Sa première réalisation, Les Misérables, est un électrochoc. Un angle de vue sur la banlieue depuis l’intérieur, débarrassée des clichés, au plus près de l’humain et sans parti pris. Avec ce film sous tension, Ladj Ly porte la voix de ceux qui n’en ont pas. Et ne compte pas s’arrêter là.
Il aura suffi d’un film, son premier, pour faire basculer son destin. Prix du jury au dernier Festival de Cannes, en lice pour les Oscars (le 9 février prochain) dans la catégorie Meilleur Film étranger, à 39 ans, l’ex-gamin de Montfermeil est devenu un cinéaste qui compte. Avec Les Misérables, Ladj Ly a fait entendre sa voix au-delà des frontières de la Seine-Saint-Denis, en banlieue parisienne, son territoire.
Il est arrivé dans le quartier des Bosquets à l’âge de 3 ans, avec ses cinq frères et sœurs et ses parents, immigrés maliens. Un père éboueur pour la Ville de Paris, une mère au foyer, une enfance heureuse. Ce n’est qu’en grandissant qu’il réalise la difficulté de l’environnement, de la misère, des violences, des conséquences sur une jeunesse qui trinque. Les Bosquets, c’est 5 400 habitants, 27 % de chômage (38 % chez les 15-20 ans), 33 % d’immigrés.
Ladj Ly se saisit alors d’une caméra, une arme pacifique découverte grâce au collectif Kourtrajmé, qu’il fonde dans les années 1990 avec ses amis d’enfance, des apprentis vidéastes, as de la débrouille et pourfendeurs de l’académisme. Après avoir fait l’acteur dans les films de ses copains «pour tester, s’occuper et s’éclater», il ressent l’envie de témoigner, de rendre compte des injustices qu’il constate depuis sa fenêtre, et de sortir la banlieue des visions étriquées.
En 2005, caméra au poing, il filme les émeutes de l’intérieur. Trois ans plus tard, il assiste à l’interpellation mouvementée d’un jeune du quartier et envoie sa vidéo du dérapage policier aux médias : les images chocs sont vues par la France entière, et les fonctionnaires finiront par être suspendus. C’est le point de départ du court-métrage Les Misérables, qui, aujourd’hui, se déploie dans un film centré sur les tensions entre policiers, caïds, Frères musulmans et «microbes» (les enfants de banlieue) après une bavure aux Bosquets.
Le cinéaste, grand échalas élégant et posé, y donne à voir une autre banlieue, délestée du manichéisme et des caricatures, tout à la fois violente et humaine, individualiste et solidaire. Assagi, le «grand frère» de Montfermeil le confesse : la rage des premières années a laissé place à une saine colère. Son film est le reflet de sa lucidité, de son engagement et de son amour sincère pour ce quartier qu’il n’entend pas lâcher. Malgré les sollicitations et les tentations, le gamin de Seine-Saint-Denis veut rester vivre dans sa ville avec sa femme et ses trois enfants. Il y tournera aussi ses deux prochains films pour faire ce qui l’anime depuis son premier clap : porter la voix de ceux qui n’en ont pas.
Première fois
«Aux Bosquets, les opportunités étaient rares. Je n’ai jamais rêvé de devenir acteur ou réalisateur. Ça n’existait même pas dans mon imaginaire. Le cinéma m’est tombé dessus par hasard, quand j’ai rencontré mes potes Romain Gavras (fils de Costa et réalisateur du film Le monde est à toi, NDLR) et Kim Chapiron (réalisateur de Sheitan et de La Crème de la crème, NDLR). Kim, je le connais depuis le primaire.
Ses grands-parents habitaient Montfermeil et il venait au centre de loisirs. En 1996, nous avons créé le collectif Kourtrajmé : nous venions de milieux sociaux très différents. Cette mixité était notre force, elle évitait le formatage. On a commencé par filmer nos délires avec les moyens du bord et, à 16 ans, je jouais dans leurs courts-métrages. Trois ans plus tard, j’achetais ma première caméra et je me lançais.»
En vidéo, « Les Misérables », la bande-annonce
Culture urbaine
«Monter la version longue des Misérables a été un parcours du combattant, même si le court-métrage avait été sélectionné et récompensé dans de multiples festivals. Le sujet effrayait. Mon profil aussi : personne ne me connaissait dans le milieu et j’avais l’étiquette “banlieue” et “culture urbaine”, qui souvent s’accompagne d’un mépris certain. On me répondait : “On ne va pas cautionner le fait que des gamins brûlent des policiers”, “Ça va attirer la clientèle à casquettes…” ou “Encore un film de banlieue ?!” Mais en vingt-cinq ans, il y a peut-être eu dix films seulement sur le sujet, et on cite encore La Haine comme référence. Je me suis reconnu dans le film de Mathieu Kassovitz, qui parlait de nous et, déjà, des violences policières. J’ai aussi eu envie de faire du cinéma grâce à lui, mais le monde a changé. Il y a de la place pour de nouvelles histoires dans cet environnement.»
Clichés
«Il existe peu de films qui évitent les clichés sur la banlieue, notamment parce qu’ils émanent souvent d’un regard extérieur. À l’heure où le cinéma s’ouvre à la diversité, il est temps que nous racontions nos propres histoires pour sortir du raccourci de la “no go zone ”. J’ai volontairement exclu le rap, la drogue et les armes à feu des Misérables . J’essaie aussi de ne pas prendre parti et de dresser un constat aussi objectif que possible. Dans les quartiers, il n’y a ni bons ni méchants. Il y a des policiers, des habitants, des mères, des gamins, de toutes couleurs et de toutes confessions, qui font comme ils peuvent pour vivre et survivre. J’insiste aussi là-dessus : je ne suis pas anti-police. Pour avoir été en immersion avec la brigade anti-criminalité, je connais aussi la difficulté de leur quotidien. De la même façon, j’ai été vigilant sur la représentation de l’islam. Celui que je vois dans mon quartier n’est pas celui que je vois dans les médias.»
Injustice
«Le petit Buzz, le personnage qui filme le quartier et la bavure avec son drone dans Les Misérables, c’est moi. C’est d’ailleurs mon fils aîné qui le joue. J’ai grandi avec des parents aimants, mais les esprits qui s’échauffent dans la cité et les violences policières, je les ai observés. Ou subis. J’avais 10 ans quand j’ai vécu mon premier contrôle d’identité. On m’a traité de “macaque”. Je ne comprenais même pas ce que ça voulait dire. Dès le plus jeune âge, j’ai été confronté au racisme, au délit de faciès. J’ai dû me faire contrôler plus de mille fois dans ma vie, et ce n’est pas un chiffre métaphorique.»
Militantisme
«Je me considère presque en mission. Mon premier film s’appelait Montfermeil-les-Bosquets. J’avais 19 ans et je dénonçais déjà les conditions de vie dans la cité. Cette ville, c’est mon territoire. Dans Les Misérables, je ne pouvais pas parler des violences policières sans évoquer les autres, la misère sociale, l’éducation ou l’enfance qui, livrée à elle-même, finit par se révolter. Il y a tellement à dire que j’envisage un triptyque : mon prochain film sera un portrait du maire de Clichy-sous-Bois lors des émeutes de 2005, et le suivant se déroulera dans les années 1990. Les problèmes existent depuis trente ans, et il n’y a toujours aucune solution concrète. Les émeutes de 2005, après la mort de Zyed Benna et de Bouna Traoré, n’ont rien changé : il y a eu de beaux discours… et puis plus rien. J’espère néanmoins le dialogue encore possible. Mon film, c’est un cri d’alarme que j’adresse aux politiques. J’ai interpellé le président Macron pour qu’il le voie. Il nous a invités à l’Élysée, mais j’ai refusé. Je souhaiterais qu’il se déplace à Montfermeil. Une réponse positive serait un signal fort.»
Transmission
«En 2018, j’ai monté l’école de cinéma Kourtrajmé, à Montfermeil, pour donner leur chance aux jeunes de quartiers qui n’ont ni les moyens ni le réseau pour accomplir leur rêve ou trouver leur voie. C’est gratuit, ouvert à tous, sans conditions de diplôme ni limite d’âge. Pour 30 places, réparties dans les filières Scénario, Réalisation et Postproduction, nous recevons aujourd’hui plus de 2 000 candidatures de tous les pays. Et sur les cinq courts que nous avons produits la première année, deux sont développés en longs-métrages. Nous essayons de faire émerger des talents pour une parole plus diverse, et nous allons lancer une section Production et une section Art et Image chapeautée par JR, lui aussi membre de Kourtrajmé.»
Deux mondes
«Montfermeil, c’est chez moi, et je ne vois aucune raison d’en bouger. Mais il est vrai que j’y suis privilégié. J’ai, par exemple, mis mes trois enfants dans le privé pour qu’ils échappent au chaos des écoles de banlieue. C’est un frein à la mixité sociale, j’en suis le premier navré, mais je suis aussi un papa comme les autres : je veux le meilleur pour eux. Honnêtement, je navigue sans mal. Il y a vingt ans, après mon premier Cannes avec Kourtrajmé – Thomas Langmann nous avait prêté sa suite après notre première nuit sur la plage -, je n’arrivais pas à atterrir. Aujourd’hui, je suis en interview dans un palace, et demain, je serai dans ma cité. C’est ma vie, et je ne veux pas oublier d’où je viens.»
Avenir
«Depuis Cannes, j’ai de multiples propositions, notamment des États-Unis. Je pourrais signer demain un film à 20 millions de dollars, mais, pour l’instant, je n’en ai pas envie. Comment être pertinent ? Je ne connais ni le pays ni la langue. Je ne veux pas faire un film pour faire un film. Je suis convaincu que le cinéma peut faire bouger les choses, et si je peux être utile quelque part, c’est ici et maintenant, sur ce terrain que je connais et qui a besoin qu’on le mette en lumière.»
*Les Misérables, de Ladj Ly, avec Damien Bonnard, Alexis Manenti, Djebril Zonga… Sortie le 20 novembre.
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