Si jeunes et déjà influenceurs

Ils n’ont pas 10 ans ou à peine plus, et sont des relais d’opinion sur les réseaux sociaux, suivis par les fans… et les marques. Ça ne serait pas un petit peu précoce ?

Depuis la fin 2019, Raphaël, 10 ans, a pêché à l’aide d’aimants 7 tonnes de déchets en fer dans la Seine, assisté de son papa, affchant 20 000 abonnés sur son compte Instagram, Raf sur Seine. Il a profité de son influence grandissante pour créer l’association Little Citizens for Climat et s’arrêtera… lorsque le fleuve sera propre. Loin des grandes causes écologiques, mais tout proches du cœur, d’autres petits « mentors » se filment et aident leurs pairs sur les réseaux sociaux par leur simple exemple : Codi, presque 6 ans, né avec plusieurs malformations, donne du courage aux enfants malades. « Les copains, si vous aussi vous devez aller à l’hôpital, vous inquiétez pas, ça fait même pas peur », dit-il à ses 162 000 abonnés, en enchaînant depuis trois ans les défis filmés sur Codi Story, sa chaîne YouTube. D’autres, beaucoup plus suivis encore, donnent leur avis sur des produits de beauté ou des jouets qu’ils testent, en se mettant en scène au quotidien. Parmi eux, Néo, 16 ans, et son petit frère, Swan, 9 ans, affchent plus de 5 millions d’abonnés sur YouTube (Swan The Voice). Mais peu importe le domaine, les « influenceurs », comme on les appelle, étaient déjà près de la moitié à avoir entre 12 et 25 ans il y a trois ans, dont 17,4 % de moins de 19 ans*. Et la tendance s’accentue, ce qui inquiète certains observateurs.

A l’école du marketing

Le phénomène se serait emballé avec la naissance de TikTok en 2016. « Cette appli de partage vidéo, plébiscitée par les ados, s’est ajoutée à Instagram et à YouTube », explique Agathe Nicolle, fondatrice de Woô, une agence de marketing qui a mené une enquête dans des écoles pour mieux mesurer la popularité de ces nouvelles idoles des jeunes.

Morgane, 10 ans, adore Swan & Néo, « trop drôles » quand ils entreprennent, par exemple, de remplir une piscine d’Orbeez (billes toutes lisses qui grossissent en se gorgeant d’eau) pour tester l’effet d’un bain délicieux. Une expérience de vingt-quatre heures qui fera la joie des fans… et celle du fabricant. Du marketing, en somme, auquel on n’est pas formé à 10 ou même à 16 ans. Ces jeunes peuvent se retrouver à bosser dur en échange de quelques cadeaux… « Nous, on finance notre chaîne exclusivement par la publicité Google », rétorque Esteban, 18 ans, qui met en scène sa sœur, Lily-Rose, 10 ans, sur la chaîne YouTube Pink Lily Vidéo (320 000  abonnés). Mais, nuance, il s’agit de minifictions jouées par la fillette, pas de la réalité, et le grand frère précise être très attentif à protéger sa sœur des voyeurs comme des dérives commerciales. Sophie, la mère de Néo et de Swan, qui filme au contraire une mise en scène de la vie quotidienne de ses fils, explique : « s’oppose à la pub et l’on a des partenariats choisis reposant sur notre sincérité. Mes fils proposent des idées et si quelque chose ne leur convient pas, on arrête tout ! » Ce n’est pas forcément le cas de tout le monde. Quentin Bordage, fondateur de l’agence Brand and Celebrities et de Kolsquare, plate-forme consacrée aux influenceurs, le souligne : « On sait bien que les plus jeunes ne choisissent pas les jouets qu’ils vont mettre en avant, ni le temps que cela va leur prendre. »

« Règle de base : ne pas dire quoi penser ou aimer, juste donner des clés et partager. »

Trop influencés…

Galerie: Ces métiers encore interdits aux femmes : on croit rêver ! (ELLE)

En effet, ce sont les parents qui se chargent en général des partenariats, et la notoriété des enfants profite à toute la famille. C’est là que le bât blesse, lorsque certaines chaînes tournent au « sharenting » excessif (partager chaque instant de sa vie de parent sur les médias sociaux). Sur Toy Freaks (plus de 8,5 millions d’abonnés), un père n’hésitait pas à mettre ses filles dans des situations humiliantes pour créer le buzz. La chaîne a été fermée par YouTube fin 2017. Sans atteindre ces extrêmes, il n’en reste pas moins que « des centaines de vidéos mettent en scène l’intégralité de la vraie vie des enfants, avec des “likes” et des partages les informant de ce qui plaît… ou ne plaît pas à leur public, ce qui va les pousser à n’offrir que ce qui se “vend” pour répondre à la demande », estime le psychothérapeute Maximilien Bachelart. « C’est cette proximité du quotidien qui intéresse le plus les marques », confirme Agathe Nicolle. Avec le danger, estime le psy, de « créer un effet de théâtralisation et de mise en compétition de la vie de ses enfants, dont le public peut infléchir la trajectoire ». Certains, comme le jeune Codi, peuvent bien sûr y trouver des bienfaits. « Il avait une grande facilité de parole et l’on s’est dit qu’aider des enfants comme lui pouvait l’aider à son tour à sortir du quotidien de la maladie », observe sa mère, Anne-Sophie. Pourtant, même sur des causes solidaires, Marion McGuinness, auteure de Toi aussi, tu peux changer le monde (De Boeck), pointe « la lourde responsabilité d’être le modèle positif de quelqu’un. L’influenceur doit suivre une règle de base : ne pas dire quoi penser ou aimer. Il donne des clés, partage ce qu’il a appris ». L’échange sera alors fructueux. « Les suiveurs, eux, trouvent un réel soutien auprès d’un jeune à qui ils peuvent s’identifier, estime Agathe Nicolle. On se souvient d’Enjoy Phoenix, qui s’est fait connaître, adolescente, par ses tutos de beauté, mais aussi pour sa façon de parler du harcèlement subi à l’école. Cela a aidé beaucoup de jeunes filles dans le même cas. »

Une gloire éphémère ?

Cependant, son influence est aussi celle d’une « star » ayant accédé au succès et à la richesse en quelques traits… d’eyeliner. « Les enfants d’aujourd’hui ont tendance à s’imaginer que n’importe qui peut devenir célèbre et millionnaire sans trop d’efforts », glisse Maximilien Bachelart. Il faudrait leur rappeler qu’un pareil succès n’est pas toujours enviable.

L’influence est volatile, plus encore quand on est très jeune. « On avance en âge, le public évolue, les centres d’intérêt se déplacent. Une marque qui cible les 14-16 ans ne restera pas longtemps avec les mêmes influenceurs », souligne Agathe Nicolle. Il n’est pas rare ensuite qu’une starisation précoce (et passée) entraîne un puissant phénomène de manque. « Ces émotions négatives ressenties lorsque se tarit l’approbation virtuelle peuvent mener à des dépressions et à des conduites à risques », prévient Maximilien Bachelart. Quentin Bordage s’interroge lui aussi : « Un enfant peut-il se construire sainement quand il se sait observé, voire admiré, par des dizaines de millions de personnes ? Est-il assez fort mentalement pour encaisser aussi les dérives de cette surexposition ? »

Les agences assurent faire bouclier. « On a créé une charte éthique de l’influence qui est encore plus poussée pour les enfants, explique Agathe Nicolle. On bloque autant que possible les commentaires, on ne traite pas de sujets sensibles.

Et une proposition de loi sur l’exploitation commerciale des mineurs va enfin combler le vide juridique à ce sujet (voir encadré). » La jalousie, les insultes ? Paola Locatelli, apprentie mannequin française de 15 ans, suivie par plus d’un million de personnes, en reçoit beaucoup et dit « passer au-dessus ».

Pour Sophie, son fils Néo « est conscient qu’il peut susciter des jalousies, mais il a une famille, des amis, une communauté qui le soutiennent. C’est la clé de son épanouissement ». C’est bien aussi quand il y a des parents qui veillent…

UNE LOI POUR LES MOINS DE 16 ANS

En juin dernier, le Sénat a adopté une proposition de loi votée par l’Assemblée nationale, qui vise à encadrer l’activité des moins de 16 ans sur les plates-formes en ligne comme YouTube, Instagram ou TikTok.

Après l’adoption définitive, cette « nouvelle forme d’entrepreneuriat et d’expression artistique » sera soumise à autorisation préalable auprès de la commission des enfants du spectacle, comme pour les enfants acteurs ou modèles, encadrant les horaires et les temps de tournage, le placement de produit, la rémunération des contenus par la publicité (bloquée jusqu’à l’âge de la majorité), etc. Un autre point important, spécifique à Internet : faire respecter le droit de retrait et à l’oubli.

* Enquête « Les Influenceurs et les marques », Reech, janvier 2018.

Source: Lire L’Article Complet