Pour le philosophe, Emanuele Coccia, nos vêtements renforcent la personnalité parfois multiple que l’on souhaite exprimer.
Entre la mode et les mots, c’est une longue histoire d’amour. Et alors que la première se cherche une conscience écologique et redéfinit sa place dans la société, les seconds n’ont peut-être jamais autant compté pour elle. Loin d’y voir une discipline frivole, le philosophe d’origine italienne, installé à Paris où il enseigne à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), considère la mode comme un champ d’exploration infini, riche en symboles et significations, dans lequel nos identités s’entrecroisent pour mieux se réinventer.
Emanuele Coccia n’opère pas de hiérarchie entre les savoirs, les arts, les individus : pour lui, tout est philosophie. Et si ses sujets d’études passent des plantes aux vêtements, c’est qu’il est adepte des Métamorphoses – titre de l’un de ses livres, où il est question de chenilles et de papillons (Éditions Payot, 2020). Avec un regard vif et sensible sur notre rapport aux vêtements, au corps, au temps et donc à la vie, il nous livre ici son lexique très personnel de la mode. Une manière de réinjecter du sens dans nos vestiaires.
Corps
«Aucun autre art que la mode ne peut revendiquer une telle proximité avec l’humain. Nos vêtements sont des pièces en contact direct et permanent avec la vie, nous avons avec eux un rapport physique et pas seulement contemplatif : nous les portons à même notre peau tous les jours, toute la journée, jusqu’à la fin de nos jours. Grâce à la mode, notre chair, et donc notre vie, deviennent des objets de transformation artistique. Tous les trois mois, suivant le rythme de renouvellement des collections, des créateurs comme Demna Gvasalia (directeur artistique de Balenciaga) et Alessandro Michele (directeur artistique de Gucci) réalisent une opération chirurgicale sur les corps de la société, comme l’ont fait avant eux des couturiers comme Azzedine Alaïa et Cristóbal Balenciaga, avec le pouvoir de libérer ou d’emprisonner dans les silhouettes les rêves de chacune et de chacun.»
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Destin
«Par définition, dans la mode, tout est transitoire. Elle ne veut surtout pas produire de destin, et c’est ce qui est très beau. On sait que, d’ici trois mois donc, apparaîtra quelque chose de totalement différent. À mon sens, la mode est le noyau fondamental des démocraties modernes, car elle défend l’idée qu’aucune identité ne peut être revendiquée comme définitive et absolue. Tout n’est que renégociation infinie, et cela se produit jusqu’à l’intérieur même de notre chair.»
Espace
«Je crois qu’aujourd’hui la mode est plus une question d’espace que de temps. Elle a pour mission d’ouvrir des espaces de coexistence, et non plus de remplacer une saison par une autre, un cycle par un autre, une identité par une autre… La logique de la nouveauté à tout prix, celle qui a longtemps prévalu, est devenue moins importante, ne serait-ce que pour des considérations écologiques. Ce qui compte, c’est l’agencement des pièces à l’intérieur d’une même silhouette. On entre dans l’ère de la décoration. Nous devenons toutes et tous un jardin d’identités éphémères.»
En vidéo, l’industrie de la mode en 12 chiffres
Liberté
«La mode nous libère de manière radicale et définitive de n’importe quel uniforme, de n’importe quelle assignation. Elle se situe à l’opposé de l’essentialisation. Certains voudraient faire de la mode un espace de production des normes alors qu’elle est au contraire un espace de construction et de transformation des normes. La mode n’impose aucune identité, ni de genre, ni sociale : elle permet justement à nos identités de se transformer, de se brouiller, de devenir plus ambiguës. « Ambigu » cela signifie littéralement « être deux à la fois », ce qui revient à ne pas vouloir choisir…»
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Maison
«La mode nous permet de transporter notre monde partout avec nous, et d’accueillir les autres chez soi le temps d’un regard. Je pense le vêtement comme une maison qui se rétrécit jusqu’à coïncider avec notre peau. Cette maison nous suit alors naturellement partout. Ainsi donc, grâce à la mode, on ne quitte en réalité jamais l’espace domestique : même en ville, on est chez soi. S’habiller, c’est comme ouvrir notre porte à quelqu’un. En choisissant nos vêtements, on dit : « Chez moi, c’est comme ça ». Finalement, c’est comme si on invitait chez soi n’importe qui ! L’imaginaire domestique est pour ainsi dire très puissant, malgré lui.»
Psyché
«Au-delà de son approche très corporelle, la mode a également une dimension psychique fondamentale. Elle démontre, selon moi, que le corps est toujours âme. Nous percevons immanquablement la personnalité de l’autre à travers sa tenue. Le vêtement est vecteur de signaux qu’on peut réussir à déchiffrer. En changeant de texture, de coupe, de couleur, de volume, le vêtement nous fait exister d’une manière différente, il modifie notre chair psychique. Cette chemise à fleurs que je porte aujourd’hui, c’est une partie de mon esprit qui a besoin de s’incarner dans mon corps, précisément parce qu’elle me fait me sentir mieux. Elle m’évite aussi de disserter sur qui je suis, elle parle pour moi et, surtout, je deviens ce que je suis grâce à elle. Elle m’offre aussi la promesse d’être demain quelqu’un d’autre. C’est un des miracles de la mode.
Tisser
«Pendant très longtemps, la mode a été utilisée pour se distinguer socialement et culturellement des autres. Avec le développement des réseaux sociaux, on s’exprime davantage via des images et des prises de parole. La mode acquiert ainsi une nouvelle fonction : celle de tisser des liens, de produire des expériences de partage. On s’habille moins pour marquer sa différence face aux autres, on demande davantage aux habits de produire un pont vers l’autre. Ainsi, par exemple, Alessandro Michele, à travers son agencement baroque de symboles, d’accessoires et d’identités dans une seule et même silhouette, nous permet de découvrir qu’on est toutes et tous un peuple de personnalités différentes.»
Le prochain livre d’Emanuele Coccia, «Philosophie de la maison» paraîtra en octobre aux Éditions Payot & Rivages.
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