Mythomane de génie ou escroc compulsive ? Alors que Netflix va diffuser Inventing Anna, série inspirée du parcours sulfureux d’Anna Sorokin alias Anna Delvey, pleins feux sur cette fausse héritière qui a pris le rêve américain à son propre piège.
«Who the hell is a Anna Delvey ?» C’est la question que pose le teaser de la série très attendue Inventing Anna, avec l’actrice Julia Garner et créée pour Netflix par Shonda Rhimes. Et c’est la question, centrale, qu’auraient dû se poser les fêtards new-yorkais lorsqu’en 2013 ils ont vu débarquer dans leur cercle de privilégiés cette «héritière allemande» à l’enviable fortune…
Jets privés, clubs branchés, hôtels de luxe, dîners dans les plus grands restaurants de Manhattan, pas de doute, la socialite d’à peine 25 ans fait partie du club des rich and famous. Sur son compte Instagram (@theannadelvey, suivi à l’époque par 40.000 abonnés), Anna chronique son quotidien en postant les clichés de sa vie de rêve entre Miami et New York, à la manière d’une influenceuse bien née.
Le problème, c’est qu’elle a tout inventé : Anna Delvey n’existe pas. En moins de quatre ans, celle qui, d’origine russe, s’appelle en fait Anna Sorokin, aura escroqué entourage, hôtels et investisseurs pour plusieurs centaines de milliers de dollars. En octobre 2017, elle est arrêtée. «L’affaire Anna Delvey» fait la une. Comment une fille a priori banale a-t-elle réussi un tel tour de force ?
En vidéo, « Inventing Anna », la bande-annonce
Sa trajectoire, mi-décadente mi- flamboyante, fascine. En 2018, la journaliste Jessica Pressler publie une longue enquête fouillée dans le New York Magazine. Alors que tout Hollywood se bat pour acquérir les droits d’adaptation de la story, c’est Netflix qui décroche la timbale pour un montant tenu secret. Lors de son procès hypermédiatisé en 2019, l’arnaqueuse orgueilleuse continue de faire parler d’elle, engageant une styliste afin de lui composer des looks mode pour chaque audience. La diablesse s’habille vraiment en Prada ! Reconnue coupable d’escroquerie et de crime organisé, Anna Sorokin est condamnée à plus de quatre ans de prison – et doit également rembourser plus de 250.000 dollars à ses victimes et aux banques.
Emprisonnée à Rikers Island, à New York, la détenue numéro 19G0366 prépare secrètement son come-back… Début 2021, Sorokin, 30 ans, sort de prison pour bonne conduite, ses dettes payées, en partie grâce au deal juteux qu’elle a signé avec la plateforme de streaming pour l’adaptation de son incroyable histoire en série. En bonne businesswoman, elle a déposé des noms de domaines et de marques liés à son désormais célèbre alter ego.
https://instagram.com/p/CLeuij_gZjD
Son compte Insta ? Le nombre de ses abonnés y a été multiplié par trois et s’élève désormais à 145.000. Bref, une vraie icône pop avec son fan-club. Héroïne insaisissable et intrigante sans affect, Anna Delvey est une pure fiction contemporaine. Et si elle était la première Gatsby de l’ère Instagram ?
Anna, la reine des pique-assiette
Flash-back. Nous sommes en 2013. Anna est âgée d’à peine 23 ans lorsqu’on la retrouve à Paris après avoir décroché un stage au magazine fashion Purple. Elle change alors son nom et se fait appeler «Delvey», peut-être pour oublier qu’elle vient d’un coin paumé d’Allemagne (sa famille, originaire de la banlieue moscovite, a émigré à l’adolescence d’Anna). Rapidement, la timide stagiaire fan de mode est de toutes les soirées, dans le sillage du fondateur du magazine, Olivier Zahm, fêtard impénitent à l’entregent notable.
Quand l’opportunité de se rendre à New York pour poursuivre son stage s’offre à elle, elle n’hésite pas. Dans la ville de tous les possibles, avec un simple visa tourisme, Anna travaille son réseau et intrigue pour infiltrer le microcosme de la nuit. Son récit personnel s’étoffe alors. Sa fortune de 60 millions de dollars ? Elle va en hériter à ses 26 ans. Son père ? Un businessman à la tête d’une entreprise de panneaux solaires – à moins qu’il ne soit oligarque russe. Son vrai père, Vadim, est chauffagiste. Son accent allemand semble étrange, mais qu’importe.
Au côté d’Anna Sorokin, la DJ Elle Dee, qu’ elle tentera, sans succès, d’escroquer.
Avec ses yeux clairs et son visa poupin, la jeune femme sait prendre la pose pour les photographes, fait claquer les bouchons de champagne dans les carrés VIP et distribue des billets de 100 dollars en pourboire. Partout, pourtant, la party girl s’arrange pour se faire inviter. Elle Dee, DJ brésilienne en vogue, a rencontré Anna en 2014 à Montauk, station balnéaire huppée des Hamptons. Dans un témoignage pour la BBC, elle raconte une personnalité réservée, voire distante : «On m’avait demandé d’héberger pour la nuit cette jeune stagiaire qui ne connaissait personne, mais on était pas très enthousiastes à l’idée de partager notre chambre, on était déjà trois pour deux lits… Elle ne nous a même pas dit bonjour et nous regardait avec les yeux dans le vague. Une amie l’a alors complimentée sur sa robe, et elle a simplement dit : « Balenciaga ».»
La DJ propose un matelas gonflable à Anna, qui refuse en faisant la moue, avant de disparaître. Elle la reverra au petit matin, en train de dormir dans une voiture sur un parking. Après cet épisode, Elle Dee croise Anna dans toutes les soirées branchées : «Elle était partout où il fallait être.» Elle sent pourtant que quelque chose cloche. «À Paris, je la retrouve pour la Fashion Week. C’était en 2014. Elle m’invite pour un verre à l’Hôtel du Louvre. Lorsque j’arrive, elle est avec six personnes dans sa chambre, quasi vide, à boire du champagne hors de prix. Personne ne se parle vraiment, il n’y a pas de musique, pas d’ambiance…» La DJ sirote une coupe et quitte précipitamment les lieux. Le lendemain, elle reçoit un appel d’Anna, en pleurs. Celle-ci lui demande si elle peut lui avancer de l’argent car sa carte de crédit «ne passe plus». Elle refuse. Montant de la note ? 35.000 dollars. Son modus operandi.
Anna, la millionnaire imaginaire
C’est le début de la folle trajectoire d’Anna D., qui accumule les ardoises dans tous les boutiques-hôtels de Big Apple, «empruntant» de l’argent à ses proches. À ceux qui veulent bien la croire, «l’héritière» pitche alors un projet de centre d’art contemporain sur Park Avenue, la Anna Delvey Foundation. Pour convaincre les futurs investisseurs, une brochure de 80 pages est même produite, présentant Anna et son goût très sûr pour l’art contemporain : «Elle collectionne Urs Fischer, Cindy Sherman, Agnès Martin, Ed Ruscha…» Et Christo, qu’elle annonce dans le projet. Au board de la fondation sont cités des entrepreneurs et des personnalités de la scène artistique, ainsi qu’Olivier Zahm et André Saraiva, figure des nuits parisiennes. L’un des associés d’Anna serait même André Balazs, le patron des hôtels Standard, un businessman bien connu à Manhattan.
Entre décadence, luxe et escroquerie, la story “Anne Delvey” passionne les foules
Si la brochure est ultrasoignée (imaginée par un studio de graphisme pour un montant de 20.000 euros – non réglés), elle est aussi truffée de fautes, le nom de l’artiste britannique Anish Kapoor est ainsi maladroitement orthographié… Quand elle approche la City National Bank pour un prêt de 22 millions de dollars, l’établissement bancaire repère l’arnaque, de grossiers faux en écriture. La Fortress Investment LLC est quant à elle moins regardante, lui virant plusieurs dizaines de milliers de dollars d’avance. La fausse millionnaire se met alors à dépenser comme une folle, s’enferrant dans sa mystification délirante.
Pour séduire, Anna Sorokin poste sa vie de rêve sur Instagram (ici en 2014, lors d’un séjour dans un centre de remise en forme huppé en Autriche), mais multiplie les fraudes pour la financer.
Elle encaisse des chèques en bois en son propre nom ! Avec une copine du service photo du Vanity Fair américain, elle booke des vacances au Maroc. Nous sommes en mai 2017, et quand Anna propose à Rachel DeLoache Williams une semaine à La Mamounia, célèbre palace de Marrakech, la trentenaire accepte volontiers. Les deux se connaissent depuis deux ans, et Rachel n’a aucune raison de suspecter son amie. Un simple coup d’œil à son compte Instagram le prouve : elle est pleine aux as.
Anna Sorokin avec la photographe RachelDeLoache Williams, en 2017, lors de vacances au palace la Mamounia, à Marrakech: cette dernière portera plainte après que son “amie”, censée l’avoir invitée, lui aura fait payé la facture du séjour (62 000 dollars) car sa carte de crédit est refusée.
Las ! Une fois sur place, prétextant une nouvelle fois que sa carte ne fonctionne pas, Anna supplie Rachel de régler la note – en promettant de tout rembourser. La jeune femme en sera pour 62.000 dollars de sa poche et sortira plus tard un livre pour raconter ses mésaventures (déjà «optionné» par HBO pour une autre série !). Les escroqueries se succèdent jusqu’à ce jour du 3 octobre 2017, quand la fausse socialite est enfin arrêtée dans un centre de repos pour VIP, à Malibu.
Anna, un chef-d’œuvre de fiction pop
Basée sur un article paru dans le “New York Magazine” en 2018, la série Inventing Anna retrace l’enquête d’une journaliste sur Anna “Delvey” Sorokin (jouée par Julia Garner, photo). On y retrouve les artifices et les excès de celle qui voulait convaincre l’élite new-yorkaise qu’elle était une riche héritière allemande.
Shonda Rhimes, célèbre créatrice de séries culte, a immédiatement flairé le potentiel de cette histoire. Dans une récente interview au magazine Time, elle raconte sa fascination instantanée pour une personnalité complexe et difficile à cerner. Pour elle, Anna incarne toutes les contradictions de l’époque : «Les gens étaient scandalisés par son arrogance et par le fait qu’elle se soit servie des réseaux sociaux pour faire le buzz, alors que c’est tout ce que l’on valorise aujourd’hui !» Aux débuts des années 2010, Instagram n’était pas encore le mastodonte médiatique qu’il est devenu. À cette époque, le réseau social est surtout utilisé par les professionnels de l’image ou de la mode. Anna, pourtant, a conscience que c’est là la clé de son storytelling personnel. Patiemment, au fil des posts, elle construit de toutes pièces un récit fantasmé de sa vie, comme un miroir idéalisé.
Une sorte d’avatar, comme le souligne Michaël Stora, psychologue et psychanalyste, auteur de Réseaux (a)sociaux (Éd. Larousse) : «L’avatar, dans lequel on se glisse, est au cœur de notre monde numérique. Sur les réseaux sociaux, la mise en scène de soi a désormais un statut existentiel, au-delà de l’image : le paraître est devenu l’être. En psychologie, on appelle cela le “faux-self”.» Pour lui, cette histoire est exemplaire de ce qu’il nomme «une forme de mythomanie sociétale».
Anna Delvey, c’est un vrai «chef- d’œuvre» de fiction, doublé d’une critique féroce de notre époque hypermatérialiste : bref, un personnage qu’on croirait tout droit sorti d’un roman de Bret Easton Ellis. Ou une Gatsby de l’ère Instagram. Une héroïne à rapprocher de celles de The Bling Ring, de Sofia Coppola, qui s’attachait à décrire le parcours de pies voleuses fascinées par les marques, cambrioleuses qui s’introduisaient chez les stars pour leur piquer leurs fringues de luxe. Un film sorti en… 2013, soit pile en même temps que «l’invention» d’Anna Delvey.
Anna Sorokin : « Je vous mentirais et me mentirais à moi-même si je vous disais que je suis désolée »
«Si Anna avait été un homme, l’aurait-on traitée de la même manière ?», interroge Shonda Rhimes dans Time. Là où les arnaqueurs sont perçus comme des manipulateurs flamboyants (voir les cas Christophe Rocancourt, mais aussi Jordan Belfort, le trader du Loup de Wall Street, avec DiCaprio), les femmes se voient qualifiées de «mythomanes» ou «d’affabulatrices». Anna, elle, ne s’excuse même pas d’avoir dépouillé les superriches. Le lendemain de l’annonce du verdict, elle déclarait : «Je vous mentirais et me mentirais à moi-même si je vous disais que je suis désolée.»
Inventing Anna, de Shonda Rhimes, avec Anna Chlumsky, Julia Garner et Laverne Cox. À partir du 11 février sur Netflix (neuf épisodes).
Une héroïne en or pour Shonda Rhimes
«Je suis née dans une famille dans laquelle travailler dur n’était pas une option» : ainsi se raconte Shonda Rhimes dans L’Année du oui ,son autobiographie parue en 2017. À 52 ans, cette self made woman originaire de Chicago, par ailleurs mère célibataire, est devenue l’une des femmes les plus puissantes des médias américains. Après avoir produit, dans les années 2000, les cartons Grey’s Anatomy et Scandal pour ABC, elle quitte le network avec fracas, et signe en 2017 un deal historique avec la plateforme de streaming Netflix pour l’équivalent de 300 millions de dollars (deal qui vient d’être renouvelé pour cinq ans). Depuis, Shondaland – sa boîte de production à son nom – a imaginéLa Chronique des Bridgerton. Son credo ? Des héroïnes féminines fortes et un sens aigu de la critique sociale. Avec Inventing Anna, dont elle est productrice mais aussi showrunneuse, Shonda Rhimes assoit un peu plus sa suprématie sur la fictionmade in USA.
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