La grossophobie médicale, une discrimination profonde aux conséquences dramatiques

  • Une oreille moins attentive, un regard plus sévère
  • L’obsession de la perte de poids
  • Après une mauvaise expérience, le risque de la rupture médicale
  • Où est le matériel adapté aux personnes grosses ?
  • Les personnes obèses, ignorées par la recherche

« Il y a une personne mince à l’intérieur de vous qui ne demande qu’à vivre. » Pelphineest encore adolescente lorsque son psychologue lâche cette affirmation. À 30 ans, la fat activist derrière le projet Instagram Corps Cools se souvient encore de la « violence infinie » du moment. Plus tard, c’est son dentiste qui lui conseillera de faire une chirurgie bariatrique. 

Derrière ces paroles culpabilisantes se cache ce que l’on appelle la grossophobie médicale, une attitude de stigmatisation et de discrimination envers les personnes obèses ou en surpoids de la part des médecins et autres soignants. Les conséquences qui en découlent, comme le refus de se soigner ou les erreurs de diagnostic, peuvent alors être dévastatrices pour celles et ceux qui en sont victimes.

Une oreille moins attentive, un regard plus sévère

Marine, éducatrice spécialisée de 24 ans, a fini par changer de généraliste car ce dernier lui répétait inlassablement, et quelque soit l’objet de sa consultation, qu’elle était en surpoids et qu’elle devait maigrir. Ce qu’elle sait déjà. « Ce n’est pas parce que je suis en surpoids que je ne suis pas consciente que cela constitue un facteur de risque pour ma santé et que je ne suis pas vigilante », s’agace celle qui s’est renommée Marine Plus Size sur Instagram, réseau où elle prône l’acceptation de soi. 

Une fois, alors que la lensoise prend rendez-vous pour une angine, son médecin traitant lui affirme que cette inflammation est due à son poids. Or, Marine lui avait déjà signalé avoir des amygdales fragiles depuis quelques années et des angines à répétition. Ce que le médecin n’a pas entendu ni pris en compte. « Si je mincis, mes amygdales vont-elles mincir elles aussi ? Non parce que c’est elles qui me gênent ! », rétorque-t-elle. Un ORL lui confirmera ensuite qu’une angine peut arriver à n’importe quel patient, de n’importe quelle corpulence.

Si je mincis, mes amygdales vont-elles mincir elles aussi ?

« Des travaux ont montré que les médecins recommandent systématiquement à leurs patient.e.s obèses de perdre du poids, alors qu’ils prescrivent des examens d’imagerie, des tests sanguins ou de la kinésithérapie aux patient.e.s de poids normal », signale Joan C. Chrisler, chercheuse du Connecticut College, lors d’un Congrès de l’Association américaine de psychologie (APA) à Washington.

Le témoignage de Pascale, enseignante corse, illustre bien l’analyse de la chercheuse américaine.« Vous avez le choix entre mourir d’un infarctus ou faire un AVC », lui lance brutalement sa nutritionniste. Problème (autre que son manque de tact) : lorsqu’elle formule cette remarque, elle n’a pas encore regardé les résultats d’analyses de Pascale, à l’époque en surpoids de treize kilos. « Comment a-t-elle pu alors affirmer cela ? », se questionne encore la cinquantenaire, marquée par ce douloureux souvenir.

Les oreilles de ces médecins se font moins attentives en présence d’un patient gros. Et leurs yeux révèlent parfois leur écœurement. Marine se rappelle d’un praticien qui l’avait « dévisagée de la tête aux pieds » lorsqu’elle était entrée dans son cabinet. Elle avait senti son jugement, à travers ce regard dur et insistant. Joan C. Chrisler décrit une « attitude désapprobatrice » des médecins face à leurs patient.e.s en surpoids ou obèses. Il y a, d’une part, les réflexions blessantes et infantilisantes, « inévitables lorsque l’on est une personne grosse », d’après Pelphine, et de l’autre, ces « attitudes implicites » que le patient peut « vivre comme des micro-agressions », alerte la chercheuse.  

« Les médecins peuvent expliquer ce fait-là de manière bienveillante et les patient.e.s concerné.e.s l’entendront, pense Marine. Le problème, c’est la manière de parler au patient et de le regarder. »

L’obsession de la perte de poids

Le père de Pelphine est médecin. Dans leur foyer, l’alimentation a toujours été équilibrée, saine. « Il m’a vue grandir et me nourrir de la même façon que lui. Et pourtant est restée longtemps en lui l’idée que si je grossissais, c’était parce que je mangeais plus. Alors même qu’il voyait mon assiette ! ». La militante contre la grossophobie illustre par cet exemple personnel ce qu’elle dénonce à grande échelle : le cliché selon lequel grosseur et mauvaise hygiène alimentaire vont toujours de pair. 

« Il n’y avait pas de gros dans les camps de concentration », lui lance un jour son docteur. Comprendre : lorsque l’on mange moins, on maigrit, inévitablement. 

« Il faut arrêter de percevoir ces patient.e.s comme des personnes qui ne font que manger », s’indigne de son côté l’éducatrice spécialisée, avant de rappeler que les troubles de la thyroïde ou la prédisposition génétique peuvent aussi être les causes – éclipsées par ces médecins – d’un IMC élevé. « Il faut aussi réaliser qu’il y a une histoire derrière chaque corps. Prendre en compte le dossier médical du patient plutôt que son physique », réclame-t-elle. De l’autre côté du globe, à Washington, la chercheuse Joan C. Chrisler a demandé aux soignants de ne plus considérer l’obésité comme une maladie qui ne se guérit que par un régime, mais de tenir davantage compte du contexte.

« Le mince avale, le gros gobe », lâche face caméra un médecin généraliste devant 1,9 millions de téléspectateurs. La phrase choc de l’intervenant de l’émission Opération Renaissance, animée et produite par Karine Lemarchand, diffusée sur M6 le 11 janvier dernier, a scandalisé Marine. « Devant mon poste de télévision, j’étais en colère et triste à la fois, confie la jeune femme. J’ai pensé : si un spécialiste valide ce cliché, on n’avancera jamais dans la lutte contre la grossophobie. » Et de regretter : « On s’intéresse aux personnes obèses que lorsqu’elles veulent maigrir… ».

Pelphine a aussi été révoltée par la diffusion de ce docu-réalité mettant en scène des parcours de chirurgie bariatrique – à laquelle elle est « radicalement opposée ». « On néglige l’impact psychique et les risques d’une telle opération », s’inquiète-t-elle. « Ces choses-là, on les tait, car il y a, encore une fois, cette idée qu’il faut à tout prix maigrir pour être en bonne santé et heureux. » 

« On ne s’intéresse aux personnes obèses que lorsqu’elles veulent maigrir… »

La grossophobie médicale, c’est aussi de penser que mincir réglera tous les problèmes, en occultant ceux que l’opération peut créer. Une analyse de 2018 de la Caisse nationale d’Assurance maladie, citée par Pelphine, indique que 15% des personnes opérées ont dû être de nouveau hospitalisées pour des complications chirurgicales au cours des six années suivants l’opération, 19% pour des complications digestives non-chirurgicales, 5% pour complications nutritionnelles graves et 22 à 46 % d’entre elles ont vu leur diabète rechuter après une phase de rémission.

La militante derrière Corps Cools a également co-créé l’association bruxelloise Fat Friendly. L’une de ses associées dans ce projet s’est faite opérer et n’a pourtant jamais été informée des potentielles conséquences de cette chirurgie, assure-t-elle.« Maigrir mériterait tous les sacrifices et toutes les violences ? », s’indigne la militante.

Après une mauvaise expérience, le risque de la rupture médicale

La remarque de la nutritionniste fut si traumatisante pour Pascale, que cette dernière n’a jamais souhaité retourner la voir. Conséquence plus grave encore : ce pénible moment l’a bloquée pour aller consulter ailleurs durant près de deux ans. 

Comme elle, la fondatrice de Corps Cools a été traumatisée par de malheureuses expériences. Elle confie avoir été en rupture médicale pendant environ sept ans. Si aujourd’hui elle se rend de nouveau chez le médecin généraliste et le gynécologue, elle demeure tétanisée par les consultations dentaires, à cause du « souvenir marquant d’un dentiste humiliant et paternaliste ». Celui-là même qui s’était permis de la diriger vers une chrirugie bariatrique. Désormais, Pelphine prévient en début de consultation : elle est engagée dans la lutte contre la grossophobie, elle n’a plus envie d’être victime de ces violences, et si le rendez-vous se passe mal, alors, elle partira sur le champ. Auparavant, elle subissait les remarques grossophobes sans y répondre. « J’étais muette, en état de stupéfaction devant cette violence », se remémore-t-elle. 

Pascale et Pelphine ne sont pas des exceptions. Par peur d’être de nouveau dévalorisées ou culpabilisées, certaines personnes qui ont déjà été stigmatisées pour leur poids par un soignant, sortent du système médical. Détruites psychologiquement, elles fuient les cabinets. Et les conséquences de cette grossophobie qui a conduit à leur précarité médicale peuvent être dramatiques. Car sans suivi médical régulier, les patient.e.s restent en mauvaise santé et certaines maladies peuvent être détectées tardivement.

Trois études différentes ont montré que les femmes en surpoids sont plus susceptibles de mourir d’un cancer du sein ou du col de l’utérus que les autres femmes. « Ce résultat a partiellement été attribué à leur réticence à consulter un médecin » et donc, à être dépistée à temps, comme l’explique un dense décryptage intitulé « Tout ce que vous savez sur l’obésité est faux », publié dans l’édition américaine du Huffington Post.

Hormis cette défiance qui pousse à ne plus consulter, la grossophobie médicale peut aussi entraîner des erreurs ou retards de diagnostic pouvant se révéler fatals. 

Pour permettre à ces personnes hors circuit depuis une mauvaise expérience d’être de nouveau prises en charge, le collectif Gras Politique a créé un répertoire de « médecins safe » (mais aussi de « non safe« ). De son côté, Pelphine a pour projet avec son association Fat friendly d’ouvrir une maison médicale en Belgique, dans laquelle les personnes isolées seraient accueillies avec bienveillance si elles ne se sentent pas de retourner chez le médecin. 

« Le but est de construire un endroit où l’on sait que si l’on vient pour une otite, on sera soigner pour une otite, et qu’on ne repartira pas de cette consultation avec un bon pour une opération bariatrique », résume la co-fondatrice du projet.

Où est le matériel adapté aux personnes grosses ?

L’aménagement du centre médical sera aussi pensé pour ces patient.e.s. Pas d’accoudoirs sur les chaises dans les salles d’attente, par exemple. Cela vaut aussi pour les tables de soins. « Il y a souvent sur ces tables une marche, petite et étroite, qui doit permettre de monter dessus. Parfois, on ne le peut même pas », explique Pelphine, pour qui « la grossophobie médicale réside aussi dans le manque d’accessibilité dans les espaces de soins ».

D’un côté, on dirait que le corps gros appartient à tout le monde, puisque chacun a un avis sur la santé des personnes grosses, et de l’autre, ce même corps est invisibilisé et rien est fait pour le soigner.

La trentenaire ressent un terrible paradoxe : « D’un côté, on dirait que le corps gros appartient à tout le monde, puisque chacun a un avis sur la santé des personnes grosses, et de l’autre, ce même corps est invisibilisé et rien n’est fait pour le soigner. »

Et quand le matériel est adapté, il est tout de même problématique, culpabilisateur. En témoigne le médecin généraliste et romancier Baptiste Beaulieu, avec cette anecdote vécue et racontée sur France Inter.

« Je reçois une patiente en surpoids, et parce que je n’arrive pas à prendre sa tension artérielle avec un brassard standard, j’attrape un brassard grande taille. La patiente se met à pleurer, et je m’aperçois qu’il y a écrit ‘Obèse’ sur le brassard, en blanc, en très visible, on ne peut pas le louper. Bien entendu, ‘Obèse’ est un terme médical. Pourtant, une langue est vivante, elle vit à travers des glissements de sens », défend le médecin engagé contre les discriminations dans le milieu médical.

« Ma patiente n’a pas besoin qu’un brassard lui exprime encore ce que toute la société lui matraque déjà depuis l’enfance », assène-t-il. Une stigmatisation inutile, et surtout évitable, en somme. Alors Baptiste Beaulieu a interpellé le jour-même la marque de brassards sur les réseaux sociaux et celle-ci a indiqué qu’elle changeait immédiatement leur chaîne de production et qu’elle inscrirait désormais « XXL ». 

Les personnes obèses, ignorées par la recherche 

La grossophie médicale s’exprime aussi dans l’exclusion des personnes en surpoids des protocoles de recherche. La chercheuse Joan C. Chrisler a pointé que les posologies ne sont pas appropriées aux personnes en surcharge pondérale. En d’autres termes, les molécules sont sous-dosées pour elles, ce qui, à terme, peut avoir des effets dangereux.

La grossophobie médicale, ce n’est donc pas que des remarques. C’est aussi un oubli, constant. D’écoute, d’espace, et parfois, d’humanité. 

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