En équilibre entre maîtrise du corps et tourbillons de l’âme, ce danseur étoile de l’Opéra de Paris est au sommet de son art. L’enfant qui rêvait de décrocher la lune publie, à 27 ans, Danser, et raconte son itinéraire semé d’épreuves et d’éblouissements.
Il impressionne par sa technique flamboyante et son intense présence scénique – il mesure 1,92 mètre -, Hugo Marchand, danseur étoile de l’Opéra de Paris, émeut surtout par la sensibilité de ses interprétations. Dans son livre Danser (1), il raconte ce que signifie vivre pleinement une passion. Cette autobiographie romanesque, rédigée avec l’écrivaine Caroline de Bodinat, nous emporte dans les coulisses de la scène et de sa vie.
Madame Figaro. – Dans ce livre, on partage vos émotions, vos doutes et vos interrogations sur le néant, l’inconnu. Danser aurait pu s’intituler Vivre… Qu’est-ce qui vous a amené à l’écrire ?
Hugo Marchand.– J’avais 23 ans quand les Éditions Arthaud m’ont appelé pour me proposer ce projet. Je ne me sentais pas légitime pour faire un livre sur la danse, mais j’aimais l’idée de raconter ce que signifie commencer un métier aussi jeune et le vivre. J’ai écrit pour partager le cheminement émotionnel et intellectuel de cet apprentissage. Il m’a fallu plus de trois ans pour écrire Danser. Ce livre a été thérapeutique. J’ai replongé dans des souvenirs, des challenges, des années aussi dures que belles…, j’ai beaucoup pleuré, ri, revécu des émotions très fortes.
En vidéo, les danseurs de l’Opéra de Paris offrent un ballet en visioconférence réalisé par Cédric Klapish
Vous avez 9 ans quand vous comprenez que la danse sera votre avenir. Pourtant, vous écrivez : “Je ne suis ni Billy Elliot ni Noureev…” Vous n’aviez pas les qualités exigées pour ce métier ?
Je ne correspondais pas aux critères morphologiques requis : j’étais trop grand, pas assez fin. J’ai été accepté à l’École de danse de Paris parce que ma mère a arrondi les données de la balance et les centimètres lors de mon inscription. J’étais différent et c’était dur, surtout à l’adolescence. Comprendre que cette singularité faisait de moi un soliste m’a beaucoup aidé. Mais pour cela, il fallait que je travaille plus que les autres, pour que ma différence devienne une marque de fabrique. La danse, c’est une école de l’acceptation.
Vous comparez curieusement votre parcours à l’un de “ces personnages de jeux vidéo que l’on fait évoluer sans cesse d’un niveau à un autre, cherchant continuellement à dépasser ses propres scores”. C’est ce que signifie être danseur étoile à notre époque ?
C’est ainsi que j’ai perçu mon apprentissage. Mais la danse est un parcours qui demande énormément plus de patience qu’un jeu vidéo. J’ai commencé à 9 ans, et j’ai atteint un niveau de danseur professionnel à 19 ans. Devenir danseur prend dix ans, à une époque où on peut devenir en quelques jours une star des réseaux sociaux et avoir des millions de followers…
Dans l’un des passages passionnants de votre récit, vous parlez de la peur, “une énorme vague bleu nuit d’une violence de tsunami”, prête à laisser éclater sa furie, alors que vous êtes sur scène. Comment l’affrontez-vous ?
Elle m’est apparue pour la première fois quand je me suis retrouvé devant un public de 3000 personnes à l’Opéra Bastille. Soudain, je ne contrôlais plus rien, j’étais sans arme face à cette peur viscérale qui m’envahissait, m’avalait. Je n’ai pas craqué psychologiquement ni physiquement grâce aux réflexes que j’avais acquis par le travail. Cette «vague» est revenue et elle reviendra encore, mais maintenant je la connais. Je me suis tricoté un mantra pour l’affronter : «Tu sais ce qui t’attend, tu sais ce qui va t’arriver.»
Vos performances avec la danseuse étoile Dorothée Gilbert sont inoubliables. Vos corps semblent unis par un même souffle…
Quand Benjamin Millepied, à l’époque directeur de l’Opéra de Paris, m’a imposé dans notre premier duo, Dorothée n’était pas contente. Mais dès les premières répétitions, nos deux corps sont devenus un seul. Il y a eu une évidence artistique. Danser avec quelqu’un, c’est un peu comme faire l’amour : on sent son odeur, sa peau, ses cheveux, sa sueur. Durant Roméo et Juliette, j’ai été blessé par un coup d’épée. Ma main ruisselait de sang, mon collant blanc était taché, et Dorothée a dansé dans cette petite flaque rouge. À la fin du ballet, elle m’a offert ses chaussons imbibés de mon sang.
Costumes Chanel réalisés pour le ballet «Grand Pas Classique».
Costumes Chanel réalisés pour le ballet «Grand Pas Classique».
Costumes Chanel réalisés pour le ballet «Grand Pas Classique».
Costumes Chanel réalisés pour le ballet «Grand Pas Classique».
Que vous ont apporté Benjamin Millepied et Aurélie Dupont, actuelle directrice de l’Opéra de Paris ?
Benjamin m’a fait confiance, il m’a donné des ailes. Il m’a appris à rendre les pas de deux magiques sur scène, à être presque invisible derrière une danseuse pour que l’on ait l’impression qu’elle vole. Grâce à lui, j’ai aussi accepté de me lancer, car il a cette capacité très américaine de dédramatiser la scène. Aurélie, c’est ma boss actuelle : c’est elle qui m’a nommé danseur étoile, et je lui en serai éternellement reconnaissant. Elle a une vision du long terme, elle se bat pour notre épanouissement dans la durée. Elle ne veut pas d’étoiles filantes.
Comment vivez-vous la pandémie ?
Je suis en colère. La fermeture des salles de spectacle est injuste ! C’est hyperfrustrant de se voir couper les ailes pour une décision qui n’a pas de sens et aucune explication rationnelle. Certes, je mesure ma chance : nous sommes payés quoi qu’il arrive, alors que les danseurs du New York City Ballet n’ont plus d’argent pour vivre et se loger… J’ai 27 ans, et à 42 ans je serai à la retraite. Je suis au maximum de ma forme physique et j’ai l’impression qu’on me vole les meilleures années de ma vie. J’ai été heureux de travailler avec Cédric Klapisch pour sa magnifique vidéo sur les danseurs de l’Opéra, mais ce qui rend la danse si magique ne peut se passer que dans un théâtre. Je peux vous assurer que le jour où on sortira de cette période, il y aura du feu sur scène.
(1) Danser, d’Hugo Marchand, en collaboration avec Caroline de Bodinat, Éditions Arthaud, 224 pages, 19,90 €.
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