionnelles ? Je n’en ai aucune idée. J’espère une formule miracle remboursée par la Sécurité sociale.»
Le pouvoir
«Tous les parents qui travaillent sont confrontés à ce paradoxe : faire garder ce qu’ils ont de plus chers – leurs enfants – à de parfaits inconnus. Quand on y pense, c’est vertigineux ! J’ai la chance que mon fils soit gardé par sa tante, c’est la famille. Mais à sa naissance, j’ai moi aussi reçu des candidates. Je n’osais même pas leur poser des questions… Je suis trop dans l’affect. Je voulais tellement les mettre en confiance que, à la fin, j’avais l’impression d’inverser les rôles. C’est d’ailleurs peut-être le seul point commun que j’ai avec Myriam, je ne suis pas du tout à l’aise avec le fait de recruter quelqu’un, d’être « patronne », d’avoir un lien hiérarchique. Ce n’est ni dans ma culture ni dans mes habitudes. J’ai un problème avec la notion de pouvoir, avec la domination. Le film s’empare aussi de ce sujet »
La famille
«Je voulais que les deux héroïnes soient dépendantes l’une de l’autre. C’est jouissif à incarner, moi-même, je peux être émotionnellement dépendante dans la vie. J’ai un rapport fusionnel avec mes parents, mon frère et ma sœur. On s’appelle tous les jours. Je suis la benjamine de la fratrie. Même la naissance de mon fils n’a pas fait bouger les lignes, je reste la petite dernière. Mon frère et ma sœur ont huit et neuf ans de plus que moi, ils m’ont préservée, protégée, aidée et continuent de le faire. Je les aime plus que tout, ils le savent, on se le dit souvent. Nous sommes issus de la classe très moyenne, mon père était chauffeur de taxis, ma mère professeure de littérature orientale en Algérie, avant d’être employée aux Assedic en France. Ils ont fait beaucoup de choix de raison pour notre éducation. La raison me fait peur, même si elle se révèle parfois nécessaire. Je me sens redevable des sacrifices qu’ils ont consentis pour nous permettre d’évoluer. Ma famille, c’est mon monde. Nous prenons soin de ce qui nous lie. Ce trop-plein d’amour pourrait me restreindre. Mais chacun se laisse du champ pour vivre sa vie.»
Les actrices
«Sans faire de psychologie de comptoir, on ne fait pas ce métier si on ne cherche pas à combler un manque, à réparer une faille. On est en quête de reconnaissance, d’amour. Avec l’âge, l’expérience, on éprouve moins le besoin de ces pansements. Le plaisir du jeu l’emporte sur le reste. Le cinéma, c’est un point de vue. Moi qui suis très pudique, timide même, ce métier a parfois été un exutoire jubilatoire pour jouer avec les mots et les gens. Beaucoup s’imaginent que c’est la guerre entre les actrices, ils se trompent, c’est plutôt entre les acteurs que c’est compliqué ! Je suis très proche de Géraldine Nakache, Adèle Exarchopoulos, Marina Foïs, Sandrine Kiberlain ou Marion Cotillard. Je les aime. On s’encourage, on se soutient.»
Tahar Rahim
«Je viens de tourner avec Tahar, The Eddy, une série pour Netflix. Cela faisait dix ans, depuis Un prophète, que nous n’avions pas travaillé ensemble. Ce n’est pourtant pas l’envie qui nous manquait… Avant d’être mon mari, Tahar est l’un des acteurs que j’admire et qui me touche le plus mais, jusqu’à présent, aucun des projets que nous avions reçu ne valait le coup. Cette fois-ci, la question ne s’est même pas posée. J’aurais dit oui à Damien Chazelle, que Tahar fasse ou non partie du casting. Et vice versa. J’avais vu Whiplash et La La Land, et c’est évidemment un cinéaste majeur. Avec lui, j’ai découvert une autre façon de travailler. Quand il te dit : « Le scénario existe, mais tu en fais ce que tu veux », cette liberté requiert de l’exigence.»
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