Dans un texte inédit adressé à l’ex-stagiaire de la Maison-Blanche, la romancière Karine Tuil décortique le scandale sexuel des années Clinton. Vingt ans avant MeToo, Monica Lewinsky fut le patient zéro du cyberharcèlement. Aujourd’hui, 15 Minutes of Shame, le documentaire qu’elle coproduit, démonte la mécanique de l’humiliation.
Qui a pris cette photo de toi avec le président Bill Clinton dans le Bureau ovale ? Il te tient par la taille, de manière familière. Vous souriez tous les deux, surtout toi. Tu portes un tailleur noir cintré, un ras-de-cou en perles qui doit appartenir à ta mère. Ton brushing est impeccable. Tu as l’air heureuse. Plus pour longtemps.
Au commencement, tu es une autre. My little Jewish princess, c’est ainsi que ton père t’appelle sans doute. Tu es respectée/aimée/choyée. Élevée au cœur des quartiers huppés de Brentwood et de Beverly Hills, à Los Angeles. Tu ne connais pas la manipulation. Tu ne connais pas la trahison. La médisance ? À peine. Au Temple du Sinaï – l’école juive dont tu as suivi les cours -, on t’a enseigné l’amour du prochain. Le vendredi soir, ton père a récité le poème de La Femme vertueuse. Les types qui te courtisent – des-étudiants-juifs-à-maman -, tu les trouves gentils, drôles parfois, mais sans aspérités : ils sont comme des frères pour toi. Quand ils t’invitent au cinéma, au restaurant, tu t’ennuies.
En vidéo, “15 minutes of Shame”, la bande annonce
Et voilà que lui, l’homme le plus puissant de l’univers, te dit que tu es belle. Intelligente. Que tu iras loin. Un jour, peut-être, tu seras directrice de cabinet, conseillère politique, présidente des États-Unis, et ça te fait rire. Il te demande des conseils sur des réformes législatives à venir. Ton avis compte pour lui. Et, évidemment, tu le crois. Il te regarde comme si tu étais la huitième merveille du monde, toi dont la mère surveille le poids depuis l’enfance. Il t’écoute avec attention quand tu lui racontes que tu es intimidée par sa présence ; vous êtes là, tous les deux, dans son bureau de la Maison-Blanche, tu n’es qu’une petite stagiaire de vingt-deux ans qui a réussi à décrocher un stage grâce à un ami de papa ; il est le président des États-Unis d’Amérique.
Il te rassure : toi aussi, tu l’intimides. Tu es si solaire. Si pleine de vitalité. Et puis, tu sais ce que tu veux, façon de te dire qu’il en est sûr : tu le veux, lui. Ça te flatte et ça te terrorise en même temps. Il a le pouvoir. Tu n’es pas insensible à son charme. Est-ce qu’il t’aime ? Est-ce qu’il joue ? Tu sens bien qu’il n’est pas normal qu’un homme qui possède les codes nucléaires passe du temps avec toi – tu as l’âge d’être sa fille – mais tu ne sais plus comment te comporter. Si tu le repousses, tu seras chassée de la Maison-Blanche, et on te l’a fait comprendre mille fois : tout le monde voudrait être à ta place.
Tu as réussi à décrocher ce stage alors que des filles diplômées de Harvard ont reçu une lettre négative et sont encore, des mois après, tétanisées par leur échec. Sois heureuse d’être là où tu es. Savoure ta chance. Il a posé les yeux sur toi. Thank God. Souris-lui. Laisse-le guider ta main. Tu crois que tu es là pour quoi, en réalité ? Peut-on dire «non» au président des États-Unis d’Amérique ? Alors tu te tais.
Tu es jeune. Charmante et naïve. Tu crois qu’en ayant une relation avec lui, il te protégera, mais c’est l’inverse qui va se produire. Il te regarde et tu penses être importante. Il t’accorde une place dans sa vie. Tu n’es plus la jeune fille gâtée de Beverly Hills. Tu es intelligente, mais tu n’as aucune conscience des enjeux politiques, tu n’as pas lu Machiavel et Saint-Simon, tu t’élances comme un faon, tu ne perçois pas la prédation, la charge agressive, l’utilisation qui peut être faite de ton corps ; ce corps dont tes camarades se moquaient, il le désire, il l’aime.
Tu ressens comme un malaise, mais tu ne te fies plus à ton intuition : c’est lui qui décide, c’est lui le chef. Ce qui a lieu entre vous, tu n’en parles à personne. Il te le répète : tu ne dois rien dire. Il est marié, tu le sais, mais à sa femme, tu ne veux pas penser. Ce silence imposé, ça te procure une forme de hauteur et, dans le même temps, ça t’abaisse. Tu as le goût du secret, mais tu sens bien qu’il te cache parce qu’il n’assumera jamais publiquement votre relation : trop à perdre.
Tu t’attendais à quoi ?
Souviens-toi : tu as travaillé à la Maison-Blanche, d’abord comme stagiaire durant l’été 1995, puis comme employée, de décembre à début avril. À la fin de l’année 1995, tu commences à avoir «des rapports déplacés» avec lui – c’est ainsi qu’il définit ce qu’il s’est passé entre vous dans son autobiographie. À quel moment deviens-tu dangereuse pour lui ?
Ses conseillers finissent par te transférer au Pentagone du jour au lendemain, et alors tu comprends que tu ne le reverras plus, tu n’auras été qu’un objet, un amusement, il t’a prise, il t’a jetée, tu t’attendais à quoi ? Tu pleures dans ton lit. Il t’arrive de l’appeler et comme il a peur de tes réactions (tu ne devines pas le pouvoir que tu as, tu ne sais pas que tu es une bombe à fragmentation), il te prend au téléphone. Il est amical, bienveillant. Il fait patienter tous les chefs d’État, mais toi, non. Tu es devenue son pire cauchemar. Le 21 janvier, le Washington Post publie un article révélant votre liaison. L’affaire a éclaté deux jours plus tôt sur un site Internet. Le procureur Kenneth Starr est chargé d’établir le bien-fondé de ces accusations. La chasse est ouverte.
Rien qu’un pion
Durant l’été 1996, tu te confies à une collègue, Linda Tripp, un jour où tu n’en peux plus. Au téléphone, tu es en larmes. Tu te sens fragile, abîmée, seule. Elle t’encourage à tout lui raconter. Parler libère. Tu donnes les détails. Oui, tu as conservé une robe tachée de son sperme. Pourquoi l’as-tu gardée ? Pas pour lui nuire, non, mais parce que tu as besoin de voir pour y croire : cette tache te rappelle que tu n’as pas rêvé ; peut-être que tu pressens ce qu’ils diront : elle a tout inventé, c’est une érotomane, une folle, elle l’a provoqué, elle l’a bien cherché. Tu dis tout à «ton amie».
Tu lui fais confiance. Tu ne sais pas qu’elle enregistre votre conversation – comment pourrais-tu te méfier ?, on n’est pas dans un État totalitaire, on est au cœur de la plus grande démocratie occidentale. Tu n’imagines pas qu’on puisse être trahie ainsi – et dans quel but ? En octobre 1997, ton «amie» propose à un journaliste de Newsweek d’écouter les cassettes contenant tes révélations, puis elle les transmet à une attachée de presse proche des Républicains : tu n’es rien qu’un pion pour eux, c’est sa peau qu’ils veulent. Début 1998, ton «amie» appelle le bureau du procureur Kenneth Starr et lui signale l’existence des enregistrements. Elle a peur, se sent fautive, craint de voir sa responsabilité engagée, on la rassure : elle sera protégée. Elle se persuade qu’elle agit pour le bien, pour la morale : on ne peut pas garder à la tête de ce pays un président marié, père d’une fille, qui préfère les jeux sexuels avec sa stagiaire à la gestion du pays.
La suite ressemble à un mauvais film d’espionnage : le procureur demande à des agents du FBI de donner un micro à ton «amie» afin qu’elle enregistre secrètement une nouvelle discussion ; elle t’a donné rendez-vous et tu y vas, apprêtée, crédule. Quand tu arrives, ce n’est pas elle qui t’accueille mais des agents du FBI et des procureurs qui t’entraînent dans une chambre d’hôtel où ils te font subir un interrogatoire de plusieurs heures en te déconseillant de faire appel à un avocat.
Tu es terrifiée, tu ne sais pas ce qu’il faut dire ou faire. Tu finis par prendre un avocat. Tu donnes ta version des faits ; le président livrera la sienne. L’affaire Lewinsky. Le Monicagate : ton nom est désormais une affaire d’État. Votre relation conduit à un impeachment du président – finalement bloqué par le Sénat. À partir de là, il ne cessera de faire son mea-culpa et toi, tu supporteras un acharnement médiatique d’une ampleur internationale : «Je me suis sentie comme un déchet, je me suis sentie très seule, j’ai le sentiment qu’on s’est servi de moi et j’en suis déçue», affirmes-tu en 1999 au cours d’une interview télévisée. En 2004, dans ses Mémoires, Bill Clinton écrit : «Mon attitude m’inspirait du dégoût et, quand je l’ai revue au printemps suivant, je lui ai dit que notre relation était nuisible pour moi, pour ma famille et pour elle-même, et que je ne pouvais pas continuer.»
En vidéo, Monica Lewinski quitte une conférence après une question sur Bill Clinton
Voilà, au revoir et merci. Il regrette mais son acte de contrition te dégoûte : «Ce que j’ai fait avec Monica Lewinsky est stupide et immoral. J’en ai éprouvé un profond sentiment de honte.» Il ne pense pas à toi. À ce que tu ressens. À ce que ça fait d’être manipulée, utilisée, puis méprisée, humiliée encore et encore, rayée de la carte. Lui est président, il est formé pour supporter cette pression, pas toi. Il a honte ? Mais toi, tu es ravagée, tu resteras pour toujours la petite-stagiaire-qui-a-fait-une-fellation-au-président. À chaque fois que tu rencontreras quelqu’un au cours de ta vie, tu sauras qu’il pensera d’abord à «l’affaire» et qu’il te visualisera, quel que soit ton âge, ta situation, dans une posture érotique avec le président.
Tout le monde a un avis sur la question. Aux États-Unis, en France, en Australie, on ne parle que de ça dans les dîners. Les hommes, les femmes, tous se déchirent et tous concluent : tout ça pour ça. Mais ça, c’est toi, Monica Lewinsky, née le 23 juillet 1973 à San Francisco, de Bernard Lewinsky, oncologue, et Marcia Kaye Vilensky, auteure. En 2000, même le grand écrivain américain Philip Roth écrit sur votre histoire dans son roman La Tache : «Un président des États-Unis, quadragénaire plein de verdeur, et une de ses employées, une drôlesse de vingt-et-un ans folle de lui, batifolant dans le Bureau ovale comme deux ados dans un parking […]» Tu penses : c’est comme ça qu’ils me voient. Tous.
Comme une gourde énamourée. Une allumeuse opportuniste. Une séductrice consentante. Tu lis et relis les Mémoires de Bill Clinton et tu as la nausée : «Il a parlé de notre relation comme si j’avais tout fait pour l’avoir, dis-tu dans un entretien au Daily Mail. J’étais le buffet et il ne pouvait pas juste résister au dessert.»
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“Il était mon patron”
Quand, en 2018, éclate le scandale Weinstein qui annonce le grand mouvement de libération de la parole, MeToo, tu sors de ton silence comme une brebis sort du bois : «Il était mon patron. Il était l’homme le plus puissant de la planète. Il était de 27 ans mon aîné, avec assez d’expérience de vie pour mieux savoir. Il était, à l’époque, au sommet de sa carrière, alors que je débutais mon premier emploi hors de l’université». Tu penses : il savait ce qu’il faisait. Lui évoquera «un égarement personnel». Tu lui en veux. Et pourtant, tu l’affirmes : «C’est compliqué. Très, très compliqué. La définition du consentement ? “Donner la permission pour que quelque chose se passe.” Et pourtant, que voulait dire ce “quelque chose” dans cette situation-là, au vu des dynamiques de pouvoir, de sa position, et de mon âge ?» Tu t’élèves, tu te positionnes, tu prends parti contre le cyberharcèlement, toi, la fille qui a été la première personne humiliée mondialement sur Internet : «Je – nous – devons une énorme dette de gratitude aux héroïnes #MeToo et Time’s Up. Elles en disent long sur les conspirations pernicieuses du silence qui ont longtemps protégé les hommes puissants en matière d’agression sexuelle, de harcèlement sexuel et d’abus de pouvoir.»
Il y a quelques semaines, tu es apparue à la première de la série télévisée inspirée de ton histoire, souriante, les cheveux méchés de blonds, le corps moulé dans une robe à motifs géométriques. Tu n’as plus honte, plus peur – vingt-cinq ans se sont écoulés depuis les faits – et en te regardant, je pense à cette phrase de George Sand : «Le temps n’endort pas les grandes douleurs, mais il les assoupit.»
Également consacrée à cette affaire, la 3e saison de la série (coproduite par Monica Lewinsky), sera diffusée à partir du 28 octobre sur Canal+. Dernier roman de Karine Tuil : Les Choses humaines, aux Éditions Gallimard. Le prochain, La Décision, est à paraître chez le même éditeur en janvier 2022.
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