Pendant plus de deux ans, Florence M. a intégré les groupes de victimes des attentats survenus à Paris en 2015, se faisant elle-même passer pour l’une d’entre elles. Dans son livre La Mythomane du Bataclan, le journaliste Alexandre Kauffmann revient sur cette escroquerie et sur une trouble personnalité.
Sur Internet, il est facile de retrouver sa photo. En novembre 2016, un an après les attentats du Bataclan, Florence M. pose dans un bar, entouré de rescapés, pour un article dans Paris Match. Elle a la quarantaine, des cheveux auburn, un tee-shirt noir à étoiles blanches. Elle-même n’était pas présente dans la salle, le soir où 130 personnes y sont mortes. La légende de la photo le précise, la désignant comme «Florence, qui représente son meilleur ami, Greg, toujours hospitalisé». C’est ainsi qu’elle s’est présentée à l’association de victimes Life For Paris, au sein de laquelle elle est bénévole, puis employée. Seulement voilà, Greg n’a jamais existé.
En parallèle, elle s’était également déclarée elle-même victime de l’attentat auprès du Fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et d’autres infractions (FGTI) : celui-ci lui versera 25.000 euros. Avant que toute l’affaire ne soit découverte, en 2018.
L’incroyable mystification de Florence M. fait l’objet de l’enquête aussi passionnante que minutieuse d’Alexandre Kauffmann, La Mythomane du Bataclan, parue aux éditions Goutte d’or. Pendant «une année monomaniaque», le journaliste et romancier a reconstitué l’incroyable écheveau de mensonges construits par la jeune femme. Qui n’est pas la seule à s’être fait passer pour une victime du terrorisme : d’autres ont été identifiées, et condamnées. Mais s’il s’est intéressé à son cas, «c’est parce qu’il se détachait des autres dans la mesure où il y avait beaucoup plus de rebondissements, de surprises, de mises en abîme. Florence M. a tissé une toile mensongère qui était plus ample que celle des autres, et dont l’objectif n’était pas uniquement financier. Elle l’a vraiment fait pour se socialiser, plus que par cupidité. »
En vidéo, « Le Baiser du Bataclan », un message de la part de rescapés du 13 novembre
Une recrue idéale
Au lendemain des attentats du Bataclan, Florence M., alias Flo Kitty, laisse des messages de soutien aux victimes et à leurs proches sur les réseaux sociaux. Elle-même est bouleversée : elle raconte que son meilleur ami, « Greg », est à l’hôpital, entre la vie et la mort. Très vite, elle trouve sa place dans des groupes de victimes. Et intègre Life For Paris, l’association majeure regroupant celles du 13 novembre 2015. Sa présence, et son travail, sont appréciés : le fait de ne pas en avoir été directement touchée par les événements lui donne la distance suffisante pour faire preuve d’empathie, sans se laisser submerger.
Pendant quatre ans, Flo Kitty sera un membre clé de l’association : elle fait partie du conseil d’administration, sera même entendue à l’Assemblée nationale dans le cadre d’un projet de loi sur l’aide aux victimes. Elle détient les codes des groupes privés où échangent les rescapés, et en débusque même les imposteurs, ceux qui essaient de se faire passer pour les victimes qu’ils n’ont pas été.
L’association lui sert de support moral à une époque de sa vie où tout va assez mal : Flo Kitty vit seule chez sa mère, et souffre d’une maladie orpheline, le syndrome de Cushing, un dérèglement des glandes surrénales qui provoque notamment de l’obésité, et une hyperpilosité. Heureusement, elle peut compter sur son petit ami, Manu, installé à Los Angeles, qui lui aussi échange fréquemment avec les membres de l’association.
À lire aussi >> Une rescapée du Bataclan raconte les « blessures invisibles »
Amis fictifs
Les choses commencent à dérailler quand apparaissent des zones d’ombre dans les histoires de Flo Kitty. Son tempérament pressant, sa paranoïa, sa tendance à se prétendre mise de côté, insuffisamment reconnue pour le travail qu’elle effectue. Ce fameux ami, Greg, avec qui les membres de l’association échangent des messages, mais qu’ils n’ont jamais rencontré. Et, surtout, ce jour où on la croise dans le cabinet d’un psychanalyste fréquenté par les victimes. En recoupant plusieurs faits, l’association réalise que Flo Kitty a menti, qu’elle prétend elle-même avoir été présente au Bataclan. Et saisit la justice qui, au cours d’une longue enquête, met à jour toutes ses impostures : Florence M. a bien menti pour toucher des indemnités. Quant à «Manu» et «Greg», ce sont des êtres fictifs, qu’elle animait sur les réseaux sociaux telles des marionnettes virtuelles.
Ce n’est pas la première fois que Florence M. ment. Elle a été condamnée par le passé pour plusieurs escroqueries, placée sous surveillance électronique, un bracelet à la cheville. Dans La Mythomane du Bataclan, Alexandre Kauffmann revient sur sa jeunesse, passée dans le circuit de groupes de glam rock confidentiels. A l’époque, Florence M. se faisait appeler Florana, et vivait une phase de groupie classique, écumant les concerts, se liant avec des musiciens et leur donnant des coups de mains.
Un passé de fan
«Je voulais trouver les racines de cette femme, mais j’ai été complétement stupéfait de découvrir que deux principaux musiciens qu’elle a connus dans ces années-là s’appelaient Manu et Greg. Elle était amoureuse de ces deux types, qui n’allaient plus quitter son univers mensonger, dont ils étaient des pierres fondatrices, au point de l’inspirer et de devenir de faux profils Facebook.» Sa virtuosité, son attention aux détails est presque fascinante : «Elle jonglait, elle était capable d’avoir en tête le fuseau horaire de la Californie pour être raccord avec ce que disait « Manu », explique Alexandre Kauffmann. Parfois, elle était même physiquement en face de la personne qu’elle manipulait avec un faux compte.» Jusqu’à faire naître une romance entre un troisième avatar et l’une de ses collègues de Life For Paris.
La Mythomane du Bataclan, d’Alexandre Kauffmann, editions Goutte d’or.
Folie mensongère?
Florence M. est arrêtée le 13 février 2018, et incarcérée à la prison de Fresnes. Là, elle subira plusieurs expertises psychiatriques. L’une d’entre elles ne conclut à aucun trouble psychique. Une seconde expertise, dans laquelle elle raconte les différentes épreuves qu’elle a traversées (délaissée par ses parents, elle été élevée par ses grands-parents, a subi deux avortements, un viol, et ne peut pas avoir d’enfants), lui reconnaît des traits psychopathiques. Mais ne remet pas en cause le fait qu’elle est responsable de ses actes, qu’elle reconnaît d’ailleurs, et qu’felle est donc passible de sanctions pénales. «Florence M. n’est pas folle. Elle était organisée, n’était pas délirante. Mais j’ai remarqué qu’un mot n’apparaissait jamais dans les expertise, celui de « mythomane », souligne Alexandre Kauffmann. J’ai été surpris d’apprendre que c’était un phénomène très mal connu, assez délaissé. En ce sens, son cas reste un défi pour la classification des maladies mentales.» Le procès s’ouvre à Créteil le 22 mars 2018, devant plusieurs membres de l’association Life For Paris. Reconnue coupable d’escroquerie de faux et d’abus de confiance en récidive, Florence M. est condamnée à quatre ans et demi de prison ferme.
Même aujourd’hui, il reste difficile de comprendre ses motivations. Alexandre Kauffmann tente une explication : «Ce dont je suis presque sûr, c’est qu’elle était surtout victime de la solitude, de la maladie, de son enfance. Et qu’elle voulait donc être reconnue comme une victime en majesté. A travers les personnes tuées ou blessées au Bataclan, c’est à la France que l’on touchait. En devenant victime, elle pouvait incarner la collectivité, ce qui était pour elle un énorme réconfort.» Et avait trouvé, chez des personnes fragiles et traumatisées, le terrain idéal pour exercer son emprise.
« Le monde à l’envers »
Alexandre Kauffmann a contacté Florence M. en janvier 2020, afin qu’elle apporte elle aussi son témoignage au livre. «J’étais quasiment sûr qu’elle me répondrait, parce qu’elle est très curieuse, et surtout, qu’elle a besoin d’être dans le contrôle. Il le faut, quand on se livre à la manipulation.» Mais elle est sur la défensive. Elle refuse tout commentaire, affirme vouloir tourner la page, se reconstruire. Un détail fait cependant dire à Alexandre Kauffmann qu’elle n’a toujours pas établi de véritable distance avec les faits qui lui son reprochés. Avant son arrestation, l’association a enquêté pendant six mois sur elle afin de la confondre, alors qu’elle y travaillait encore : «Elle m’a dit « Vous vous rendez compte, ils m’ont menti! » Je lui ai fait remarqué qu’ils pouvaient en dire autant à son propos. Elle a botté en touche, mais apparaissait très choquée. Ce qui est quand même le monde à l’envers.»
Selon le journaliste, Florence M. est sortie de prison après deux ans et demi d’incarcération. S’il ignore de quoi elle vit aujourd’hui, il la sait criblée de dettes. Et a appris qu’elle avait recontacté certains membres de l’association Life For Paris, et de ce milieu glam rock qu’elle a tant aimé : «Elle envoie des messages très simples, en mode « Salut, ça va ? » Et quand on lui répond « Oublie-moi », elle réplique « Ah ouais, ok. Mais tu ne connais pas toute la version de l’histoire ».» Pas vraiment libérée de ses mensonges, Florence M. cherche peut-être encore à s’exprimer. Le matin même de la sortie du livre, c’est Alexandre Kauffmann qu’elle a essayé de contacter.
Source: Lire L’Article Complet