Deux ans après l’affaire Weinstein, le témoignage d’Adèle Haenel et la nouvelle accusation contre Roman Polanski secouent le cinéma. Le collectif 50/50 et le ministère de la Culture ont annoncé des mesures concrètes contre les abus. Action !
Y aura-t-il un avant et un après Adèle Haenel ? Le 4 novembre dernier, l’actrice accusait le réalisateur Christophe Ruggia d’attouchements et de harcèlement sexuel alors qu’elle était adolescente. Sa parole, puissante, soutenue par une enquête journalistique exemplaire de Mediapart a immédiatement été entendue, relayée, respectée. Une première en France. «Cette histoire marque un tournant», souligne l’universitaire Iris Brey (auteure de Regard féminin, une révolution à l’écran à paraître le 6 février aux Éditions de l’Olivier). «Jusqu’à présent, dans les affaires Roman Polanski ou Luc Besson par exemple, la parole des victimes n’était pas entendue avec la même ampleur, seule celle de leurs agresseurs présumés l’était.»
La raison ? Aucune des comédiennes françaises victimes d’abus, qui avaient jusqu’à présent parlé, n’avait le niveau de reconnaissance et d’influence d’Adèle Haenel. L’actrice, multirécompensée le sait. Désormais le rapport de force s’est inversé : «Je suis puissante alors que lui n’a fait que s’amoindrir», rappelait-elle à Mediapart. «Adèle nous offre son récit en pleine conscience de sa position de force dans l’industrie, poursuit Iris Brey. Son acte politique, c’est le don de cette parole enfin prise au sérieux, au nom de toutes celles qui n’ont pas été entendues.»
L’onde de choc
Un nouveau pas essentiel dans le contexte global actuel : en France, l’année 2019 a compté plus de 133 féminicides (chiffres du 14 novembre). Le 25 novembre, deux jours après la Marche contre les violences sexuelles et sexistes, le Grenelle contre les violences conjugales livrera d’ailleurs ses conclusions afin de mieux prévenir les violences, protéger les victimes et punir les auteurs. Trois combats que doit aussi mener l’industrie du cinéma après l’onde de choc du témoignage d’Adèle Haenel. Car à sa façon, l’actrice ouvre l’acte 2 du combat post-MeToo en France et confirme combien le cinéma fait bouger les lignes dans la société.
«Il est dans un premier temps primordial de déconstruire les stéréotypes, ajoute Iris Brey. Dans son livre Une culture du viol à la française (Éd. Libertalia), Valérie Rey-Robert démontre que le viol est traditionnellement nié, banalisé, minimisé. Il faut changer cette conception et déconstruire la figure du monstre, comme l’a très bien dit Adèle Haenel.» Comment ? En œuvrant pour la parité.
En vidéo, les accusations d’Adèle Haenel contre Christophe Ruggia
Mieux répartir le pouvoir
En France, 75 % des réalisateurs sont des hommes. À l’instar des chefs de poste sur les tournages et des décideurs qui sont aussi majoritaires. Face à ce constat le secteur réagit. «Ce qui m’a frappé dans l’intervention d’Adèle Haenel c’est qu’elle affirme avoir pu sortir de son silence parce qu’elle était plus puissante socialement que son agresseur aujourd’hui», a souligné Dominique Boutonnat, le président du Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC), lors des Assises du collectif 50/50 du 14 novembre dernier. «C’est là que s’exprime la question de la parité. C’est cette égalité à tous les niveaux, tous les postes, partout, qui peut changer les choses.» Point de vue partagé par la cinéaste Rebecca Zlotowski (Une fille facile), membre actif du collectif créé en 2017 suite à l’affaire Weinstein : «Sortons des caricatures dévolues à nos genres, à nos sexes, à nos catégories ethniques, à nos fonctions. Le puissant réalisateur, l’actrice dominée… Adèle Haenel l’a fait, c’est donc possible.»
Mettre fin à la loi du silence
Le collectif 50/50 a donc formulé des propositions concrètes pour contrer les abus : l’ajout d’une clause dans tous les contrats rappelant la loi contre le harcèlement sexuel, mais aussi une négociation avec les assureurs du cinéma afin que les victimes n’aient pas peur de mettre en péril un tournage en dénonçant des actes. Enfin, 50/50 demande la présence d’un référent désigné sur les tournages à qui s’adresser pour signaler des dérives. Une proposition que Delphine Ernotte, présidente de France Télévisions, s’est aussitôt engagée à adopter et qui s’accompagne, pour la télé publique, d’une clause de diversité dans les contrats de production et de la mise en place de quotas pour les femmes réalisatrices.
«L’actualité est venue nous rappeler que le patriarcat règne sans vergogne sur notre société, que la loi du silence prévaut encore», a déclaré Franck Riester, lors de ces Assises. Le ministre de la Culture a annoncé la création d’une cellule d’aide et d’écoute à destination des victimes dans le secteur culturel et souhaite que les entreprises demandant les aides du CNC soient tenues de respecter des obligations en matière de prévention et de détection des risques liés au harcèlement ou aux violences faites aux femmes. Il soutient lui aussi l’idée du référent sur un plateau de tournage.
« Coordonner l’intimité »
Par cette dernière proposition, la France se distingue des États-Unis où se développe le métier de «coordinateur d’intimité». Sa fonction ? Veiller à ce que l’intégrité physique et morale des actrices et acteurs soit préservée lors du tournage de séquences intimes. Un rôle qui, pour certains, s’approche trop dangereusement de celle d’un censeur. Dans l’Hexagone, l’industrie du cinéma défend une approche plus rationnelle mais non moins combative. «À ceux qui pensent qu’on ne pourra plus se séduire sur un plateau, on dit faux, martèle la cinéaste Rebecca Zlotowski. On pourra en réalité mieux s’aimer, avoir une sexualité joyeuse, consentie, égalitaire, pas contrainte, pas contrariée par le rapport de force. À ceux qui y voient un climat de puritanisme, on dit faux. Je provoque volontairement : la baise n’en sera que meilleure. À ceux qui regrettent que le monde change, on dit : encore heureux. À ceux qui pensent qu’une masculinité est menacée, on dit que c’est celle d’avant qui la menaçait de l’intérieur.»
Cynthia Fleury, philosophe et psychanalyste
«Il n’est pas simple de trouver les mots justes. De verbaliser un traumatisme, mais aussi, surtout, de montrer comment celui-ci s’inscrit dans un dysfonctionnement collectif et patriarcal séculaire et culturel. Adèle Haenel en révélant les attouchements et le harcèlement sexuel, l’emprise qu’elle a subie enfant de la part d’un homme adulte, sans pouvoir riposter alors, à la fois interdite, fermée, mais dans l’obligation de supporter cela, cet homme «qui se la raconte», comme dit Lacan, un homme trentenaire, alors qu’elle avait 12 ans, et qui se pique de l’avoir découverte et de l’avoir aimée lui, comme nul autre, alors qu’il la domine.
Voilà qu’il s’organise – avec le silence des autres, l’étonnement tout au plus – pour rituellement, les samedis, être seul, avec une enfant pubère. Adèle Haenel pose les mots, mais aussi le regard. Il suffit de l’écouter et de regarder ses yeux. Ses yeux nous disent l’effroi que cela peut être, encore aujourd’hui, la colère qui est en elle de voir ce dernier nier et croire à l’histoire d’amour que lui seul édicte. La libération de cette parole est importante et il est vrai qu’elle est tout sauf simple, pour personne. Nullement pour Adèle Haenel qui n’a strictement rien à y gagner.
Elle a «tout», le talent, la reconnaissance, elle a su grandir malgré, se guérir avec d’autres, et aujourd’hui elle relève le défi d’un combat plus collectif. Sa famille, certains de son entourage ont tenté de l’en dissuader, mais il y avait cette colère, ce refus catégorique d’être encore victime. Elle a pris la parole pour celles et ceux qui ne peuvent la prendre. Alors, il y a la question de la non-judiciarisation de cette affaire, et oui, cela n’est pas simple encore, car dans un monde digne de ce nom, la justice par le biais de l’application du droit, des droits de la défense et de l’accusation, à charge et à décharge, doit pouvoir faire son travail. Mais ce qui est rappelé dans cette séquence «médiatique», c’est la nécessité de nous remettre en cause, tous, pour enfin casser ce soubassement sexiste, patriarcal, inégalitaire entre l’homme et la femme, de nos institutions. Il nous faut parler ensemble.»
Cynthia Fleury est professeure au Conservatoire national des arts et métiers, titulaire de la chaire Humanités et santé, auteure de « Le Soin est un humanisme » (Tracts Gallimard).
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