Dans la France de l’immédiat après-guerre, Madeleine et François se rencontrent aux abords d’une plage normande. Entre eux, c’est l’évidence, et comme une reconnaissance.
Tous deux portent un secret qu’ils essayent de fuir, une part blessée au plus profond d’eux-mêmes. Madeleine, notamment, est mère d’un petit garçon né d’une brève liaison avec un soldat allemand pendant la guerre…
L’amour qui unit ce couple les aidera-t-il à surmonter un passé qui les empêche, trouveront-ils le moyen de le dépasser, ou de vivre avec ? Commence un grand récit qui se déploie avec souffle sur une vingtaine d’années, un film puissant et bouleversant dans lequel la réalisatrice Katell Quillévéré (Suzanne, Réparer les vivants, la série Le Monde de demain…) déploie habilement les codes du mélo, tout en les bousculant avec succès. Interview.
L’histoire d’un grand secret de famille
Marie Claire : D’où vient cette histoire, comment est-elle née ?
Katell Quillévéré : Le point de départ, c’est ma grand-mère. J’étais très proche d’elle, j’ai toujours su qu’elle avait un secret, tout en faisant en sorte qu’on la protège et qu’on ne lui pose pas de questions. Ce n’est vraiment qu’avec le temps, et avec l’aide de mon compagnon, donc quelqu’un d’extérieur, que j’ai réussi à comprendre ce qu’était ce secret. Ma grand-mère a eu une histoire avec un soldat allemand quand elle avait 17 ans, pendant l’Occupation. Elle est tombée enceinte, s’est retrouvée mère célibataire, sa vie a basculé.
Quatre ans après, elle a rencontré mon grand-père, sur une plage en Bretagne. Elle était d’un milieu plutôt modeste, lui venait d’une famille plus aisée, ils se sont mariés assez vite, contre l’avis de la famille de mon grand-père. Il a reconnu cet enfant et l’a adopté. Et ils ont caché ensemble, toute leur vie, la vraie paternité de cet enfant.
Ma grand-mère avait plus de 80 ans quand on a découvert son secret. Je pense que cette histoire est marquée en moi, et que ce couple m’a toujours questionnée. Parce qu’il était assez atypique et mystérieux, je n’en ferai jamais le tour.
Le couple comme une fiction qu’on invente à deux.
Quelle est ensuite la part de fiction ?
Il y a un travail d’imagination totale que j’ai fait ensuite avec Gilles Taurand. L’idée du couple était au cœur de notre processus de création. Le couple comme une fiction qu’on s’invente à deux, à laquelle on décide de croire. Et c’est ça qui nous a embarqués. Avec l’idée de deux personnages qui ont tous deux quelque chose à fuir, à cacher …et qui presque par survie se reconnaissent, s’aident à former une famille qui va les protéger d’une société qui ne veut pas d’eux.
De cette union un peu particulière, va progressivement naître un amour. Un véritable amour, mais en même temps un amour non conventionnel, hors des sentiers battus.
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La rencontre du mélo façon Douglas Sirk et d’un naturalisme à la Pialat
De prime abord, on a le sentiment d’un grand mélo. Était-ce un genre que vous vouliez explorer depuis longtemps ?
Bien sûr, j’adore le mélo, je suis fan de cinéastes comme Douglas Sirk, James L. Brooks, mais aussi Todd Haynes, Fassbinder… J’avais envie de construire un récit qui soit très romanesque et qui s’étale sur une période de temps très longue. J’avais déjà exploré ce rapport au temps et à l’ellipse dans Suzanne (2013). Cela me passionnait de créer une variation autour du mélodrame.
Il y a des ingrédients du mélo avec cette idée que deux personnages s’opposent et pourtant s’unissent, le destin est en jeu, la tragédie aussi. Tout le temps la menace plane que quelque chose arrive. Et il y a cette alternance entre moments de joie et moments de tristesse.
Et en même temps, je m’éloigne aussi du mélo classique. Pour moi, il y avait un vrai défi de modernité à trouver. Comment faire en sorte que cette histoire trouve sa vérité aujourd’hui, et que les thématiques du film, dans tout ce qu’elles ont d’actuel, puissent être révélées par la forme…
Comment avez-vous trouvé cette modernité ?
En m’éloignant d’une forme classique. Il y a un très gros travail de reconstitution historique, à travers les décors, les costumes etc, mais aussi une caméra qui est légère, et qui filme cette histoire vraiment comme si elle se passait maintenant, de manière à créer un dialogue entre passé et présent. En réfléchissant aussi à la relation à l’émotion.
J’ai également une passion pour un cinéma beaucoup plus âpre, plus brut, plus naturaliste comme le cinéma de Pialat, par exemple, ou de Kechiche. Et je pense que le film vient aussi de là, de quelque chose de profondément humain dans le rapport à l’émotion. Il alterne entre des moments assez secs, assez retenus émotionnellement, et des moments lyriques. Il s’agissait de serpenter entre les deux, en fonction de la nature de chaque scène.
Au bout du compte, j’ai cherché à me situer entre Douglas Sirk et Maurice Pialat, deux cinéastes assez antagonistes a priori !
En quoi le personnage de Madeleine, incarné par Anaïs Demoustier, est-il si actuel ?
Il l’est d’abord dans son rapport à la maternité. C’est un personnage ambivalent. D’ailleurs, j’ai dû me battre là-dessus pendant l’écriture et le financement du film : dès qu’on représente au cinéma un personnage de femme qui est difficilement mère, les gens sont vite en retenue. C’est assez violent pour beaucoup de personnes de voir une mère qui n’est pas aimante. Il a fallu que je défende cela.
Il y a là un enjeu de modernité très important justement, s’écarter d’une vision un peu classique de la femme et de la mère. Et c’est aussi un personnage qui a un trauma originel, ce moment où elle a été tondue, humiliée, punie devant tout ce qui composait son monde. À partir de là, la faute est tellement ancrée en elle que cet enfant est un enfant de la honte. Et donc il va lui falloir tout le film pour s’autoriser à l’aimer. Son amour reste longtemps empêché parce que cet enfant la renvoie intrinsèquement à sa faute.
La honte immense des femmes tondues
Les images d’archives qui ouvrent le film et qui montrent ces femmes tondues à la Libération donnent les clés pour comprendre l’ampleur du traumatisme…
Et c’est pour ça que j’ai choisi l’archive et pas la reconstitution. Pour qu’on comprenne l’ampleur du traumatisme dans sa chair, et comment ce drame peut infuser sur toute une vie. Il fallait qu’il y ait une véracité absolue, et les archives contenaient ça. Elles n’ont pas été vues, ou très peu, c’est toujours la même image qui tourne.
Je n’aurais jamais pu être à la hauteur de cette vérité par la fiction. Il n’y a pas eu seulement des tontes, mais aussi des tortures, des viols, des meurtres. On ne parlait pas de tout cela. L’idée que ces femmes avaient pactisé avec l’ennemi est longtemps restée la seule chose à en dire.
Le film interroge la notion d’amour, ce qui fait famille, ce qui fait couple. En cela il résonne fortement avec notre époque…
Déjà, je trouve que ça raconte quelque chose dont on parle peu : le couple comme une entité qui n’est jamais complète. Dans le couple, il y a toujours un hors champ, un imaginaire, toujours une tierce personne. On a affaire à une partie de nous qui renonce à quelque chose, à d’autres possibles. Et donc à mes yeux dans le couple de cette histoire, il y a une universalité.
Avec eux, comme pour tout le monde, le couple est un travail, une épreuve, des obstacles. Il y a leurs divergences sociales, mais aussi sexuelles, et en même temps, leur amour est vrai. Le film dit aussi autre chose : quelle est la relation entre amour et sexualité ? Est-ce que pour s’aimer il faut forcément une grande complicité sexuelle ? Et cela interroge aussi la notion d’amour : lui joue son rôle de père avec son fils à elle, il éprouve un amour pour cet enfant alors qu’il n’en est pas le père biologique. Cela dit aussi à quel point l’identité sexuelle n’a rien à voir avec la capacité à éduquer…
J’ai voulu faire un film qui raconte l’amour sous toutes ses formes, ses formes non conventionnelles.
Le parcours et la radicalité d’Adèle Haenel me touchent.
Une génération de réalisatrices talentueuses
Il y a six femmes en lice dans le Compétition officielle cette année, davantage que d’habitude. Dans des sélections parallèles aussi, les réalisatrices sont nombreuses. Tout va mieux et dans le bon sens selon vous ?
Il y a quelque chose qui a été entendu du côté de la sélection officielle et sur la place des femmes cinéastes. C’était déjà le cas depuis un moment dans les sélections parallèles … C’est vraiment à saluer et on a envie que cette progression soit pérenne.
Après, il faut que le cinéma réussisse à être à l’image de la société française d’une manière générale, dans toute sa diversité. Il faut encore ouvrir des portes. Cela reste encore un milieu assez blanc, assez privilégié. Il faut s’ouvrir à la diversité du côté des cinéastes, du côté des sujets. Là aussi, cela bouge, heureusement. Ce sont de véritables enjeux.
Vous êtes de plus en plus nombreuses, dans cette même tranche d’âge autour de la quarantaine, à être réalisatrices. Existe-t-il une forme de solidarité entre vous ?
C’est difficile de faire une généralité. Il y a certaines amitiés, bien sûr. Des cinéastes avec lesquelles j’ai « grandi », on a fait des courts-métrages en même temps, et on s’est connues dès le départ et donc on s’est suivies. Je suis de la même génération que Rebecca Zlotowski, Justine Triet, Alice Winocour, Mia Hansen-Love… On se connaît depuis 15 ans. Il y a beaucoup de respect entre nous.
Qu’est-ce que vous pensez de la décision d’Adèle Haenel d’arrêter le cinéma et de sa charge contre ce milieu ?
Je suis très attachée à Adèle, on a fait un film ensemble, Suzanne. Son parcours et sa radicalité me touchent. J’ai une forme d’admiration.
En même temps, j’ai eu un parcours différent. Mon « école de cinéma », ça a été la Société des réalisatrices et réalisateurs de films. J’ai travaillé dès 21 ans dans cette association qui réunissait des cinéastes très militants qui se battaient pour le droit d’auteur, la liberté des cinéastes à avoir le final cut, l’équilibre entre art et industrie dans le cinéma, la possibilité que le cinéma français existe dans toute sa diversité. J’ai toujours vu des cinéastes hyper politisés, très engagés sur des sujets de société, parce qu’on se battait aussi pour les sans-papiers, pour des causes qui dépassaient notre propre petit milieu.
Il y a aussi une tradition de lutte dans le cinéma… Moi-même, j’ai beaucoup milité pendant huit ans au sein de cette association. Je pense que mon admiration suprême est toujours allée à des figures qui militaient de l’intérieur, et se servaient de leur notoriété comme une arme efficace.
Sa décision vise notamment à dénoncer « la complaisance » du milieu envers les agresseurs sexuels…
Bien sûr, et je la respecte. Quand on commence dans le cinéma, ce que l’on vit dans les premières années est fondateur du rapport qu’on va déployer ensuite face à ce milieu. Mais j’ai un parcours très différent, je n’ai pas subi de violences en tant que femme dans le monde du cinéma, j’étais jeune réalisatrice, pas actrice.
Ce qui est évident, c’est que les choses bougent aujourd’hui, notamment par rapport aux agresseurs. Mais elles bougent encore lentement…
Le Temps d’aimer, de Katell Quillévéré. En salle prochainement.
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