« En vrai », « j’avoue », « en mode »… Au-delà de leur caractère un peu agaçant, toutes ces expressions employées par les jeunes (et les moins jeunes) sont le reflet des évolutions de la société.
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Votre petite-fille vient de vous annoncer qu’elle avait un « date ». Un quoi ? Un rendez-vous avec un garçon, pardi… Vous l’ignoriez ? C’est peut-être que vous n’avez pas intégré le lexique 2021. Les mots que l’on emploie évoluent avec le temps, se modifiant au gré des transformations sociales. Certains vocables incarnent notre époque : on les lit sur internet, on les entend dans les médias, ils se retrouvent dans la bouche d’une amie, on se met à les utiliser à notre tour… Julie Neveux, maîtresse de conférences en linguistique et auteure d’un ouvrage passionnant, Je parle comme je suis, ce que nos mots disent de nous (éd. Grasset), explique la façon dont le langage nous traverse et nous révèle : « Quand on parle, on ne parle pas tout seul, on parle avec son temps, le temps parle en nous. Les mots nous disent autant que nous les disons… » Petit tour d’horizon des tics de langage et autre néologismes que vous n’avez pas fini d’entendre.
En mode machine
Avec l’arrivée du smartphone, la troisième révolution numérique a bouleversé nos existences : à force d’être connectés en permanence à internet, nous nous pensons comme le prolongement des appareils. « Le langage que nous employons reflète nos nouveaux modes de vie, observe Julie Neveux. Ainsi, nous utilisons de plus en plus fréquemment le lexique informatique pour décrire la façon dont nous fonctionnons. Nous disons d’un politique dont nous ne partageons pas la vision qu’il doit « changer de logiciel » ou que nous avons « buggé » lorsque nous sommes épuisés. Nous éprouvons le besoin de nous « déconnecter », ce qui montre bien que la nouvelle norme est d’être en permanence « connecté ». » L’expression « en mode » est en cela très significative : apparue chez les adolescents il y a quelques années, elle remonte les générations. S’inspirant du fonctionnement de notre ordinateur « en mode veille » ou de notre lave-linge « en mode essorage », nous sommes désormais « en mode drague », « en mode vacances »…
« Cette formule consacre l’éclatement de soi à laquelle mène l’emprise technologique, poursuit Julie Neveux. Elle nous présente comme une machine capable de passer, en un clic, d’un état émotionnel à un autre sans transition. À force d’être « en mode », on risque de ne plus savoir qui on est, ni ce que l’on éprouve… » D’ailleurs le risque n’est-il pas de devenir un « snombie » ? Ce néologisme qui télescope les mots « smartphone » et « zombie » désigne une personne qui se promène partout les yeux rivés sur son téléphone, source de danger pour elle-même et les autres…
Réel versus virtuel
À force de passer du temps sur les écrans, le monde réel en vient à nous échapper. Lorsqu’on discute « dans la vraie vie », les mots nous échappent, ils semblent parfois dénués de sens. C’est pourquoi nous avons besoin de formules qui compensent cette emprise virtuelle et intensifient la réalité de nos propos. Voilà comment s’est développé le tic de langage « en vrai » cher aux jeunes… « Il témoigne d’un besoin de distinguer deux modes d’existence, l’existence filtrée, sublimée, de nos écrans, et l’expérience concrète, note la linguiste. Il attire l’attention sur le fait qu’on aborde une expérience vraiment vécue, où nos réactions sont celles d’êtres qui connaissent aussi des contraintes. » Idem pour « j’avoue », qui commence à se répandre aussi chez les adultes. À l’origine « avouer » signifie « reconnaître quelque chose de répréhensible ». Mais, aujourd’hui, on emploie ce verbe pour introduire des assertions qui n’ont rien de blâmable : « J’avoue, j’ai passé une trop bonne soirée ! »
Liker ou basher ?
Avec l’avènement de l’information digitale qui doit générer toujours plus de clics, les idées perdent du terrain, l’émotion triomphe. L’esprit cartésien français n’y résiste pas. Sur la toile, toute tentative de discussion semble parasitée par le lexique sentimental : on « like » (on aime), on « bashe » (on dénigre), on utilise des émoticônes (image figurant une émotion). Par ailleurs, dans la vraie vie, on ne discute plus les idées de façon rationnelle, on les aborde à travers nos sens, nos sentiments : elles deviennent « inspirantes » ou « nauséabondes », « clivantes » ou « malaisantes »… « Cette rhétorique sentimentale qui prévaut aujourd’hui dans le discours politique tend à miner le débat, commente Julie Neveux. Ainsi, lorsque l’on utilise la métaphore adjectivale « nauséabond » pour dénoncer des déclarations qui nous choquent, on exprime son dégoût plutôt qu’un argument. On ne fait pas preuve d’analyse de fond pour déconstruire des discours racistes, misogynes ou négationnistes, on se contente d’exprimer son ressenti émotionnel. » Il en va de même pour l’adjectif « clivant », qui est employé pour qualifier des propos ou une personnalité qui divisent profondément l’opinion et peuvent mener au « clash ». « Utiliser le terme « clivant » tend à déplacer le débat sur l’individu. Difficile de dépassionner les échanges lorsque l’on se prend d’engouement pour la personne qui fait le show plutôt que pour les enjeux sociaux, économiques ou politiques. »
En avant les militants
Face au règne de l’émotion, on a désormais besoin de trouver les mots justes, précis, dépassionnés. Ce n’est pas un hasard si de nombreux mots utilisés aujourd’hui pour décrire notre société et les injustices qui la fracturent viennent du lexique militant. Tout un vocabulaire élaboré par les mouvements féministes, antiracistes ou écologiques s’est démocratisé, cheminant des AG aux universités, des chaînes d’info aux tribunaux… En quelques années, certains sont passés dans le discours courant : « féminicide » (meurtre d’une femme), « racisé » (victime d’un racisme supposément systémique – un terme très controversé) ou « empreinte carbone » (calcul des émissions de gaz à effet de serre dont une activité est responsable). « Ce lexique permet de rendre perceptibles des réalités dysfonctionnelles qui existaient jusque-là mais qui restaient dans l’ombre faute de mots pour les nommer, analyse Julie Neveux. Ainsi, en mettant le mot « féminicide » sur le devant de la scène, la société a pu prendre conscience de l’étendue des violences conjugales. Il s’agit de l’aboutissement de plusieurs décennies de travail militant qui ont permis de rendre des causes plus concrètes en les rendant visibles aux autres. » Le langage reflète les contradictions de notre monde. Et génère des solutions pour y remédier.
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