Lina Soualem rend audible une histoire algérienne "pleine de silence" dans "Leur Algérie"

Seule, caméra au poing, Lina Soualem a consacré trois ans de sa vie à recueillir la parole de ses grands-parents paternels algériens pour briser le « pesant » silence familial qui a marqué une partie de sa vie. Entre rires et larmes, souvent ceux de sa grand-mère Aïcha, et le silence toujours éloquent de son grand-père Mabrouk, elle livre un documentaire pudique qui rend compte de l’inextinguible émotion que suscite le déracinement. Entretien.

franceinfo Afrique : C’est l’histoire de vos grands-parents, mais c’est aussi celle de votre père et de vous-même. Comment décide-t-on de faire un film forcément intimiste ? 

Lina Soualem : Je pense que ce n’était pas vraiment une décision. C’était une vraie nécessité au moment où j’ai commencé le film, parce que cela faisait plusieurs années que le silence dans ma famille algérienne me travaillait. En plus, comme j’ai fait des études d’histoire, j’apprenais l’histoire de l’Algérie, de la colonisation et de l’indépendance. Et à côté de cela, dans l’intime, on ne parlait pas du tout de l’Algérie. Quand mon père m’a annoncé que mes grands-parents allaient se séparer et qu’ils allaient déménager, ça a été un énorme choc pour moi. Je me suis rendu compte que je ne savais rien de leur histoire d’exil et de ce qu’ils avaient vécu en tant que couple. A ce moment-là, j’ai une vraie crainte de la disparition et de la perte de la mémoire, peur qu’ils ne transmettent jamais cette mémoire. Il fallait que j’aille la capturer et j’ai tout de suite pensé à un film. Je sentais que c’était une histoire commune aux déracinés, au-delà des Algériens. Il y avait une douleur à laquelle il fallait se confronter et surtout qu’il fallait transmettre pour libérer les choses. 

Ce film a-t-il assouvi votre quête de réponses ? 

J’ai surtout compris que je n’allais pas avoir de réponses (rires). Au départ, je partais comme une petite fille qui voulait des réponses et des réponses. Au bout d’un moment, quand j’ai compris que ce silence cachait la douleur du déracinement, de la perte de la terre et de la séparation avec les parents, j’ai alors compris d’où venait ce silence et donc j’ai plus cherché à explorer comment le silence les a affectés et comment il s’est imposé à la génération de mon père et à la mienne. Cela nous a surtout permis de nous réconcilier avec le passé, de transformer la mémoire en quelque chose de positif parce que le poids du silence affecte énormément. 

Avez-vous redécouvert vos grands-parents en faisant ce documentaire ? 

Je connaissais beaucoup mieux ma grand-mère que mon grand-père parce qu’il ne parle pas. Chez ma grand-mère, il y avait toujours un truc qui m’intriguait et me fascinait parce qu’elle nous racontait des anecdotes tragiques en rigolant. Il y en a une qui tournait beaucoup : quand elle a su qu’elle allait se marier avec notre grand-père, elle est montée sur un palmier et elle y est restée toute l’après-midi. Je m’interrogeais sur ce décalage. Quant à mon grand-père, j’ai découvert le jeune homme de 19 ans qui arrive de la campagne algérienne et qui est fasciné par l’industrie et ses machines. Il y a aussi l’homme qui l’était au moment du film, à savoir un homme âgé qui a travaillé toute sa vie, 70h par semaine dans une usine de coutellerie et qui se dit « à quoi bon ? » et qui n’a jamais trouvé sa place dans la société française. 

L’idée de rester algérien en dépit du tout, que l’on perçoit chez votre grand-père, traverse votre film et démontre que ces personnes déracinées n’ont jamais renoncé à leur pays d’origine…

Quand l’Algérie est devenue indépendante, ils sont devenus Algériens automatiquement et pour devenir Français, il fallait faire une demande de réintégration. Pour une population qui s’est battue pour son indépendance, c’était presque une trahison de faire cela. Quand j’ai commencé le film, je ne savais pas que mes grands-parents n’avaient pas de passeport français parce qu’on ne parlait pas de ces choses-là. Je découvre aussi en le filmant que mon père a demandé la nationalité française à 28 ans, alors qu’il a passé toute sa vie en France. C’est fou (rires) ! Pour moi qui cherche à comprendre cette identité algérienne, cela m’a permis de redonner de la complexité à tout cela parce ce sont des thématiques qui sont souvent simplifiées. 

Le poids du silence à déclenché votre démarche cinématographique…

Bien sûr, c’est le silence ! Je pense qu’il y a du silence parce que l’histoire a conduit à cela. Dans les familles algériennes, c’est très commun cette pesante mémoire traumatique. En outre, cette génération a traversé des épisodes historiques très traumatisants. Au-delà de la France et de l’Algérie, je vois bien quand je présente le film en Espagne, en Italie ou en Egypte, on retrouve cette génération et cette classe sociale populaire, ouvrière et rurale où on n’exprime pas ses sentiments. On vit au jour le jour et c’est un sacrifice pour que les enfants vivent mieux. C’est aussi pour cela que mon père ne pose jamais de questions à ses parents. L’histoire algérienne est pleine de silence. On ne parle pas, pour s’oublier et avancer.

Comment vos grands-parents ont-ils accueilli la « Lina cinéaste » ? 

Je n’ai pas eu de résistance dans la famille.Tout le monde m’a beaucoup soutenue. Ma grand-mère était très contente parce que je passais des mois avec elle à Thiers. Les premiers jours, elle était gênée par la caméra mais elle s’est rapidement habituée parce que j’étais seule avec elle, nous étions la petite-fille et la grand-mère. Elle était très fière et curieuse de me voir « trafiquoter » la caméra. Elle s’est également prise au jeu parce que quand on tournait dehors, les gens disaient : « Aïcha, la star ! ». Elle était fière de montrer que sa petite-fille s’intéressait à elle et à son histoire. Quant à mon grand-père, je ne sais pas s’il avait conscience du travail que j’étais en train de faire. Au départ, il ne voulait pas parler de son histoire parce que raviver le passé, c’était inutile et douloureux pour lui. Puis, petit à petit, je pense qu’il a compris l’importance de ce film pour moi. 

Quels souvenirs vous reste-t-il de votre grand-père aujourd’hui disparu ? 

Ce sont ces moments passés avec lui, notamment pendant le tournage. C’est la première fois de ma vie que je vois ces émotions sur son visage. Il est parti et je me dis que finalement j’ai réussi à lui transmettre quelque chose à la fin de sa vie et lui prouver que la transmission n’était pas totalement rompue. En allant en Algérie, cela m’a permis de me reconnecter à lui et d’échanger avec lui ces émotions-là et, pour moi, c’était extraordinaire.  

Quand on termine ce type de documentaire, que se dit-on sur la relation franco-algérienne?

Pour moi, la clé réside dans la mémoire. Ce film permet de mettre en avant une mémoire et de lui permettre d’exister dans l’espace public parce que le problème, c’est que nos mémoires n’existent pas dans cet espace. Nous sommes dans un pays dans lequel on va à l’école et on ne nous apprend pas ces histoires-là. Et pourtant cela fait partie de l’histoire française. Quand la France a passé 130 ans en Algérie, on comprend du coup que les immigrés algériens ne viennent pas de nulle part. C’est une continuité historique. Mais leur histoire est traitée comme une histoire parallèle et étrangère. Et on leur demande de redoubler d’efforts par ailleurs pour appartenir à cette société française. Je pense que de pouvoir parler de ces mémoires intimes – le collectif s’est imbriqué dans l’intime  c’est permettre de faire exister toutes ces mémoires. La mémoire collective ne sera vraiment riche et représentative que si toutes ces mémoires intimes sont additionnées, les mémoires de tous bords d’ailleurs car le silence existe aussi dans les familles pieds-noirs, dans les familles de militaires et d’appelés…. Il faut également permettre aux gens qui ont des histoires similaires d’en parler et de les revaloriser. Je le vois quand je fais des projections dans les écoles, les enfants se sentent légitimes de parler de leur famille, autrement ils n’osent pas. Dans les livres d’histoire, on a deux pages sur les colonisations. L’Algérie, c’est tabou encore.  

« Leur Algerie » de Lina Soualem
Sortie française : 13 octobre 2021

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