Comment le maquillage participe à la construction de notre identité de genre

  • Un des premiers moyens de transition
  • Apprivoiser et même surjouer les codes de la féminité
  • Le maquillage, piège du patriarcat ?
  • Un moyen de cultiver le mélange des genres

« J’ai commencé à me maquiller vers 13 ans. Au début ce n’était pas tant un maquillage pour revendiquer une féminité que pour masquer, paradoxalement, à la fois la masculinité et les efforts déployés pour échapper à cette masculinité. »

Ainsi s’exprime Lola*, jeune femme trans de 18 ans. Dans le parcours de chacun.e, la relation au maquillage, si elle existe, est souvent bien plus complexe pour les personnes dont l’identité de genre ne correspond pas aux normes sociétales, qui commencent, grâce au combat de militant.e.s, à être bouleversées, repensées, élargies, libérées.

Un des premiers moyens de transition 

Ainsi pour Lola, qui ne supportait pas « ses traits masculins », l’arrivée de la puberté, et de l’affirmation de soi qui peut l’accompagner, a été une forme de soulagement, en partie dû à la découverte du maquillage, et de ses infinies possibilités.

« Je pouvais enfin prendre un peu le contrôle sur mon apparence. J’ai aussi commencé à m’épiler le duvet à la cire, et le fond de teint m’a permis de faire passer inaperçus les points rouges post-épilatoires. » Pendant longtemps, l’adolescente n’ose même pas sortir de chez elle, noyée dans une détestation d’elle-même. Mascara, ombre à paupières, fond de teint, la jeune fille va se délecter alors de « ce vrai super allié », qui lui évite parfois crises de panique ou absentéisme scolaire. Jusqu’à ce que la société hétéronormée, l’Éducation nationale en tête, rappelle violemment à l’ordre « ce garçon qui se maquille » se souvient Lola, à coups d’entretiens avec les principaux ou CPE.

Mais elle tient bon, même si le mascara ne peut à lui seul tenir à distance certaines idées noires : « Le maquillage a été vecteur d’euphorie, d’ersatz de confiance en soi, de revendications, aussi. Vu les emmerdes que ça m’a causé, il n’était pas question de plaire à autrui. Pas question de me plaire à moi non plus je crois, juste de me rendre plus supportable. »

Je pouvais enfin prendre un peu le contrôle sur mon apparence.

Aujourd’hui, Lola manie le contouring « pour affiner ses traits », jongle avec l’eye-liner et le blush. Elle ironise sur le fait d’être une control freak, auquel le maquillage participe, mais, comme beaucoup d’adolescentes, elle reconnaît à la pratique un soutien incontournable dans sa quête d’elle-même.

Depuis que Lola cispasse (c’est-à-dire qu’on « la lit comme une femme cis dans l’espace social »), elle ne subit plus d’insultes ou de regards insistants, mais se rappelle de cet atout dont elle n’aurait pu se passer : « Pour moi comme pour beaucoup de filles trans, c’est un des premiers moyens de transition, de gommage de la masculinité et de la mise en exergue de la féminité. Ça aide drôlement à cispasser, et donc à éviter les agressions multiples. »

Apprivoiser et même surjouer les codes de la féminité

S’il n’est, bien sûr, qu’un outil parmi d’autres sur le chemin de l’identité, tant pour les femmes cis que les femmes trans et les personnes non-binaires, le sociologue du genre Arnaud Alessandrin, auteur de l’ouvrage Déprivilégier le genre**, observe dans ses recherches et entretiens que « la question du maquillage revient beaucoup chez les femmes trans et les personnes non-binaires. Le maquillage, avant de dessiner le genre voulu, va d’abord servir à masquer l’assignation de genre de la naissance, puis ensuite certaines des ‘formes de sexuation secondaire’ qui arrivent à la puberté ».

Puis, il peut devenir un vecteur d’affirmation de soi, quitte parfois à l’exagérer, le sur-valoriser, l’amplifier. Et quitte à s’en détacher plus tard, comme ce fut le cas pour Mélanie, femme trans de 27 ans. Elle découvre le maquillage dès 15 ans, chez elle, discrètement. Avec l’aide de sa sœur jumelle, elle commence à manier pinceaux et crayons pour les yeux. « Je voulais apprivoiser les codes de la féminité, et pour moi ça passait à ce moment-là par le maquillage et les sous-vêtements. »

Je surjouais la féminité, j’en faisais des caisses pour plaire et aussi pour me sentir bien dans mon corps de jeune fille.

L’adolescente se rend au lycée avec une trousse à maquillage dans son sac, se maquille dans les toilettes du lycée. « Je surjouais la féminité, j’en faisais des caisses pour plaire et aussi pour me sentir bien dans mon corps de jeune fille, même si j’ai toujours été très androgyne, avec un bon passing. » Vers 16 ans, Mélanie se sent mal lorsqu’elle sort sans maquillage. « Je me disais : ‘On va me griller' ».

Sa première fois dans un Sephora reste un souvenir vivace : « C’était Noël pour moi ! Ce sont des étapes qui marquent. Acheter le premier gloss, le premier mascara… J’étais aux anges. » Avec le recul, Mélanie sourit de cette période au make-up accentué, se disant qu’elle en a peut-être « fait un peu trop ». Aujourd’hui maman, avec une transition derrière elle et un mari qui ne lui a jamais fait la moindre réflexion sur son maquillage ou l’absence de celui-ci, la jeune femme ressent moins le besoin d’affirmer sa féminité par le maquillage.

Si elle y passe beaucoup moins de temps, elle s’est en revanche découverte plus « audacieuse » dans sa pratique, après avoir fait des années la même chose, et salue le nombre impressionnant de tutos existants sur le sujet aujourd’hui, là où elle n’avait que sa sœur, qui au final découvrait autant qu’elle. Aujourd’hui « c’est toujours un moment de plaisir le matin et je me sens un peu plus sûre de moi maquillée. »

Le maquillage, piège du patriarcat ?

Sur le site wikitrans.co, le début du chapitre consacré au maquillage résume très bien ce qui peut être reproché à tort aux jeunes filles trans : « En terme de maquillage, la plupart des femmes trans partent de zéro. Mais surprise : les femmes cis aussi ! » Et oui, nous faisons toutes des progrès esthétiques, et heureusement. L’adage « on ne naît pas femme on le devient » est valable pour toutes. 

C’est aussi l’avis d’Arnaud Alessandrin : « Parfois, on reproche à tort aux femmes trans de réaffirmer la norme de genre du féminin en utilisant le maquillage, qui serait lié au patriarcat. Or toutes les femmes apprennent leur féminité, toutes ! Les femmes trans comme les autres, il n’y a rien à leur reprocher. »

Ce qui est préjudiciable, c’est l’attitude de celles et ceux qui discriminent et agressent au nom d’une quelconque norme, obligeant, par leur manière étriquée de penser, certaines personnes à épouser des codes dont elles n’ont en réalité rien à faire. « Les personnes trans sont victimes de discrimination et de préjugés, notamment en lien avec l’apparence, souligne le sociologue. Pour avoir une vie vivable, certaines personnes trans vont donc adopter les codes de la cisidentité. »

Ça m’aide à m’accepter en me montrant que je peux ressembler à ce que je veux, en adaptant à mon humeur ou à mes sorties.

Pour d’autres, affirmer son identité « à l’excès » est parfois une forme de militantisme. « L’enjeu, pour certaines jeunes femmes trans, rajoute Arnaud Alessandrin, est éminemment complexe. Elles sont tiraillées entre le fait d’être féministes et qui elles veulent être. »

Quoiqu’il en soit, et quelles que soient les raisons qui poussent à se maquiller, personne n’est condamnable.

Un moyen de cultiver le mélange des genres

Ainsi Dot, 26 ans, qui se qualifie de non-binaire/gender fluid, a iel choisi d’explorer toutes les facettes du maquillage comme autant de personnalités possibles. Il ne reste plus grand-chose de son style « emo » d’adolescent.e, qui l’avait amené.e à se maquiller « pour faire comme tout le monde », avec reproches à la clef de son entourage d’un make-up trop « sombre ». Aujourd’hui, Dot et le maquillage c’est avant tout une relation de « bien-être et de liberté parce qu’on peut faire tout et n’importe quoi avec le maquillage et cela a un côté rassurant. »

Avec une maitrise totale de cet art, iel reçoit régulièrement des compliments, de proches comme d’inconnu.e.s, « et ça fait plaisir les flatteries, car j’investis de mon temps pour ça ! » Un véritable épanouissement donc, qui passe par un maquillage prioritaire des yeux, la partie du visage qui permet le plus les expériences, effets et couleurs, du fond de teint, un contouring, et du rouge à lèvres « parfois fun, violet, gris… ».

« Ça m’aide à m’accepter en me montrant que je peux ressembler à ce que je veux, en adaptant à mon humeur ou à mes sorties. Au final c’est après mon coming out non-binaire que j’ai commencé à explorer des maquillages pour ‘masculiniser’ ou ‘androgyniser’ mon visage et je débute encore de ce côté-là, mais ça m’amuse malgré des échecs parfois cuisants ! », s’amuse-t-iel. Dot ne fait pas du tout sien le credo « il ne faut pas trop en faire », et voit le make-up comme un outil fabuleux et libérateur, une occasion de sortir des sentiers battus « et des côtés très restrictifs de la société », mais également comme un hobby à partager entre ami.e.s.

Pour autant, iel reste dans la sobriété pour aller travailler et peut sortir sans problème non maquillé.e. Sa pratique du maquillage se veut donc multiple, vaste, gaie et jouissive. Dot semble avoir redonné à une pratique décriée comme l’antre du patriarcat le plus rance ses lettres de noblesse, et la fonction qu’il devrait toujours avoir, à savoir : être un outil coloré à utiliser si on veut, quand on veut. En sortie dans les milieux queer « et bienveillants » souligne-t-iel, « je me permets mes plus beaux faux-cils et toutes mes couleurs et paillettes, je veux du fabuleux, du ‘wow’ quoi ! Et puis je fais du drag en tant que drag queer où je joue avec le mélange des genres, avec des barbes de paillettes par exemple ! C’est super amusant ! »

Le sociologue du genre Arnaud Alessandrin rappelle que la penseuse italienne Theresa de Lauretis, qui enseigne à l’université de Californie, classe le maquillage dans ce qu’elle nomme les « technologies de genre », c’est-à-dire ce qui va « défaire le genre en même temps que le faire. Le maquillage va permettre de conquérir, travailler, et trouver le(s) genre(s). »

Il est un choix de chacun.e, un tâtonnement ou une trouvaille, un soutien ponctuel ou un véritable ami, qui n’est ni à juger, ni à mépriser, et à vénérer seulement si on le souhaite. Un équilibre propre à chacun.e donc, que résume ainsi Lola : « Le maquillage, moi, je pourrais lui écrire des poèmes entiers. »

* Le prénom a été modifié
** Disponible sur Place des libraires et Amazon

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