"Musiciens et machines se rencontraient enfin" : St Germain fête les 20 ans de son album "Tourist"

Ludovic Navarre, alias St Germain, est l’artisan des plus belles noces du jazz et de la musique électronique. Avec son premier album Boulevard (1995), et plus encore avec le second, Tourist (2000), ce fou amoureux des musiques noires a orchestré avec magie le rapprochement de la house music avec le jazz, le dub et le blues, réconciliant du même coup instruments et machines.

Enregistrant des musiciens à qui il donnait ses instructions de mélodies, de styles et de tempos, il a patiemment et longuement découpé et construit, en orfèvre du sampling, une série de bijoux inusables tels que Rose Rouge, Sure Thing et So Flute, qui ont fait le tour du monde et hissé la France à la proue des tendances – c’est pour lui qu’a été inventé le terme de French Touch par la presse anglaise, avec le succès que l’on sait.

Alors que l’on fête les 20 ans de Tourist (3 millions de ventes, 2 Victoires de la musique en électronique et en jazz), Ludovic Navarre en publie un album de remixes, Travel Versions. Dans cet entretien, ce grand discret qui fuit depuis toujours la lumière et les vanités du métier, revient pour nous sur ses souvenirs, mais aussi sur le présent et sur l’avenir.

On célèbre les 20 ans de votre album Tourist. Quelles sont les images qui vous viennent en premier en repensant au travail sur ce disque ?
Ludovic Navarre, alias St Germain : Je me souviens surtout des expressions de visages des musiciens. Nous avions déjà travaillé ensemble sur l’album Boulevard et c’était donc une période où nous commencions un peu à nous connaître. Je me souviens de la tête agréablement étonnée qu’ils faisaient lorsque je leur présentais les démos des morceaux. C’était souvent « wouah!« . Ça me surprenait, j’étais content. C’était motivant parce qu’à ce moment là, musiciens et musique électronique commençaient tout juste à se rencontrer. J’ai eu la chance de tomber sur des gens assez ouverts, même si ça ne s’est pas fait en un claquement de doigts.


Comment est né le hit Rose Rouge ?
Très sincèrement, je ne sais plus vraiment. Je faisais trop de choses à la fois à l’époque. Je sais juste que je pars souvent sur une rythmique et un placement d’accords Rhodes (piano). A un moment donné, je me suis dit que ce serait bien de mettre une voix. Je me suis donc mis à chercher des voix noires américaines dans ma collection de vinyls, et je suis tombé par hasard sur Marlena Shaw. Je l’ai samplée et j’ai travaillé pour que sa voix rentre dans le morceau. Et la magie a opéré. Pourtant, jamais je n’aurais pensé que ce titre marcherait autant. Je me souviens juste de m’être dit : c’est une sacrée boucle, une sacrée tournerie ! Comme pour Sure Thing et So Flute, en fait. Parce que dès qu’on a une bonne boucle, on tient la base.

Qu’avez-vous ressenti en apprenant que les Rolling Stones jouaient Rose Rouge à chaque concert ?
Quand on m’en a parlé, au début je ne l’ai pas vraiment cru. Je ne savais pas si c’était vraiment pendant le concert, ou avant le concert ou pendant l’entracte, voire si quelqu’un ne l’avait pas tout simplement entendu en backstage ou à la cantine, au catering (rires). Ce n’est que quand j’ai reçu le DVD de la tournée des Stones que j’ai réalisé. Là, j’avoue, j’ai eu un coup de chaud. Ça m’a presque fait peur, je me suis dit où est-ce que ça va ce truc ? Parce que quand même, c’est énorme ! Je n’avais plus de repères. J’ai été obligé d’un coup de réaliser l’ampleur du succès de Tourist alors que jusque-là je ne voulais rien entendre, je n’avais pas envie d’être pollué par la notoriété, les Victoires, les médias.

Dans cette vidéo du Licks Tour (2002-2003), on voit les Rolling Stones changer de scène sur Rose Rouge, comme sur chaque étape de cette tournée.


Avez-vous communiqué avec les Stones, d’une façon ou d’une autre ? Avez-vous eu une explication ?
J’ai juste fini par comprendre que c’était le batteur, Charlie Watts, qui adorait ce morceau et l’avait imposé aux autres pour sonoriser le moment où ils changeaient de scène – parce qu’il y avait deux scènes sur cette tournée, une au milieu et une sur le côté. Pour rallier les deux scènes, ils traversaient le stade sur Rose Rouge. Ils l’ont fait sur toute la tournée, et sans demander l’autorisation, mais c’était un joli cadeau. J’étais trop content, trop fier. Parce que même si c’était une idée de Charlie Watts, les autres ont aussi leurs caractères et bien sûr ils ont dû cautionner la chose. Ce n’est finalement pas étonnant car il y a tous les ingrédients très blues des Rolling Stones sur ce morceau.

Avec le recul, comment expliquez-vous le succès de vos deux premiers albums et en particulier de Tourist ?
Je ne me l’explique pas vraiment. Je dirais que les gens n’adhéraient pas encore vraiment à la musique électronique à cause du côté dur, techno ou hard-house, très disco filtrée. Or le disque sonne différemment de ce qui se faisait en électronique à l’époque. Je pense que le côté acoustique de l’album, avec des musiciens, en particulier sur scène, a pas mal joué. Et il offre des repères aux auditeurs : un peu de reggae, un peu de musique latine, un peu de jazz, un peu de blues. Tourist est plus organique que Boulevard, il est moins classiquement deep-house, le mélange instruments-électronique a évolué, c’est plus singulier dans les sonorités.

On vous range depuis toujours dans la French Touch, avec Daft Punk, Air ou Cassius. Vous sentiez-vous proches d’eux ?
Musicalement, je ne me sentais pas de point commun avec Air, parce qu’ils sont plus pop rock. Avec Daft Punk j’en avais davantage, parce qu’ils viennent de la house et ont visiblement les mêmes influences que moi, les Masters at Work ou Todd Edwards. Cassius également, bien qu’ils aient une culture un peu plus funky disco. Mais je ne connaissais aucun d’entre eux. J’ai juste croisé les Daft Punk une fois, en Autriche il me semble. En fait je ne me suis jamais mêlé à la scène. L’histoire de la French touch a pourtant commencé avec mon album Boulevard. C’est la presse anglaise qui a utilisé ce terme en premier avec le succès de cet album et ma nomination à je ne sais plus quoi, puis ça a pris des proportions incroyables. A la suite de quoi, tout ce qui était électro et venait de France, comme Daft Punk, a été labellisé French Touch. A l’époque, F-Com (le label d’Eric Morand et Laurent Garnier sur lequel était signé St Germain, NDLR) avait lui-même repris le terme pour une soirée en proclamant « We Give A French Touch To House » (« Nous donnons une touche française à la House music« ). 


Pour Tourist vous avez signé sur Blue Note, mythique label de jazz. Comment cela s’est fait ?
Tout simplement. En fait, en signant chez EMI j’ai juste demandé au PDG Marc Lumbroso si c’était possible de sortir sur Blue Note. Il m’a demandé : Mais pourquoi, c’est un label jazz ! Et j’ai répondu : Oui mais ça me ferait plaisir. Contre toute attente il a dit : Si ça te fait plaisir, pas de problème. Bon, je pense que Blue Note était quand même intéressé. Parce qu’il y a beaucoup d’influences jazz sur l’album.

Comment avez-vous été accueillis dans le jazz, justement ?
Nous avons été extrêmement bien accueillis, on a joué dans pas mal de festivals de jazz, comme le Montreux jazz festival. En fait il y a deux choses différentes : il y a le milieu des musiciens jazz pur et dur, et le public. Comme il y a toujours un débat sur ce qui est jazz ou pas jazz, c’est compliqué de répondre.

De grands jazzmen vous ont-ils soutenu ?
J’avais invité Herbie Hancock à venir jouer sur scène avec nous à Marseille, dans le cadre d’un festival. J’avais envie d’inviter un grand jazzman et Herbie Hancock était parfait parce que c’est quelqu’un de tellement ouvert, intelligent, mythique, il a expérimenté plein de choses dont le rapprochement jazz rock et jazz électronique avec Rock it. J’étais persuadé que ça collerait. A la base, il devait jouer sur scène deux morceaux au piano avec nous, Rose Rouge et Latin note. Sauf qu’après les deux morceaux, il remercie, il s’en va, il rejoint l’arrière de la scène. Là il parait qu’il se met à danser. Et peu après, voilà qu’il remonte sur scène, de lui-même ! Il joue sur Sure Thing, et sur deux ou trois morceaux. Il était visiblement ravi, il avait trouvé le mélange excellent et particulièrement prenant. Il disait que ça lui donnait envie de jouer. Le plus drôle c’est que je n’avais pas prévenu mes musiciens de sa venue, j’étais un peu taquin avec eux (rires).

Dans ce petit résumé de la tournée de Tourist qui a mené St Germain autour du monde avec ses musiciens, on aperçoit Herbie Hancock sur scène.


On connaît votre timidité, votre discrétion, y compris sur scène, mais sur la dernière tournée, en 2015, en compagnie de musiciens africains, vous aviez l’air plus épanoui que jamais. Vous avez joué au Bataclan le 12 novembre 2015, la veille des attentats. Cela a-t-il affecté cette dynamique de bonheur d’être sur scène ?
Non, au contraire. Quand on l’a appris, on sortait de scène en Suisse, les infos arrivaient tout juste par les techniciens, et je me souviens que dans le bus on n’arrivait pas à le croire. On pensait à une rumeur, à une exagération. Mais ensuite, je n’ai jamais ressenti aucune crainte. Au contraire, ça m’a même donné plus envie de donner des concerts, pour faire un pied de nez à tout ça. Comme je jouais de surcroît avec des Maliens et parmi eux quelques musulmans, je trouvais qu’il y avait une belle image. J’ai toujours eu envie de jouer avec des Africains, alors me retrouver enfin sur scène avec ces musiciens incroyables me remplissait de joie. Cela me changeait de tout ce que j’avais fait auparavant depuis l’album Boulevard. On changeait de sonorités, de jeu, de personnes. Je me souviens que durant les répétitions, ces musiciens amenaient à manger pour tout le monde. Alors qu’avant, avec mes musiciens habituels, pour avoir ne serait-ce qu’un café, c’était compliqué, il n’y avait pas cette générosité naturelle. Une générosité qui déborde chez les Africains sur le musical et qui me touche beaucoup.

Le remix 2020 de Rose Rouge par l’Anglais Atjazz

Pour célébrer les 20 ans de Tourist, vous sortez un album de remixes, Travel Versions. Comment avez vous choisi les remixeurs ?
J’avais dans l’idée d’inviter les papys de la house, c’est à dire tous les DJ et producteurs, musiciens de l’époque, période 1990-1995, à remixer l’album. On a donc Ron Trent, l’un des pionniers de la house de Chicago, Jovonn, un autre pionnier de house mais new-yorkais et le très original Osunlade. Sont là aussi Nightmares on Wax, davantage trip-hop, que j’adorais, ainsi que mon ami DJ Deep dont j’étais déjà très proche à l’époque de Tourist. J’aurais voulu avoir Little Louie Vega et Kenny Dope de Masters At Work, mais ils n’ont pas pu faute de temps, tout comme Moodymann. Finalement ce ne sont pas que les papys de la house. Le Réunionais Terry Laird glisse un rythme maloya sur Rose Rouge et l’extraordinaire Atjazz, un Anglais dont les remixes sont souvent meilleurs que les originaux, signe le remix d’ouverture de Rose Rouge. Je crois qu’il va devenir mon remixeur attitré.

Le prochain album, c’est pour quand ?
Peut-être bien en fin d’année ! On se concentre, je suis dedans. Ça ne va pas très vite, mais ça avance.

Excellente nouvelle ! Vers quoi vous porte l’inspiration cette fois ?
Avec l’album de remixes et puis en me replongeant dans Tourist et Boulevard, ça m’a donné envie de revenir à ce que j’avais délaissé, ce mélange jazz, blues et électronique. Pourtant, j’étais bien parti pour prolonger vers l’Afrique, dans la lignée du dernier album, j’avais même déjà deux ou trois morceaux de prêts. Mais à la réécoute des deux premiers albums j’ai éprouvé du plaisir et je me suis dit : mais en fait c’est très bon ! J’ai surtout été surpris qu’ils sonnent encore si bien. Oui, c’est un motif de fierté, au même titre que d’avoir influencé tant de monde et d’avoir réuni la musique électronique et les musiciens.

Tourist Travel Versions (Parlophone, Warner) de St Germain, sort vendredi 29 janvier

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