Billie Eilish : "Je pourrais demander à quelqu’un de m’habiller, d’écrire ma musique… Je préfère mourir plutôt que d’être ce genre d’artiste"

À 19 ans, la pop star qui défie tous les records sort Happier Than Ever, son deuxième album. Icône planétaire dont les moindres faits et gestes sont scrutés, cette artiste totale se confie en exclusivité à Madame Figaro. Glamour et authentique, surdouée et fragile… Inclassable.

Il est 13 heures à Los Angeles et Billie Eilish vient de se réveiller. «Je suis chez mes parents, allongée sur mon lit. Je n’avais pas dormi aussi bien depuis longtemps.» Elle habite à la même adresse depuis qu’elle est née : à Highland Park, au nord-est de la ville, dans un de ces pavillons qui prospèrent le long des routes américaines. Par sa fenêtre, Billie Eilish voit les lilas d’une cour dans laquelle ses parents, Maggie Baird et Patrick O’Connell, des acteurs de théâtre expérimental, l’attendent pour «un late lunch, végétarien et sans gluten».

Finneas, 23 ans, le frère aîné de Billie, n’est jamais loin : «Il joue de la guitare dans la pièce à côté», dit-elle. C’est là, dans une chambre transformée en studio d’enregistrement, qu’ils ont créé en tandem un premier album, When We Fall Asleep, Where Do We Go ?, qui a valu à la chanteuse cinq Grammy Awards en 2020 à seulement 18 ans. Cet exploit a fait de l’artiste féminine ayant remporté le plus de statuettes en une seule soirée dans l’histoire de la musique, avec Amy Winehouse, Beyoncé et Adèle.

En vidéo, « Billie Eilish, The Worlds A Little Blurry », la bande-annonce

Depuis, la chanteuse ne cesse d’être récompensée : quatre Grammy en 2021, dont un pour No Time to Die, la chanson du prochain James Bond (attendu le 6 octobre), qu’elle interprète et a composé avec son frère. Elle a sorti un documentaire, Billie Eilish : The World’s A Little Blurry (sur Apple TV+), qui offre une immersion dans son intimité. Cette passionnée de photographie a aussi publié un livre autobiographique avec des clichés inédits, Billie Eilish par Billie Eilish (Éditions Marabout).

Le 18 décembre dernier, la chanteuse a fêté ses 19 ans à Highland Park, où elle compose depuis l’âge de 8 ans sur un piano droit qui n’a pas changé de place. Elle n’a jamais rêvé de célébrité : «Ça m’est tombé dessus», dit-elle en s’éclaircissant la voix. On lui rappelle qu’elle a vendu 30 millions d’albums dans le monde et que ses chansons, comme Bad Guy, ont comptabilisé 64 milliards de streams. Elle reste impassible. «Je libère mon énergie quand je fais de la musique», commente-t-elle. Son compte Instagram est suivi par 87,6 millions d’abonnés. Billie Eilish, elle, ne suit personne. Pas par snobisme, loin de là. Elle n’a tout simplement jamais fait les choses comme les autres.

Un album, un livre, un documentaire

On la dénomme «pop star», mais elle est bien plus : chanteuse, musicienne, auteure, interprète, compositrice… Les chansons qu’elle crée avec son génie de frère ne font pas qu’emballer les compteurs, elles emballent l’âme. «La musique que ces deux-là produisent est vraiment très, très spéciale», a déclaré Paul McCartney – comme l’ex-Beatles, Billie Eilish est une écologiste convaincue et engagée. On attendait le prolongement de son prélude. Le voilà, il s’appelle Happier Than Ever : un album (sortie le 30 juillet) à la fois profond, sensuel et dansant où la bossa-nova côtoie le jazz, et l’électro s’habille de hip-hop et de rock. Billie Eilish ne cesse de repousser les frontières de la musique. Elle est unique, expressive comme ses Ocean Eyes (titre qui l’a rendue célèbre) et ses ses looks vestimentaires dont les créateurs de mode s’inspirent.

Quand elle a débarqué sur la scène mondiale, son univers stylistique était étrange, audacieux, non genré : cheveux verts et noirs, casquettes, hoodies griffés et vêtements oversized pour cacher son corps et éviter tout body shaming… Elle distillait sa version hors norme de la féminité et des codes sociaux qui l’entouraient. Ce «jamais vu» s’est vite transformé en «déjà-vu» quand ses fans l’ont enfermée dans une case pour l’idolâtrer comme une œuvre d’art figée. Mais, Billie Eilish s’est révoltée : «Elle est exactement là où elle veut être, sans préjugés. Sa vision, son interprétation d’elle-même en termes de féminité est stimulante. Elle représente quelque chose de totalement nouveau, confie Alessandro Michele, directeur artistique de Gucci. Dernièrement, pour un shooting, elle m’a donné des références inspirées d’un monde qui me fascine : Hollywood et l’âge d’or de Los Angeles.»

À l’image de son récent et spectaculaire changement de look. Dans les clips de ses chansons, qu’elle réalise, Billie incarne à la fois le glamour de Julie London et l’irrévérence d’une Lolita en jupe plissée et chaussettes hautes. La pochette de Happier Than Ever est un portrait d’elle les cheveux platine, enveloppée dans un grand pull à la Marilyn, l’épaule dénudée : une Billie métamorphosée, qui affirme haut et fort sa sensualité et montre son corps, d’une façon presque militante. Pourtant, une larme coule sur son visage. Personnalité complexe, Billie Eilish se livre en exclusivité.

Madame Figaro. – Votre album est très riche musicalement. Comment et avec qui l’avez-vous conçu ?
Billie Eilish.
– J’ai écrit les chansons ici, sur le piano de mes parents. Mon frère, Finneas, était toujours à mes côtés. Nous avons tout fait ensemble, de A à Z : c’est nous qui jouons de tous les instruments – piano, guitare, basse, batterie, percussions…, toujours nous qui faisons les chœurs, les arrangements. Nous avons enregistré dans son studio, au sous-sol de sa nouvelle maison. Entre deux prises, nous allions marcher dans le jardin, faire du vélo… Finneas vit dans le quartier de Los Feliz maintenant. Moi aussi j’ai pris un appartement, mais je n’y vais jamais. Pour créer, j’ai besoin d’être avec mon frère. Il est difficile d’expliquer ce qui se passe quand nous sommes ensemble : c’est comme si le chaos des émotions musicales qui nous habitent prenait forme. Les chansons arrivent avec force et fluidité.

<p>Billie Eilish en Burberry et Finneas O'Connell en Gucci. (Londres, le 18 février 2020.)</p>

Vous n’avez que 19 ans, on vous définit comme une «artiste pop», mais vos chansons reflètent une culture musicale plus vaste. Qu’est-ce qui vous a inspirée durant la création de Happier Than Ever ?
C’est drôle parce que la plupart des artistes disent ne pas écouter de musique lorsqu’ils créent. Pour moi, c’est l’inverse. Happier Than Ever est très influencé par Frank Sinatra, Julie London, que je vénère quand elle interprète Cry Me a River, et par la version de Moon River d’Audrey Hepburn. Il est inspiré par la bossa-nova d’Antonio Carlos Jobim, par ce monde musical qui existait avant moi et qui nous a laissé un patrimoine merveilleux.

J’ai voulu rendre hommage à la musique brésilienne, aux musiciens de jazz dont on ne parle pas assez, au prétexte que ma génération ne les écouterait pas. Ce n’est pas vrai ! La pop est un immense réceptacle de toutes les musiques, c’est une forme subtile de vulgarisation des arts majeurs. Un album extraordinaire qui restitue cette idée et qui a nourri mon disque est Shake, Shook, Shaken du groupe français The Dø. Et d’autres encore : The New Abnormal, des Strokes, ou PartyNextDoor, d’Anthony Brathwaite.

Vous êtes dotée d’une hypersensibilité musicale qui vous vient de votre famille. Mais il y a plus : vous prenez des photos, dessinez, écrivez des poèmes, réalisez vos clips… D’où vous vient cette créativité ?
J’ai grandi dans une famille très connectée, entourée d’art et de tous les styles musicaux. Je suis atteinte de synesthésie : je vois la musique. Elle m’apparaît à travers des formes, des couleurs, parfois des symboles, des lettres et des parfums. Mes parents m’ont ouvert des fenêtres et toutes donnaient sur la création : j’écrivais des chansons dans leur chambre, puis je m’endormais au sol, sur des coussins de Takashi Murakami, que j’adore. Il n’y avait pas de séparation entre la peinture, la BD, une chanson, la sculpture et le cinéma.

J’ai commencé à composer à 11 ans. Je chantais, mais je faisais aussi de la danse, de l’équitation, de la photographie et du dessin. Très jeune, j’ai commencé à tourner des petits films, en créant les costumes, les décors, les dialogues et en ralliant mes amis. J’étais incroyablement autoritaire… J’aurais aimé faire de chacune de ces disciplines mon métier. J’espère que les chansons de cet album racontent ces passions, à travers la musique et les clips. J’aimerais qu’elles se reflètent l’une dans l’autre, qu’elles agissent en effet miroir, que leur juxtaposition crée de nouvelles vibrations.

Sur Getting Older, on vous entend chanter : «Je n’ai pas choisi d’être la victime d’un abus.» Qu’est-ce qui vous a conduite à partager un traumatisme auquel vous faites référence dans plusieurs chansons de cet album ?
Il fallait que j’en parle tôt ou tard. Je n’ai pas besoin de raconter en détail ce qui s’est passé. Je dis, mais je ne dévoile pas tout parce que ce genre d’expérience vous mène à imposer des limites entre le monde et vous-même. J’ai vécu quelque chose de traumatisant : on a abusé de moi alors que j’étais vulnérable. Ce n’est pas facile d’en parler, parce qu’un événement de ce genre massacre la confiance en soi. Mais il le faut car cela arrive souvent. Je ne veux pas que les victimes se sentent seules. Si j’en parle dans plusieurs chansons, c’est pour expliquer qu’on peut trouver le courage de dénoncer, de se libérer d’un sentiment de culpabilité et de dire : «Je ne l’ai pas choisi.» L’abus de pouvoir, peu importe la manière dont il est exercé, n’a pas d’excuse.

En vidéo, « No Time To Die », le clip

Votre notoriété est souvent comparée à celle des Beatles. Comment se sent-on, à 19 ans, quand des millions de fans vous attribuent un rôle de messie… et en même temps vous jugent, vous critiquent et parfois même vous harcèlent ?
Je crois que la plupart des gens n’aimeraient pas être à ma place. Il y a beaucoup d’aspects positifs, extraordinaires même, mais il est difficile d’expliquer à quel point ma vie est difficile par moments. Je l’accepte, je fais taire la partie de moi qui se plaint. Mais je n’ai pas une existence comme les autres. J’ai eu une adolescence atypique ; je ne peux pas aller faire des courses, aller dîner dehors. Je ne peux rien faire de normal. En même temps, j’aime la personne que je suis et je ne voudrais pas devenir quelqu’un d’autre. Je me dis que j’ai de la chance : le plus cruel est de ne pas être entendu. Je suis entendue par des millions de personnes. C’est pour cela qu’offrir quelque chose de vrai, d’authentique est fondamental pour moi.

Vous avez fait de vos fragilités une force. Vous ne cachez pas, par exemple, avoir mieux appréhendé votre dysmorphie corporelle grâce à une thérapie. Est-ce une façon de vous armer contre les dangers de la célébrité ?
Totalement. Je pense être douée dans cet exercice. Je sais considérer les risques, faire des choix. Mais je ne peux pas dire que j’étais prête. Quand on arrive à ce niveau d’exposition médiatique, aussi soudainement en prime, je crois que personne ne sait vraiment comment affronter la vague.

Il n’y a pas de guide, pas d’entraînement, pas de science exacte qui te permettent de savoir comment être dans le juste à chaque fois. Ma ligne de conduite ? Penser à la vie plus qu’à la célébrité. Ce qui m’aide à me réancrer, c’est de sortir, d’aller dans un parc, de sentir l’énergie de la nature. Je respire l’air, les parfums ; je m’oblige à être présente au monde. Je ne peux pas imaginer laisser les données d’un écran de portable empiéter sur ma vie, voler mon temps, ma liberté aussi. Ce serait trop étrange, inutile.

Récemment, vous avez posté des photos très glamour de vous sur Instagram : corset en satin et porte-jarretelles. Ce changement de look radical a provoqué une violente vague de critiques sur les réseaux sociaux. Que vouliez-vous signifier à travers ce geste ?
Plus les réseaux sociaux vous mettent sur un piédestal, plus vous risquez de tomber de haut. Très sincèrement,t, je n’ai jamais cherché à avoir un look ! Quand j’étais plus jeune, j’ai tout simplement choisi des vêtements que j’aimais et qui convenaient à celle que j’étais : une fille un peu maladroite, complexée par son corps, mais tout de même très joueuse. Bang ! C’est devenu «le look Billie Eilish».

Billie Eilish en Une du Vogue britannique, juin 2021.

Au début, c’était drôle. Et puis, je me suis demandé si je ne m’étais pas enfermée dans une case, si la société ne me susurrait pas à l’oreille : «Sois cette image jusqu’à la fin de tes jours.» C’est exactement l’inverse de ce que je recherche ! Je ne veux pas rester la même toute ma vie. J’ai 19 ans, j’évolue. Alors, j’ai tout fait pour démolir cet uniforme. Je n’ai plus les cheveux verts, et si j’en ai l’envie, je m’habille avec des vêtements sexy. Personne n’a le droit d’être irrespectueux envers une femme parce qu’elle joue de son pouvoir de séduction. Je veux montrer à mes fans qu’on peut avoir plusieurs facettes et rester fidèle à soi-même, que la transformation fait partie intrinsèque de la vie.

Serait-il possible d’imaginer qu’une star de la musique ne soit pas sur les réseaux sociaux ?
J’aime être sur Instagram parce que je veux pouvoir communiquer avec mes fans. Mais avec ces outils, tout peut devenir très dark et angoissant en un clin d’œil. Les réseaux sociaux arrivent à détruire des gens. Ils ont pu me faire sentir très mal et me couper parfois du monde réel. Je déteste oublier la vie au profit d’une existence virtuelle… J’aurais très envie de croire qu’une pop star puisse se passer des réseaux sociaux.

Quelques rares célébrités y parviennent : Harry Styles, par exemple, n’y va presque jamais. Mais ce sont des exceptions. Je suis sûre qu’on arrivera à utiliser différemment leur pouvoir. Pour le moment, je ne vois pas comment s’en priver car c’est la façon de communiquer de ma génération. Je pourrais demander à quelqu’un de m’habiller, d’écrire ma musique, mes paroles… de poster à ma place sur Instagram. Je préfère mourir plutôt que d’être ce genre d’artiste.

Vous chantez : «Je suis plus heureuse que jamais.» Est-ce le cas ?
Ce titre peut avoir plusieurs lectures, tout comme le concept du bonheur. Ça ne veut pas dire que je n’ai jamais été aussi heureuse, mais que je le suis bien plus qu’avant. C’est déjà un pas de géant et j’ai envie de le célébrer. Le bonheur signifie pour moi d’être consciente de ce qui m’entoure – ma famille, mes amis, la musique, mon public… – et de tenir à distance ce qui me fait du mal. C’est un combat aussi : celui d’accepter qu’il n’y a pas de bonheur dans l’immobilisme.

Votre chanson Your Power est une lettre ouverte à ceux qui abusent de leur pouvoir. De quelle façon rêvez-vous d’utiliser le vôtre ?
Je veux changer le monde en mieux. Mais comment ? Je me le demande tous les jours. Je me bats contre le changement climatique parce que je n’ai pas envie qu’on meure tous bientôt. Je veux porter des valeurs essentielles, comme le respect du vivant, de l’être et de la différence. Et je le fais surtout à travers l’art, car s’il y a bien quelque chose qui puisse nous rendre immortels, c’est la musique. Le pouvoir de l’art est immense.

Happier Than Ever, Polydor, sortie le 30 juillet. En concert le 22 juin 2022, à l’Accor Arena, à Paris.

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