Lancé en 2018, le Prix Dior de la Photographie et des Arts Visuels pour les Jeunes Talents récompense chaque année la vision créative de jeunes talents issus des plus grandes écoles de photographie internationales. Initié par Christian Dior Parfums et organisé en partenariat avec LUMA Arles et l’Ecole nationale Supérieure de Photographie d’Arles (ENSP), il a cette année pour thème « Face to Face ». L’occasion pour les 14 artistes sélectionnés d’exposer leur interprétation de ce thème dans le cadre de l’exposition Dior : The Art Of Color, du 4 juillet au 25 septembre 2022, à découvrir à LUMA Arles, au sein de la Mécanique Générale, Parc des Ateliers.
Pour cette cinquième édition, c’est Rachel Fleminger Hudson (Central Saint Martins College of Art and Design – Londres) qui remporte ce prestigieux prix. Nous avons eu la chance de la rencontrer et de lui parler de ses influences, mais aussi de sa vision du face à face.
Marie-Claire : Votre travail a quelque chose qui rappelle la peinture, on y voir des échos de Hans Holbein, d’Otto Dix ou de Georges De La Tour…
Rachel Fleminger Hudson : C’est drôle. Ce ne sont pas des influences directes, pas du tout, mais je pense que j’ai grandi entourée de tellement d’art que cette imagerie classique a construit la façon dont je pose mon regard. Mon père était critique d’art, et quand j’étais enfant, par exemple, il a écrit un livre sur le Titien, et pendant trois ans, toutes nos vacances étaient consacrées à aller voir ses œuvres. L’art fait tellement partie de mon expérience de vie, que cela transparaît assez naturellement. C’est d’ailleurs quelque chose avec lequel je me bats, car quand je prends des photos, j’essaye consciemment de ne pas aller vers ce qui me semble instinctivement beau, mais j’échoue à chaque fois. Cela m’est très facile de faire de belles photos, parce que je trouve de la beauté partout. C’est pourquoi je veux faire des images qui ont quelque chose de difficile. Mais au final je prends toujours de jolies petites photos (rire). On me dit aussi que ma façon de travailler les couleurs fait très peinture, ce qui n’est pas mon intention une fois de plus, mais bon…
Parlons-en, vous êtes lauréate du prix Art Of Color, comment travaillez-vous la couleur ?
Toutes les couleurs sont d’origine, au sens où je n’ajoute jamais de couleur qui ne soit pas déjà là. Mais je fais ressortir les couleurs qui sont présentes. J’essaye toujours de voir jusqu’où je peux aller pour révéler des choses. Souvent, je commence par la peau, pour voir jusqu’à quel point je peux faire ressortir les détails. En faisant ça, je fais émerger toutes sortes de choses alentour, dans la lumière surtout, cela fait apparaître des halos autour des personnages. Ce qui horrifie mes professeurs, mais moi j’adore (rires).
Qui sont vos influences, si ce ne sont pas les grands peintres?
Je suis surtout influencée par la photo et le cinéma des années 1960-1970. Les cinéastes qui comptent sans doute le plus pour moi, même si j’en oublie forcément, sont Ken Russel, Ingmar Bergman, Rainer Werner Fassbinder et Roman Polanski, bien que je sois vraiment mal à l’aise par rapport à ce dernier. Il y a aussi les Giallos ou les films d’horreur de la Hammer, mais pas pour leur côté gothique. On y voit d’incroyables portraits de gens ordinaires, des personnages qui n’ont aucune importance dans le scénario, mais qui apportent des réactions absolument géniales. Sinon, j’aime les photographes qui représentent le réel, mais cela m’intéresse en ce que ces photos ont de faux, comme des cartes postales hyper-réalistes. Il y a vraiment quelque chose d’intéressant là dedans à mes yeux.
Vous êtes toujours dans cette tension entre authenticité et performance…
Je suis à fond dans les études culturelles, la théorie. J’ai vraiment du mal avec l’authenticité du processus de fabrication des images, surtout dans un contexte de mode. Avant, j’avais le sentiment de faire des images post-modernes, issues d’autres images, et finalement dénuées de sens. Faire des images dans une intention purement esthétique ne m’intéressait pas. Mais à présent je commence à voir en quoi l’authenticité apparaît au niveau matériel. J’ai une énorme collection de vêtements 70’s dont je me sers pour construire les personnages. Les personnages ne sont pas authentiques, dans la mesure où ils sont recréés, mais ils le sont pourtant à travers l’expérience live qui se produit sur le moment : les personnes que je photographie portent de vrais vêtements, ils vivent l’expérience d’une réalité performative. Pendant la performance, les choses sont à la fois réelles et fausses. Mais j’ai aussi eu beaucoup de mal avec l’industrie de la mode, pendant longtemps, surtout à cause de son impact négatif sur l’environnement. Mais depuis que j’envisage la mode sous l’angle du costume, j’en viens à la respecter de plus en plus. Je considère que mon travail est basé autant sur le costume que sur la prise de vue. Pour moi c’est même l’étape la plus importante du processus ! Rechercher, construire une identité à travers l’interaction avec les vêtements, tout cela me fait comprendre comment je pourrais me trouver une place dans cette industrie. Mais ça reste compliqué.
Pour vous, quel est le rapport entre la réalité physique et la réalité virtuelle ?
D’une certaine manière, mon travail est en réaction contre l’irréalité de l’art digital, puisque je travaille sur des expériences, le fait d’être physiquement présente. Je viens de faire un film entièrement basé sur un processus incarné, matériel, quelque chose de vrai et de physique. Mais en tournant le film, je pensais aussi à l’espace virtuel, à ce que les gens vont devenir quand la moitié de leur esprit sera déconnectée du réel, et n’existera plus que dans l’hyper-réalité virtuelle. Un espace irréel qui pourtant existe vraiment. Mais au final nous sommes tous réels, et nous sommes tous présents. D’où mon idée du « face à face » : nous interagissons toujours physiquement, bien que nous ayons également cette expérience virtuelle. Et même si les photos ou les vidéos sont montrées dans un contexte virtuel, elles représentent des choses réelles.
Et vous, comment apparaissez-vous dans vos images ?
Aujourd’hui, tout le monde est supposé se définir. Je suis quelqu’un de très curieux. Je trouve les autres humains déroutants, déstabilisants. J’essaye sans arrêt de les comprendre, et je n’y arrive pas. J’essaye aussi toujours d’être drôle, et quand j’ai fini mes images, elles sont complètement du côté de l’émotion. Qu’est-ce que cela dit de moi ? (rire) C’est assez révélateur, parce que je trouve le monde très beau, insoutenablement émouvant. Souvent, je voudrais ne pas trouver tout si beau, c’est trop, cela me submerge. Et je ne veux pas dire beau dans un sens esthétique, mais le monde est tout simplement beaucoup trop incroyable. Et ce processus de faire des tentatives d’humour pour finir dans l’émotion pure, c’est une des clefs de mon rapport aux autres.
Ils parlent de Rachel Fleminger Hudson
« Rachel Fleminger Hudson, lauréate du Prix Dior 2022, est une voix nouvelle et originale dans le domaine de la photographie. Elle équilibre avec style et grâce le point de vue de sa génération, à travers une interprétation subtile et éclectique du passé. A travers une esthétique de la mise en scène théâtrale autant que cinématographique, elle joue à des jeux intelligents avec les visages d’aujourd’hui d’une façon qui évoque mais dépasse les clichés et les images stéréotypées. » Simon Baker, Directeur de la Maison Européenne de la Photographie
« Ce qui m’a avant tout touché dans le travail de Rachel Fleminger Hudson, c’est son intérêt pour les habits, la coiffure et plus généralement son souci du détail pour créer un personnage. Ses images me plongent dans le passé et me racontent des histoires. J’ai aimé son observation de la mode des temps passés. Selon moi, elle fait un travail photographique « global » avec un sens de la mise en scène qui m’a tout de suite plu. Il y a aussi un aspect ludique qui m’a attiré.
Le regard photographique que la jeune génération porte sur le monde me donne totalement espoir dans l’avenir artistique. L’artiste est chargé de proposer un regard inédit et ceux que j’ai découverts parmi les portfolios me sont apparus particulièrement affûtés. Pour moi, la photographie s’inscrit dans la communication, elle est un canal pour transmettre des idées clés, elle est une façon d’anticiper l’avenir et je vois que la nouvelle génération sait interroger son rapport au monde. » Samuel Fosso, President of the Jury
Rachel Fleminger Hudson : "Les belles photos, c’est important"
« J’essaye toujours de faire des images sans faire référence à l’imagerie classique, de m’éloigner de la longue histoire de la beauté, de rejeter ce que qui attire naturellement l’œil, ce que l’œil aime regarder. Et pourtant c’est toujours ce que je finis par faire. Ce qui est une bonne chose : les belles photos, c’est important. »
Rachel Fleminger Hudson travaille de manière spontanée
« Cette image fait partie d’une œuvre à trois niveaux. Le shoot photo, qui a été filmé, et sur lequel une musique a été composée. C’était une expérience incroyable, parce que nous n’avions rien planifié à l’avance. J’ai senti ce narratif émerger très vite, simplement en réagissant à la situation. »
Rachel Fleminger Hudson expose ses oeuvres dans le cadre de l’exposition Dior : The Art Of Color
« Je suis influencée par Iain S. .P Reid. C’était un photographe de rue inconnu, qui aimait photographier les fans de football. Les photographes m’inspirent surtout pour leurs costumes et leurs décors, pas tellement pour la façon dont l’image est prise. Ce serait trop factice de leur voler leur réaction au lieu d’exprimer la mienne. »
Rachel Fleminger Hudson dévoile sa vision de la femme à travers ses photos
« Pour moi, les femmes expriment le défi, l’antagonisme, en même temps une dualité, celle de l’émotion. C’est comme ça que je me vois, et que je vois les autres femmes, et c’est ce que j’essaye de montrer. Pour moi, c’est ce qui ressort des personnages. Et puis, explorer les modèles, qui ils sont, l’aspect collaboratif de la fabrication des images. »
Rachel Fleminger Hudson partage sa définition du "face à face"
« Quand j’étais plus jeune, je travaillais dans un pub à foot. J’y voyais les hommes désespérés, dévastés parce que leur équipe venait de perdre, et ils exprimaient cette émotion par la violence. Dans la confrontation au féminin, il y a une conscience de ne pouvoir être agressive que jusqu’à un certain point. C’est la même chose avec les émotions, on ne s’autorise à les montrer que jusqu’à un certain point. Nous les femmes, nous devons toujours maîtriser nos émotions, faire attention à ce qu’elles n’affectent pas les autres. »
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