L’écrivain de 57 ans ne s’est jamais senti autant en accord avec lui-même. Dans son nouvel ouvrage*, il célèbre les rencontres et les lectures qui lui ont permis de se trouver. Pour nous, il revient sur son enfance hors du commun, entre chaos et résilience.
C’est une évidence: il y a chez l’écrivain Alexandre Jardin une puissance de vie qui vous attire comme un aimant. Joint via Zoom, il s’est prêté, depuis l’Ontario, au jeu de l’interview en déambulant sur un parking désert – pour cause de Thanksgiving au Canada. C’est son cœur ressuscité par l’amour d’une femme qui l’a éloigné de nous, de la France, pour quelques jours. Dans la morosité ambiante, cette vision de lui rayonnant de bonheur, nous racontant sa vie pleine de rires et de larmes et surtout, les personnages clés, ceux qui l’ont aidé à réenchanter son parcours accidenté et à qui il consacre son nouvel ouvrage, Les magiciens (Albin Michel), nous invite à faire tomber toutes pensées limitantes. A se réinventer encore et encore. Et même à devenir la/le magicien(ne) de sa vie. Et de la vie tout court. Pour nous, l’auteur du Zèbre, de Ma mère avait raison (Grasset) pour ne citer qu’eux, ce père de cinq enfants et beau-père d’une sixième, celui qui s’est battu pour que l’on ait des masques sur le nez au début de la pandémie, a remonté le fil de son histoire. Flash-back.
GALA : Quel est votre premier souvenir d’enfance ?
ALEXANDRE JARDIN : Je revois tous les hommes de ma mère, Stéphane, qui jouent au poker, j’ai 5 ans. Il doit y avoir Costa-Gavras, Claude Sautet, papa, une dame de papa, et maman. Personne ne sait à l’époque qu’ils vont devenir des metteurs en scène connus, des écrivains importants. C’est juste des mecs amoureux de la même femme – ma mère donc – qui ont chacun leur chambre dans une maison à la campagne, dans un moment de liberté française. Totalement française, je m’en rends compte aujourd’hui. A cette époque, je pensais que la vie était un truc léger et assez merveilleux. Et puis au même moment, papa (Pascal Jardin, dit le Zubial, ndlr) m’apprenait qu’il avait perdu 1 million. C’était la catastrophe : on était ruinés ! Une demi-heure après, il revenait en me disant : « J’ai eu le producteur Christian Fechner au téléphone, je vais écrire un film pour Louis de Funès, je vais pouvoir payer ma dette de jeu ». J’avais l’impression que l’on évoluait dans un monde que l’on pouvait tout le temps redessiner, réinventer. On avait le droit de tout : d’être divers, d’être complexe, d’être frivole, d’écrire des films de cape et d’épée et en même temps du cinéma d’auteur. Papa avait aussi ce jeu complètement fou : il se mettait à suivre les panneaux Autres directions quand il conduisait. Un jour, nous nous sommes retrouvés dans un monastère à discuter avec une bonne sœur. Je suis intervenu, je sentais qu’il allait l’embarquer, qu’elle était en train de tomber amoureuse…
GALA : Il paraît que vous avez fait une école très soixante-huitarde ?
A. J. : En fin de cinquième, j’ai voulu arrêter ma scolarité. Ma mère a eu une réaction extraordinaire, elle m’a inscrit à l’Ecole et la Ville, une école dite d’autodiscipline. Les grands avaient des cours d’entraînement à l’orgasme, en cours de yoga, avec respiration à tout va. Alors que j’étais en quatrième, on étudiait l’accouchement sans douleur à Pithiviers. On n’était pas obligés d’aller en cours, il n’y avait pas de classe mais des niveaux, on jugeait les profs dans des espèces de tribunaux populaires où ils fondaient en larmes. J’ai vécu le vrai délire soixante-huitard de près, et à la fin de l’année, j’ai supplié ma mère de me remettre dans un système normal. Quand papa est mort [le 30 juillet 1980], j’avais 15 ans, ça a été la fin du monde. Ce monde marchait avec des magiciens, alors quand le principal a foutu le camp, le royaume est devenu compliqué. Emmanuel, mon grand frère, s’est mis à faire n’importe quoi, il a sauté dans le lit de la dernière femme de papa. Et quand j’allais le voir pour lui dire « Tu ne peux pas faire ça, tu vas te brûler », il me répondait « C’est vrai et c’est ça qui est bon » ! Je sentais bien que tout cela allait dans le décor. Il s’est suicidé quelques années plus tard. J’ai commencé à comprendre que dans le « tout est possible », il y a du « tout est permis ». A comprendre aussi que mon grand-père, Jean Jardin, était terrifiant, qu’il avait été directeur du cabinet de Laval, en 1942-43, ce qui voulait dire des choses très concrètes, assumées. Le lendemain de la messe d’enterrement de papa, ma mère m’a envoyé en Irlande alors que je ne parlais pas un mot d’anglais. C’était tellement la fin du monde que cela m’a semblé naturel à cet âge-là d’être tenté par la mort. Une nuit, je suis allé me jeter dans la mer. Sans l’intervention d’un gosse, je ne serais pas là aujourd’hui. Je connais les chemins noirs, je sais aussi qu’on en sort.
GALA : Votre mère cherchait sans doute à vous protéger…
A. J. : Dans son radicalisme et sa violence, maman s’était dit que c’était de toute façon la catastrophe et qu’il fallait apprendre à la dure. J’ai eu cinq enfants, j’en ai élevé une sixième, je sais ce que c’est un enfant de 15 ans, c’est pas épais, c’est ultrafragile.
“À 15 ans, une nuit, je suis allé me jeter dans la mer […]. Je connais les chemins noirs, je sais aussi qu’on en sort”
GALA : Comment êtes-vous sorti de ce « chemin noir » ?
A. J. : Je ne savais pas quoi faire de la réalité. Je la fuyais en écrivant et, avec un Bic, je m’en sortais. Intérieurement, j’avais une vie intellectuelle, des questionnements sur mon grand-père mais je n’en parlais pas. Je me suis marié à ans avec la mère de mes trois fils, rencontrée à 19 ans. Il y avait cette apparence de vie bourgeoise stable à laquelle j’aspirais enfin pour souffler mais, à l’intérieur, je ne m’intéressais au fond qu’aux hors-cadre, aux désobéissants, aux très courageux, aux rénovateurs de la pensée humaine.
GALA : Et l’écriture est arrivée par un chemin détourné…
A. J. : J’étais très étonné de devenir écrivain, je ne l’ai pas vraiment fait exprès. J’avais 21 ans. Je ne pensais pas écrire de roman, je voulais écrire pour le théâtre, chose que je n’ai jamais faite. Dans le regard des autres, j’étais un jeune écrivain. Mais pour moi, j’étais déjà en retard. J’ai perdu mon père très tôt, je voulais démarrer ma vie, il aura fallu attendre six ans, cela m’a paru interminable. C’est Françoise Verny, une des rencontres majeures de ma vie, ma première éditrice, l’âme de Gallimard, qui m’a attirée vers le roman. Un vieil ami de mon père lui avait donné une pièce de théâtre que j’avais écrite, elle voulait me voir. Moi pas, je ne voulais être romancier. Et je me demandais si je savais écrire tout court. « T’es trop con, dis à ta mère – j’habitais encore chez elle – qu’on vient dîner mercredi », m’a rétorqué cet ami. Il y avait un ascenseur qui arrivait direct dans notre appartement et j’ai vu débouler Françoise, explosée d’alcool, qui m’a chopé par la chemise, jeté sur un canapé et dit : « chéri, fais moi un roman ». Et là j’ai vu le visage du destin. Je ne me suis dit que si je ne le voyais pas sous cette forme je ne le verrais jamais (Rires).
* Les magiciens (Albin Michel)
Cet entretien est à retrouver dans Gala N°1539, disponible ce jeudi 8 décembre.
Crédits photos : STÉPHANIE LACOMBE/PINK/SAIF IMAGES
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