Pour sa 8e édition, le prix LVMH a été décerné à Nensi Dojaka. Membre du jury, Kim Jones, directeur artistique des collections femme chez Fendi et homme chez Dior, salue le travail de ce futur talent de la mode.
À contexte exceptionnel, mesures à l’avenant. Devant la Fondation Louis Vuitton, à Paris, où se déroulait la 8e édition du Prix LVMH en faveur des jeunes créateurs de mode, les visiteurs doivent, en plus du passe sanitaire, se soumettre à un test antigénique en guise de sésame. Une fois tous les contrôles effectués, l’effervescence joyeuse de l’événement se ressent immédiatement.
La richesse créative des neuf candidats de cette promotion 2021 marquera les esprits : une partition très colorée, pleine d’énergie et de vie, un cri de libération de l’imagination et des propositions prolifiques dessinant en filigrane les sujets de préoccupation de cette nouvelle génération de designers : omniprésence du corps, de la peau, d’une sensualité assumée (Nensi Dojaka, Rui Zhou), travail autour de l’upcycling (Conner Ives), importance de l’artisanat et du craft (Lukhanyo Mdingi), de la peinture et de la musique (Charles de Vilmorin, KidSuper, Kika Vargas), redéfinition du tayloring (Bianca Saunders, Christopher John Rogers), influence de la danse, de l’environnement, de la rue. Bref, un tableau de tous les arts vivants.
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Le selfie de Stella McCartney, tout sourire, et ceux des autres membres du jury (Virgil Abloh, Jonathan Anderson, Marc Jacobs, Maria Grazia Chiuri, Kim Jones, Delphine Arnault, Sidney Toledano, Jean-Paul Claverie) donnaient un air relax à une ambiance pourtant bien solennelle. Plusieurs fois maîtresse de cérémonie pour le cinéma, Isabelle Huppert, devant un mur couleur arc-en-ciel, remit d’abord le Prix Karl Lagerfeld à trois candidats ex aequo (Colm Dillane pour KidSuper, Lukhanyo Mdingi et Rui Zhou pour Rui), avant de déclarer Nensi Dojaka, 27 ans, gagnante de cette édition du Prix LVMH.
Lauréate du Prix LVMH 2021, Nensi Dojaka, entourée de l’actrice Isabelle Huppert et de Delphine Arnault, directrice générale adjointe de Louis Vuitton.
Particulièrement stressée, la jeune créatrice albanaise, vêtue de ses créations inspirées d’une lingerie délicate mais très architecturée, n’a pas dissimulé son émotion. La dotation de 300.000 euros et le mentorat d’un an vont lui permettre de faire grandir notablement sa marque. À la tête de celle-ci depuis 2017 alors qu’elle était encore étudiante au College of Fashion de Londres, sa mode déjà très posée dessine, par ses jeux de matières (entre soie, résille et organza) et son architecture de liens, une image de femme bien affirmée. Celle née d’une réflexion sur le corps par-delà les carcans. Entretien croisé avec Kim Jones, directeur artistique des collections femme chez Fendi et homme chez Dior.
Madame Figaro. – En quoi ce prix revêt-il une importance particulière cette année ?
Kim Jones. – Ce prix est important pour les jeunes designers, et particulièrement aujourd’hui. L’époque que l’on traverse est compliquée. Ces créateurs, tous indépendants, ont été entravés dans leur travail. Or on sait que la création dans la mode est affaire de passion. Ce qui est intéressant avec toi, Nensi, c’est que tu possèdes déjà une identité propre et affirmée, une direction. Ton travail est très sophistiqué.
Nensi Dojaka. – Pour moi, c’était évidemment un honneur d’être jugée par vous et les autres membres du jury, car je suis avec admiration votre travail. Ce prix va vraiment me faciliter les choses, notamment sur le plan du mentoring, car j’ai encore besoin d’être éclairée. À nos débuts, on peut tous faire de petites erreurs, qui peuvent grandir en même temps que nous par la suite. C’est donc important de pouvoir les corriger précocement.
Les créations de Nensi Dojaka, à l’esthétique graphique et aux détails lingerie, tout en jeux de matières, ont séduit le jury du Prix LVMH.
Y a-t-il eu une unanimité des membres du jury autour de Nensi Dojaka ?
K. J. – Il a été ardu de savoir pour qui voter, car les talents étaient nombreux. Mais une unanimité s’est imposée autour de cette candidate : on était d’accord pour dire que c’était elle. On a deviné toutes les possibilités futures de sa créativité. Je suis attentif à la qualité et aux détails, mais je suis très sensible aussi au potentiel d’une marque.
Vous êtes tous les deux installés à Londres…
K. J. – Oui, et c’est un avantage, cela rendra plus facile nos échanges. Je connais les difficultés que peut rencontrer une jeune marque et je pourrai lui présenter des personnes susceptibles de l’aider. Évidemment, je me refuse à lui dire ce qu’elle doit faire et comment. Je suis juste heureux de pouvoir la suivre et lui donner des conseils pour l’aider à grandir.
Que dire de l’énergie véhiculée par cette nouvelle génération ?
K. J. – Je tiens à souligner à quel point ces jeunes sont méritants. Quand j’ai débuté, il n’y avait pas les réseaux sociaux, la compétition était bien moins vive. J’admire vraiment les gens qui se lèvent le matin et savent précisément comment faire leur job. Nous vivons une époque complexe parce que ce monde est noyé dans la profusion de contenu, mais je me réjouis de voir à quel point ces jeunes ne cèdent pas à la passivité : ils sont très volontaires.
N. D. – Je travaille beaucoup, je suis passionnée et entièrement dévouée à ce que je fais. D’ailleurs, certaines personnes dans mon entourage trouvent que je travaille trop, mais c’est ce qui m’anime. La mode est comme une obsession.
K. J. – Oui, la mode est la sève de votre vie, c’est non négociable en quelque sorte…
Il est question de la place du corps au cœur de vos créations, n’est-ce pas ?
N. D. – Je suis partie du corps des femmes car j’aime le corps féminin, j’aime l’attrait qui s’en dégage. J’aime montrer ce corps, j’aime sa sensualité, j’aime le pouvoir qu’il exerce.
K. J. – Tous les membres du jury, Stella, Maria Grazia, Virgile, Marc, Jonathan, ont vraiment apprécié cette façon très sophistiquée et juste d’appréhender le corps mais aussi la sororité. Tout le monde trouvait qu’il y avait là une vraie identité.
Nensi Dojaka : « Je suis partie du corps des femmes car j’aime le corps féminin, j’aime l’attrait qui s’en dégage. »
Y a-t-il un message politique en faveur de la cause des femmes dans votre démarche ?
N. D. – Politique n’est pas le mot que j’emploierais, mon intention n’est pas celle-là, mais il est très important pour moi que les femmes qui portent mes vêtements se sentent en confiance, powerful. Je suis moi-même une femme, et c’est ainsi que j’ai envie de me sentir. Mes vêtements, je crois, confèrent cela car ils sont graphiques et vecteurs de puissance, mais en même temps très légers, doux et transparents.
K. J. – Le pouvoir conféré à ces femmes par les vêtements touche à l’essence même du féminisme. La mode doit permettre cela. Elle a cette capacité de donner confiance à celles et ceux qui la portent. Nensi, en voyant tes vêtements, j’ai pensé à toutes ces femmes qui aimeraient les porter. J’aime les femmes qui affirment ainsi leur caractère…
Est-ce que des références artistiques vous sont venues en tête en voyant ce travail ?
K. J. – J’ai pensé au travail d’architecture du vêtement. Nous vivons à Londres, une ville riche en diversité, très inclusive. Du coup, son travail est différent de celui des autres designers.
Un nouveau luxe moins individuel, plus collaboratif est en train de se dessiner ?
N. D. – Oui, assurément. Mon travail est un travail d’équipe.
K. J. – Je suis très inspiré par les gens qui développent des choses différentes de ce que je fais. Avec mes équipes, nous échangeons et j’apprends beaucoup d’eux.
On dit de vous que vous incarneriez une sorte d’avant-garde…
N. D. – Avant-garde, je ne suis pas certaine que je me reconnaisse dans cette expression. Vous trouvez que je suis à l’avant -garde ?
K. J. – C’est plus concret que ça. Ton travail est à la fois sophistiqué et commercial. Classique et architecturé. C’est ce qu’on a aimé. J’ai pu le voir porté sur différentes femmes, et c’était superbe.
La mode de Nensi Dojaka dessine, par ses jeux de matières (entre soie, résille et organza) et son architecture de liens, une image de femme bien affirmée.
Prêtez-vous une attention plus grande au sourcing, au sustainable, au recyclable…
N. D. – J’utilise beaucoup de soie et de viscose, matières qui procurent transparence et douceur. Cette saison, j’ai utilisé des taffetas et des georgettes de soie écoresponsables. Comme je débute, cela ne concerne qu’un petit pourcentage de ma production mais, évidemment, je voudrais faire bien mieux dans le futur. Cela prend du temps et nécessite beaucoup de recherches.
K. J. – Dans nos collections, environ 60 % sont des matériaux écoresponsables ou recyclés. Nous aimerions pousser à 100 % mais cela prend effectivement du temps, et c’est coûteux. Nensi, tu participes à ta hauteur et contribues à ton niveau.
N. D. – Pour le moment, je suis dans une effervescence permanente, avec des idées qui bouillonnent plein la tête. Mais j’essaie de faire en sorte que ce que je crée résiste au temps.
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