Il était temps. Alors que NTM, le groupe le plus mythique du rap français, vient supposément de donner ses ultimes concerts les 22 et 23 novembre à l’AccorHotel Arena, paraît enfin une première biographie, presque une autobiographie, du Suprême. Un drôle de texte où Kool Shen et Joey Starr, tous deux désormais quinquas, nous racontent chacun leur tour durant un chapitre entier les hauts et les bas de trente ans de règne de deux gars des cités du 93 sur le hip hop d’ici.
Allonger ces deux-là sur le divan a dû être un combat. On les imagine. Le journaliste Olivier Cachin, un poil à cran, volant quelques minutes ou quelques heures alternativement à l’un et à l’autre. Et puis sans doute deux heures à attendre Didier Morville alias Joey Starr pour recueillir vingt minutes de dialogue. La galère de les faire parler, de raviver leurs souvenirs, de tirer de leurs mémoires respectives la substantifique moelle. Puis de constater que les versions divergent, quand elles ne sont pas discordantes, entre d’un côté l’électron libre flamboyant et « la galère sur pattes » autoproclamée qu’est Joey Starr, et le travailleur acharné, angoissé et carré, qu’est Bruno Lopes, alias Kool Shen.
Le résultat, sobrement baptisé Suprême NTM et publié le 28 novembre chez Michel Lafon, est une mine d’anecdotes et d’informations, souvent cash et d’une honnêteté rare, en particulier sur les rapports intimes de ces frangins dont l’alchimie artistique explosive reflète le choc de deux personnalités opposées et complémentaires dans le privé. Voici quelques passages du livre que nous avons retenus pour vous.
1La première passion fut la danse
Beaucoup de fans de NTM savent que Joey Starr et Kool Shen furent graffeurs avant d’être rappeurs, au sein du crew 93 NTM. Mais ils ignorent souvent que c’est d’abord la danse qui les a réunis. « C’est à travers la danse que j’ai rencontré Bruno« , se souvient Joey Starr, qui avait lui-même eu « la révélation » en voyant au Trocadéro à Paris un Américain danser « du poppin’, du moonwalk, du wave, des trucs qu’on n’avait jamais vus, avec un radio blaster énorme. » Or, on lui avait parlé de Bruno, un mec qui breakait sur un lino dans sa cité, et qui possédait de surcroit un ghetto-blaster. « Moi je dansais debout, lui au sol« , se souvient encore Joey Starr, qui fut ensuite enrôlé pour une tournée italienne par le patron d’une école de danse contemporaine de Milan.
2C’est l’orgueil qui les a mis au rap
Comment se sont-ils mis au rap ? Le déclencheur fut une réflexion méprisante de Johnygo, considéré avec Destroyman comme le premier rappeur français. On est en 1986, Joey Starr et Kool Shen sont « un peu graffiti artistes » mais « surtout des danseurs » connus dans le hip-hop pour « déchirer« . Un jour, le duo croise Johnygo qui leur lâche « Avant au moins vous étiez danseurs, mais là ce que vous faites (avec le graffiti NDLR), dans le hip-hop il y a les MCs, les danseurs, et les graffiti artistes qui sont le fond de la cuvette des chiottes. » Ce à quoi Joey Starr lui répond quelque chose comme : « Le jour où je vais me mettre à rapper, prends une chaise. » Il se trouve que les deux complices venaient d’écrire un rap, sur le graffiti justement. L’orgueil a attisé le défi et fait le reste. On ne remerciera jamais assez Johnygo.
3Ne rêvez pas, NTM n’a pas d’inédits en rab
NTM n’est pas un duo ultra prolifique. Cinquante mille inédits ne prennent pas la poussière sur une étagère. « On est lents« , reconnait Kool Shen dans le livre. « On a sorti un premier album en 1991, on sort le second en 1993, on a fait 14 morceaux en deux ans, pas 214, et on les a tous mis. (…) Tout ça pour dire qu’on n’avait pas de marge« . « Nous on n’est pas IAM », dit-il encore. « On a fait soixanteu-quatorzeu morceaux et finalement on en a gardé vingt », se moque-t-il gentiment avec l’accent Marseillais. « Si on meurt demain, il n’y aura pas d’album posthume. « Putain, on a retrouvé une bande« , non non. Il y a sûrement trois merdes qui traînent, point à la ligne. »
4Ils n’ont jamais écrit ensemble ni fait de maquettes
« On n’a jamais fait une maquette. Jamais, jamais, jamais« , assure Kool Shen dans le livre. « La méthode c’est ça : je suis chez moi, le producteur m’a amené sa musique, elle tourne sur mon ghetto blaster. J’écris des lyrics et ça y est, je l’entends, ma chanson. Tu veux que je la pose pour qu’après je la repose ? Ben non, c’est bon. » En studio, « on arrivait avec rien, on a même fini en direct deux-trois titres où il manquait un couplet. » Joey Starr confirme : « On n’a jamais écrit un morceau ensemble autour d’une table. Si, on l’a fait au tout début, Par Ma Voix, Par Ses Scratches et peut-être un peu Le Toucher Nick Ta Mère. Tout le reste c’est juste au téléphone, je lui dis ce que j’ai écrit, il me dit ce qu’il a écrit, et puis on se retrouve au studio. » Et ça c’est quand tout baigne. Car sinon, Joey Starr arrive au studio les mains vides et improvise ses rimes sur un coin de table.
5Ils ont croisé Tupac en vrai
Fin 1992, face au « manque de productivité » de leur dj, DJ S, Kool Shen se rend à New York en quête de nouveaux instrumentaux pour le groupe. Il approche notamment LG Experience, le frère de Easy Moe Bee, qui lui propose plusieurs « prods » à la Biggie qu’on retrouvera sur l’album 1993…J’appuie sur la gachette. Parmi ces prods, celles de Qu’Est-Ce qu’On Attend, que Tupac voulait lui aussi. Mais NTM l’avait déjà réservée. Quelques mois plus tard, toujours à New York, les deux NTM avaient croisé « Tupac dans un club, il avait sorti un calibre parce que le mec ne le servait pas assez vite. »
6Le rap peut-il être commercial ? Et doit-il être militant ? Kool Shen au micro
« Je n’ai jamais trop su ce que ça voulait dire « commercial ». Ça marche, ça plait à des gens, donc c’est de la merde parce que ça plait ? Je ne suis pas d’accord avec ce concept« , conteste Kool Shen. Il interroge aussi : le rap doit-il être social ? « Pour moi, le rap c’est aussi une musique, un flow« , dit-il en se souvenant qu’à une époque, alors que Chuck D (de Public Enemy) leur expliquait que le rap c’était aussi De La Soul, ils lui avaient répondu « Comment ça ? Non, le rap, ça doit être militant« . Avec les années, on se rend compte que non, en fait, pas forcément« , admet Kool Shen aujourd’hui. (Ils avaient sans doute mal compris la critique très fine de De La Soul, soit dit en passant NDLR) Ce qui ne l’empêche pas de déplorer un peu plus loin le manque de combativité du rap actuel. « Dans la France d’aujourd’hui, il y a les gilets jaunes, un putain de mouvement que même nous dans les années 90, on n’a pas connu. C’est la merde totale et le seul rap qui marche, c’est une espèce de rap capitaliste, où il n’y a pas de revendications« , se désole-t-il.
7Le dîner en panne du premier « break » de 1999
En 1999, NTM connaît un premier coup d’arrêt. Le duo est alors au sommet de sa carrière et tous les clignotants sont au vert. Pourtant, Joey Starr et Kool Shen ne se voient plus. Le premier vit à Paris, le second à Saint-Denis. Chacun a son propre entourage et leurs vies sont différentes. « Il n’y avait plus d’alchimie entre nous« , se souvient Kool Shen, qui demande un jour de 1999 à voir son binôme en présence de leurs managers Sébastien Farran et Nicolas Nardone. Ils se retrouvent dans un restaurant de la Porte Maillot, où il annonce à Joey Starr : « Je suis fatigué, on va faire un break« . Joey l’interprète comme une rupture. Il dit « Je comprends, je sais que je suis un casse couilles« , il se lève et il part. « On n’a jamais dîné ce soir-là. » Kool Shen sait que son complice a été triste. « Mais en même temps, il ne faisait vraiment rien pour que ça perdure. Il écrivait de moins en moins, il ne venait plus en studio« , déplore-t-il. Et d’ajouter : « Didier laissait quand même beaucoup de place à la foncedé« . Il ne se sont plus reparlés jusqu’en 2008. Même s’ils se sont croisés entre temps une fois à une fête d’anniversaire de Puff Daddy organisée à Marrakech (la scène, brève et visuelle, vaut le détour).
8Sur scène, Kool Shen exige du 100%…
Sur scène, « je ne vais pas chanter, je vais faire un match, comme quand on est en demi-finale et qu’il faut aller en finale (…) Ça me casse les couilles quand on n’est pas à 120% même s’il n’y a pas d’enjeux« , explique Kool Shen, grand ordonnateur des concerts du duo, qui apparait tout au long du livre comme quelqu’un de particulièrement exigeant avec lui-même. D’ailleurs, un des tout récents concerts de NTM n’était pas à la hauteur selon lui : celui donné au festival Solidays le dimanche 23 juin 2019. Certes c’était le public d’Angèle, « mais moi je maintiens que si on n’a pas mis autant le feu, c’est qu’on n’a pas été assez bons. » Et de citer en exemple un concert du groupe Rage Against The Machine vu au Zénith de Paris en 1993. « C’était quatre gue-dins, ils ont fini à poil, le chanteur Zack De La Rocha était possédé, et même si on n’aime pas leur style de musique on est obligé de respecter leur délire. »
9… Alors que Joey Starr aime arriver quasi « à poil »
« Dès qu’on monte sur scène, c’est magique« , estime Joey Starr de son côté. Mais son truc à lui c’est la spontanéité et l’improvisation entre deux goulées de rhum, celles des sound systems avec lesquels il arrive « à poil » et retourne régulièrement les salles. Avec NTM, « j’ai toujours l’impression qu’on répète surtout pour rassurer Bruno » (alias Kool Shen), dit-il. « Je n’aime pas la routine, la routine tue. » Mais son complice, lui, « aime la précision« . Alors il lui est arrivé de lui dire « Tu sais quoi, quand tu me fais l’œil du tigre pendant que je suis sur scène avec toi, un jour tu vas te retourner et je ne serai plus là. Je cours au plafond, je cours partout. Excuse-moi si je fais des erreurs. Et puis si tu ne faisais pas cette tête-là, les gens ne le verraient même pas. » Ce que Kool Shen voit bien, en revanche, c’est la place énorme qu’occupe son partenaire dans le cœur des spectateurs. « Monter sur scène et me dire que j’ai préparé le show mais que cet enculé, quand il déboule, il n’y a qu’une lumière, et qu’elle est allumée au-dessus de sa tête, ça peut frustrer. » Ambiance…
10Pour Kool Shen, il n’y aura ni 5e album ni nouvelle tournée
Le hip-hop va verser une larme, et même plusieurs. Car il n’y aura pas de 5e album, assène Kool Shen, déterminé et définitif. La raison ? « Didier n’écrit pas. Voilà. A un moment donné, si on ne le fait pas vraiment, autant ne pas le faire. » Dans le chapitre consacré à la question du « fantôme du 5e album » qu’ils doivent toujours à Sony, Kool Shen ne s’arrête pas là et renvoie sans ménagement dans les cordes son compadre. A ses yeux, Kool Shen a réalisé en réalité « trois albums solo » sous le nom de NTM. En « laissant les trous » à Joey Starr, son titre solo « devenait un morceau de NTM« . Ce qui, bien entendu, vendait « quarante fois plus qu’un album sous le nom de Kool Shen« . Aujourd’hui, il serait facile de tricher, d’engager des « ghostwriters » et de meubler avec des featurings. Mais Kool Shen a, dit-il, « la notion d’héritage, je veux qu’on parte avec le maillot jaune, invaincus. » Cela vaut aussi pour les concerts. NTM ne s’est pas foutu de la gueule de son public. « Pour le prix qu’ils ont payé, on a transpiré, il y avait de la matière derrière, on n’est pas venus avec deux loupiotes et du play-back. Maintenant on dit : on arrête les concerts. Donc là, cette tournée (qui s’est achevée à l’AccorHotel Arena les 22 et 23 novembre 2019 NDLR) c’était la der’« . « On aurait pu s’arrêter en 1998, ben non, pour moi c’est là, maintenant« .
11Rien de définitif pour Joey Starr
Mais ne partez pas, car peut-on croire à la fin de NTM ? Joey Starr est beaucoup moins tranché que son complice. « Concernant le cinquième album de NTM, je me dis que rien n’est impossible. (…) La connexion est forte. Il suffit qu’on mette un boom beat et ça repart« , se rassure-t-il. Il reconnait toutefois n’être « pas très motivé pour faire un cinquième album« . Et les concerts ? « Je n’ai pas de réponse définitive à donner. (…) Ce n’est pas la première fois qu’on entend des mecs dire « C’est la fin » et dont le groupe renaît de ses cendres l’année d’après. Moi quand on me demande pourquoi la tournée 2019 s’appelle La Der, je dis : « Ah, mais c’est du marketing, là. » Reste qu’à ses yeux (et aux nôtres aussi), « On aura beau faire des trucs incroyables séparément, jamais il n’y aura un truc comme NTM. »
« Suprême NTM » par Olivier Cachin (Michel Lafon, 320 pages, 20 euros)
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