Imagine all the people living life in peace. Le refrain qui vient de retentir annonce la fin de l’intervention de Florian, après deux heures passées auprès d’une classe du collège Jules Verne. Pour sa « semaine du vivre-ensemble », l’établissement scolaire du douzième arrondissement parisien a remplacé sa sonnerie qui fait dring par ces mythiques paroles d’espoir signées John Lennon.
Florian, 28 ans, est militant à SOS racisme. Estelle*, qui l’accompagne, est engagée à l’UEJF, l’union des étudiants juifs de France. Tous deux ont suivi le programme Coexist. Ils ont été longuement formés par une psychosociologue et une psychanalyste, jusqu’à être jugés aptes à intervenir en collèges et lycées et aider les adolescents à déconstruire leurs stéréotypes.
Déconstruire les préjugés sans culpabiliser
Parfois, les enfants sont sans filtre, sans scrupules à lâcher leurs idées, sur les juifs, les musulmans, les homosexuels, les femmes… Il faut avoir le cuir solide en tant qu’intervenant pour ne pas en être bouleversé. « Plus ils sont jeunes et moins ils s’autocensurent », a remarqué Florian. « Et c’est tant mieux ! », ajoute-t-il, immédiatement. « Il vaut mieux qu’ils formulent leurs préjugés, plutôt qu’ils les taisent parce qu’ils n’osent pas, intériorisent, et les laissent grandir en eux. Après, les croyances se transforment en certitudes, impossibles à déconstruire à l’âge mûr.
S’ils ont cru en quelque chose de faux durant trente ans, ils ne les remettront plus en question. Car ce sont trente ans sur lesquels ils se seront construits. Le remettre en cause serait comme se remettre eux-même en cause », pense le médiateur.
C’est en binôme, au côté d’Estelle de l’association qui lutte, entre autres, contre l’antisémitisme, qu’ils se sont présentés cette après-midi là devant une classe de quatrième, vive et maligne. Face à la copie que le duo leur a tendu, de nombreux élèves sèchent. Ils n’osent pas.
Pourtant, Estelle et Florian leur ont juré : il n’y a pas de bonne ou de mauvaise réponse. Ils doivent simplement inscrire les mots qui leur vient en tête à la lecture de ces termes et expressions imprimés. « Français », « jeune de banlieue », « homme », « femme », « musulman », « juif », « noir », par exemple. Une manière de les « pousser au crime », pour qu’une fois exprimé, le cliché puisse être déconstruit, bien sûr sans jugement envers celui qui le portait.
Il y a des incontournables, quelque soit l’établissement scolaire : « riche » et « radin » face au mot « juif », « chicha » ou « drogue » devant l’expression « jeune de banlieue », « voleur » ou « terroriste » à côté du mot « musulman », « sportif » et « souriant » pour « noir », mais « blanc » pour « Français », ou encore, « cuisine » et « mère » apposés au mot « femme », alors que les élèves ne pensent jamais à écrire « père » après « homme ».
Repérer les stigmates intégrés et les interroger
Les médiateurs peuvent alors les inviter à débattre, à se questionner, à déconstruire. Expliquer que les adjectifs positifs, comme ceux qu’ils associent au terme « noir », sont tout de même des préjugés. Rembobiner jusqu’à la période de l’esclavage. Puis faire un saut au Moyen-Âge pour remonter à la source du cliché millénaire selon lequel juif égal riche.
« Les préjugés qui reviennent les plus souvent désormais sont ceux sur les musulmans. Et parfois, ça vient des enfants musulmans eux-mêmes », soupire Florian. « Ces élèves intègrent le stigmate pour ne pas en souffrir, essaient d’en rire avec les autres. C’est une façon de se protéger que de ‘prendre à la cool’ de tels préjugés. »
Lors d’une intervention dans un collège à Dunkerque, proche d’un camp de migrants, j’entendais les discours violents des parents à propos des migrants dans la bouche des enfants
Par ces modules, les bénévoles du collectif Coexist, qui interviennent dans 2.000 classes par an, invitent aussi les élèves à s’affranchir des petits commentaires aux opinions tranchées scrollés sur les réseaux sociaux ou rabâchés par leurs parents. Développer leur propre pensée.
« Lors d’une intervention dans un collège à Dunkerque, proche d’un camp de migrants, j’entendais les discours violents des parents à propos des migrants dans la bouche des enfants », raconte Florian. Il se rappelle aussi d’une intervention à Lyon, où un « petit collégien employait des mots bien trop précis pour son âge à propos des francs-maçons, des juifs, et d’un prétendu complot ».
Florian le questionne alors simplement : « Mais c’est qui, les francs-maçons ? ». « Mais c’est eux ! », s’exclame le jeune avec conviction. « Eux qui ? », relance l’intervenant. « Il n’a pu aller plus loin car il répétait en réalité des bribes d’une conversation de ses parents. Il avait plutôt l’air sûr de lui et en deux simples questions, ses camarades ont réalisé qu’il ne maîtrisait pas ce qu’il avançait. Ils se sont mis à rire et ça m’a fait mal. On ne veut jamais culpabiliser ces jeunes. Juste les aider à déconstruire pour penser par eux-mêmes. »
Des cours d’autodéfense intellectuelle pour aiguiser l’esprit
Il y a aussi toujours beaucoup de spéculations autour de la franc-maçonnerie dans les classes de Sophie Mazet, agrégée d’anglais, professeure dans un lycée classé ZEP, à Saint-Ouen, en Seine-Saint-Denis. Alors chaque année, cette normalienne emmène ses élèves en sortie au Musée de la franc-maçonnerie, à Paris. Avant chaque visite, elle ouvre le débat et les lycéens déballent toutes leurs idées sur le sujet.
Déjà, ça les surprend, cette sortie scolaire : « Mais Madame, on peut y aller ? ». À la fin de la visite, ils demandent cette fois : « Mais en fait, ce n’était que ça ? ». Ainsi Sophie Mazet les a aidés à déconstruire l’idée d’un complot judéo-maçonnique par l’image, la pratique. Son cours d’initiation à l’esprit critique, ou « d’auto-défense intellectuelle », comme elle l’a nommé, mélange ce type de travaux pratiques à une partie de cours magistral. Sophie Mazet a construit sa méthode dès 2010, lorsqu’elle a senti ses lycéens « tentés par des idées conspirationnistes ». Elle l’a depuis détaillée depuis dans un manuel puis un Lexique pour les esprits critiques, parus chez Robert Laffont**.
J’essaie de leur faire poser un regard critique sur les mots, ce qu’ils veulent dire, leur connotation, leur pouvoir.
La partie théorique de sa méthode consiste à travailler d’abord avec ses élèves sur la plus petite unité qui soit : le mot. « J’essaie de leur faire poser un regard critique sur les mots, ce qu’ils veulent dire, leur connotation, leur pouvoir », explique-t-elle. « On travaille ensuite sur une unité un plus plus grande : l’argument. On peut après analyser des thèmes plus complexes : les statistiques, les pièges de la perception, les biais cognitifs. Puis, nous décortiquons ensemble, comme nous l’avons fait pour un simple mot, des grandes thématiques comme le théories du complot, la santé, l’environnement. Nous allons toujours du plus simple au plus complexe, au plus épineux. »
Il y a ces grands sujets inscrits dans son programme. Mais parfois, ses élèves lui demandent de faire un point sur Daesh, par exemple, ou sur les témoins de Jéhovah qui les interrogent, et Sophie Mazet sort un temps de son atelier préparé pour débattre et déconstruire, à leur demande.
Apprendre à débusquer les fake-news
La professeure d’anglais apprend également à ses élèves à détecter les fake news parmi le flot d’informations qui leur arrive des réseaux sociaux. Et pas que. « On a souvent tendance à penser que les adolescents foncent têtes baissées dans les fausses informations qui circulent sur les réseaux sociaux. Mais une étude [de chercheurs de l’université de New York et de Princeton, réalisée en 2016, ndlr] a révélé que les internautes qui partageaient le plus de fake-news sur Facebook étaient les personnes âgées, de plus de 65 ans, et pas les jeunes », tient-elle à souligner.
« Oui, les influences des adolescents peuvent-être sur les réseaux sociaux, mais elles peuvent se trouver aussi chez leurs parents, leurs grands frères ou leurs grandes sœurs, leurs pairs… Il est difficile pour moi d’évaluer la part de chacune de ses influences. »
D’où qu’elle provienne, cette intox, Sophie Mazet leur apprend la reconnaître, en leur demandant, par exemple, de trouver le texte fallacieux parmi ceux distribués. Seule une élève, lors de cet exercice, son tout premier proposé il y a dix ans, avait levé le doigt pour donner la bonne réponse. Les autres n’avaient pas été interpellés par le « Fuck You ! » qu’elle avait glissé dans un faux discours de Barack Obama.
Ne pas sous-estimer les réflexions et les paroles des enfants
C’est à se demander pourquoi ses ateliers ne sont pas repris, ailleurs sur le territoire. « Najat Vallaud-Belkacem, alors ministre de l’Éducation nationale, avait constitué un groupe de travail pour étendre ma méthode, mais Jean-Michel Blanquer, une fois nommé, l’a dissous », explique Sophie Mazet, sans trop de regrets, car persuadée qu’ailleurs, d’autres enseignants ont leur propre méthode pour aider les jeunes générations.
C’est précisément ce foisonnement d’idées de professeurs engagés et créatifs qu’a capturé Judith Grumbach dans ses documentaires Une Idée Folle et Devenir Grand. Ses films montrent que certains enseignants mènent des « conseils de coopération », nommés aussi parfois des « conseils d’enfant », une pratique inventée par le pédagogue français Celestin Freinet. « Ce sont des moments où, les enfants, entre eux, vont régler des problèmes de leur vie, du fonctionnement de la classe », développe la réalisatrice.
Il y a cette scène puissante lors d’un « conseil de coopération » dans Devenir Grand. Le spectateur arrive après la bataille, quelques jours après une mauvaise journée au cours de laquelle la professeure des écoles a crié. Celle-ci, assise en cercle avec ses jeunes élèves de CE2-CM1, leur demande lors de ce « conseil »: « Que pensez-vous de ce qu’il s’est passé mardi ? » Un garçon prend la parole : « Ça m’a fait de la peine quand la maîtresse a crié. Mettez-vous à sa place, elle n’est pas là pour crier, elle est là pour nous apprendre des choses. Si ça se trouve, quand elle rentre chez elle, elle a envie de pleurer ».
Ce à quoi, cette dernière répond dans des mots simples, mais jamais infantilisants : « Vous avez raison, j’ai pleuré. C’est dur pour moi ces journées là. (…) Vous ne rentriez pas dans les exercices, vous n’écoutiez pas mes consignes, je ne pouvais même plus vous parler. On est un groupe, j’aurai même tendance à dire qu’on est une équipe, et notre projet, c’est d’essayer de faire du mieux qu’on peut, d’apprendre des choses et que ça vous serve un jour. »
Elle les rassure ensuite : « Quand on n’a pas envie de travailler, quand on est fatigué, on a le droit de le dire ». Puis, leur demande sincèrement leur avis : « Avez-vous des solutions à proposer ? » Une élève se lance : « Faire un petit repos comme on faisait. Comme ça, on se calme, et ensuite on peut continuer le travail. » La maîtresse entend la requête et demande confirmation aux autres enfants. « Faire de la méditation, ça vous fait du bien ? » « Oui », répond en chœur la classe, comme soulagée à son tour.
Dans nos écoles, et dans notre société, plus généralement, on laisse quand même très peu la place aux enfants.
« Au lieu de passer à la suite, enchaîner, elle a pris le temps de débrieffer de cette situation de crise avec ses élèves pour leur permettre de participer à trouver des solutions et pour que cela ne se reproduise plus. Il y a, là, une véritable confiance dans la parole de l’enfant et dans sa capacité à réfléchir, à proposer », interprète Judith Grumbach, encore émue en se remémorant la scène. « Dans nos écoles, et dans notre société, plus généralement, on laisse quand même très peu la place aux enfants, déplore-t-elle. On considère qu’ils n’ont encore rien compris, qu’on sait tout mieux qu’eux. On a tendance à disqualifier leur parole. Or, quand on est écoute les enfants, ils ont beaucoup de choses à dire et à proposer. »
« La boîte à question » est un autre exemple de dispositif filmé par la documentariste. Dans une boîte, les enfants déposent toutes leurs interrogations. Absolument toutes. « Pourquoi les adultes n’ont pas tous la même somme d’argent ? », « Pourquoi l’école a-t-elle été créée ? », « Pourquoi la galanterie existe ? ».
Ils ouvrent ensuite la fameuse boîte et sélectionnent les questions pour lesquelles ils ont envie de chercher une réponse, en sous-groupe. « Un moyen de leur apprendre à chercher de l’information », pour Judith Grumbach. « Où est-ce qu’on la cherche ? Dans des livres, sur Internet ? Et si on la cherche sur Internet, est-ce que l’on peut aller partout sur Internet ? C’est un travail sur les sources. »
« La cartographie des controverses », pour une pensée complexe et nuancée
Au lycée cette fois, des professeurs ont créé un dispositif a la même visée, mais davantage poussée : la « cartographie des controverses ». Pour l’atelier ainsi intitulé, « les élèves doivent choisir une question sur laquelle les sciences n’apportent pas la même réponse, n’ont pas encore tranché », raconte la documentariste, emballée par ce projet. Les adolescents doivent cartographier les différentes prises de paroles des différents experts sur le sujet étudié. « Ils se rendent alors compte des différentes interactions entre les disciplines, du positionnement de chacun, explique Judith Grumbach. Cet exercice apprend la pensée complexe. Cela nécessite également d’aller chercher de l’information et de comparer ses sources, d’avoir une pensée critique sur ce que l’on est en train de lire, aussi. »
Une école comme celles que j’ai filmées aurait pu me faire gagner dix ans en confiance en moi.
La réalisatrice a la voix enthousiaste lorsqu’elle énumère toutes ces initiatives de ces classes « aussi ordinaires qu’extraordinaires ». Une formule réfléchie pour affirmer que ces classes de l’enseignement public sont géniales, et souligner dans le même temps qu’elles ne disposent pas de moyens suffisants. « Il faut absolument que tout ça se passe à l’école publique », martèle celle qui avait lancé après le décès de Samuel Paty les comptes Facebook et Instagram « Scola », recueil de témoignages, mosaïque-hommage aux professeurs qui ont changé nos vies.
« Une école comme celles que j’ai filmées aurait pu me faire gagner dix ans en confiance en moi, assure-t-elle. J’ai eu l’impression que si tous les enfants passaient par là, la société serait aujourd’hui très différente. Et pour que cette société et pour que son système éducatif évoluent, il faut faire évoluer l’école public. » La seule solution, selon Judith Grumbach, pour que ces changements puissent bénéficier à tous les enfants, et pas seulement à ceux inscrits en écoles privées, dites alternatives.
« La démocratie ce n’est pas seulement chanter La Marseillaise, ou leur faire répéter ces trois mots, Liberté, Égalité, Fraternité. C’est la pratiquer », martèle Judith Grumbach, convaincue, optimiste. « C’est la faire vivre en classe, en apprenant aux enfants à formuler leur pensée, à écouter celle de l’autre, à se rendre compte que tout le monde ne pense pas pareil, à comprendre comment on peut respecter quelqu’un qui ne pense pas comme soi, discuter avec cet autre et apprendre de lui. »
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*Le prénom a été modifié.
**Autodéfense intellectuelle (le retour), de Sophie Mazet, Éd. Robert Laffont, 240 pages, 18 euros.
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