"Dans l’incapacité mentale de changer des draps" : couples trentenaires et féminisme, c’est pas gagné

Ils sont trentenaires et se sont construits sur l’idée de l’égalité hommes-femmes. Mais de la théorie à la pratique, il y a parfois un monde de freins (in)conscients. Entre bonnes volontés et lutte au quotidien, chronique d’une recherche d’équilibre nourrie de remises en question.

«Mon compagnon ne cesse de me dire que j’ai raison de râler, mais qu’il est dans l’incapacité mentale de changer des draps», lâche Scarlett (1), 38 ans, dépitée, dans le salon de son appartement parisien. Passer l’aspirateur, acheter des vêtements à son fils (roses si possible pour casser les codes) et finaliser son business plan, cette entrepreneure farouchement féministe doit tout mener de front. Et ne se reconnaît pas dans ce que son couple, malgré les déclarations d’intention et les discussions régulières, est devenu : un terreau d’inégalités.

Dans les couples hétérosexuels, passer de la théorie à la pratique féministe ne se fait pas sans obstacles, au grand dam des trentenaires. C’est en effet à cet âge que les femmes deviennent (plus) féministes. Autrement dit, «quand elles commencent à avoir un enfant, qui chamboule les rapports dans le couple, et sont confrontées, dans le monde du travail, à des discriminations et un sexisme éhontés», rappelle l’historienne Florence Rochefort, qui cosigne Ne nous libérez pas, on s’en charge (Éditions La Découverte). D’où viennent ces freins d’un autre temps ? «La loi de 1970 sur la coresponsabilité parentale a sonné le glas des inégalités légales entre les femmes et les hommes dans le couple. Mais aujourd’hui perdurent des habitudes, puissamment ancrées. Il faut négocier», analyse-t-elle. Même dans les couples progressistes apparaît un rapport de domination qui ne dit pas son nom.

Le foyer ou l’empire étriqué des femmes

La charge domestique, le lourd fardeau des mères.

«Le modèle patriarcal de la famille existe encore.» Pour Claire Tran, 35 ans, comédienne et mère de deux enfants, la révélation s’est produite à l’arrivée de son premier enfant, où l’égalité dans son couple «a explosé en plein vol». Charge parentale, de la responsabilité ou domestique, déclassement professionnel, elle expérimente le lourd fardeau des mères. «Les femmes restent en charge de la gestion générale du foyer. Nous devons même y insuffler de la joie et de la bonne humeur, penser aux petites attentions pour les copains, préparer les vacances et Noël, les sorties, les dîners, la vie sociale, et même penser à emballer les cadeaux.» Des détails sans importance ? Non, un véritable travail invisible, qui s’ajoute aux piliers traditionnels des tensions dans le couple, la répartition des tâches domestiques, l’éducation et la prise en charge des enfants ou la gestion des carrières. Elle a cocréé en 2019 l’association Parents et féministes, qui promeut l’égalité dans la parentalité. La clé de voûte ? L’éducation non sexiste ou l’allongement du congé paternité, qui passera en juillet 2021 de 14 à 28 jours, dont 7 obligatoires.

En vidéo, “Je suis la charge » : 2 minutes pour comprendre la charge mentale dans le couple

Le ménage et les enfants

Le ménage et les enfants, une responsabilité encore largement maternelle.

Célia Sinègre, doula (accompagnatrice parentale), a cofondé l’association culturelle alternative pour les enfants et les parents Le Petit Zinzinc. Elle partage entièrement ce constat sur la question du ménage et des enfants. Lors de son premier brunch sur l’éducation non sexiste, où elle donne des pistes pour déconstruire les stéréotypes de genre, «il n’y avait que des mamans». Quand des pères viennent, à d’autres ateliers, c’est toujours en couple et non individuellement. Pourtant, elle sent un frémissement.

Claire Tran est plus tranchée sur le mythe des nouveaux pères. «On croit que ce sont des jeunes hommes modernes, mais ce sont les répliques de leurs pères !» Le pire, c’est que leurs partenaires semblent de bonne volonté. Manuel, 35 ans, papa de deux enfants, se dit totalement «convaincu par la nécessité de la lutte féministe». Seulement, il le reconnaît, il n’arrive pas encore à passer à la pratique : sa compagne, «qui ramène l’argent au foyer», en fait encore davantage que lui à la maison. «J’essaie, mais j’ai l’impression que j’ai des limites. Je crois que c’est une question de formation. Petit, j’ai toujours vu ma mère tout faire à la maison. Mais je rêverais d’être un partenaire égalitaire», clame celui qui va pourtant prochainement procéder à une vasectomie et revendique de n’avoir jamais eu aucun problème à être dirigé par des femmes.

Sidonie (1), elle, regrette que son «mari refuse le terme de féministe. Car il l’est. Après ma grossesse, il a considéré que la priorité était ma carrière : il avait conscience qu’être une femme, de surcroît maman, sur le marché du travail, serait plus dur», raconte-t-elle. Il veut aussi que leur fille de trois ans se mette aux arts martiaux, qu’elle n’ait pas peur des sciences. «À plusieurs reprises, il m’a déclaré en avoir marre d’être la bonniche à la maison !» Après avoir inversé les schémas traditionnels – lui, la maison, elle, la carrière -, ils ont compris que si ce fonctionnement annihilait leurs aspirations respectives, cela ne marcherait pas non plus. «Aujourd’hui, nous avons tous deux un travail stimulant, deux salaires presque identiques, et la répartition des tâches est égalitaire», se satisfait-elle. Même s’ils étaient fiers d’avoir inversé les stéréotypes, «nous ne pouvions pas sacrifier l’harmonie de notre couple pour l’exemple».

Si de loin la société semble avancer, dans le détail, elle accompagne mal les hommes dans l’idée d’un couple égalitaire. Mères appelées par l’école en cas d’enfant malade, progéniture inscrite sur la carte Vitale de la mère, monde du travail inadapté aux emplois du temps des pères, autant de mauvais signaux. Dès la grossesse, les hommes, «petits fantômes qui n’existent pas dans le monde de la natalité», sont absents, déplore Claire Tran, et ils intègrent que s’occuper des enfants est «naturellement» une tâche féminine, quand tout est construction culturelle.

« Les séries montrent peu de couples égalitaires »

Plombant, le couple ? C’est le message que renvoient les séries contemporaines, analysées par le petit bout de la lorgnette par Éléonore Stévenin Morguet, cocréatrice du site 1001 héroïnes qui recense les œuvres féministes. How to Get Away With Murder ou Scandal, les séries de la productrice Shonda Rhimes, sont une référence, en mettant en scène «des héroïnes qui n’ont pas besoin des hommes ou du couple pour se réaliser». En réalité, «peu de séries montrent des couples égalitaires». Quand le couple est abordé, c’est souvent pour en dénoncer les abus, comme avec Big Little Lies ou Les Demoiselles du téléphone, sur les violences conjugales. «Et souvent le message est que les femmes s’en sortent grâce à la sororité», explique la passionnée. Dans Girls, de Lena Dunham, les vingtenaires, qui «veulent papillonner, profiter de leurs amitiés ou partir à la découverte de soi» se tiennent éloignées volontairement du couple traditionnel. Même quand des femmes plus mûres sont décrites, elles assument une sexualité libérée des carcans du couple, comme avec le personnage de Gillian Anderson, qui dans Sex Education, campe une sexologue divorcée et mère d’un ado, qui «enchaîne les petits amis». Quelques exceptions émergent : dans Grey’s Anatomy, «on voit des couples fondés sur l’égalité et le partage des tâches domestiques, notamment Miranda Bailey et son mari. Avec son poste de chef du service de chirurgie, c’est elle qui a le poste à responsabilités ! Quant à Meredith, l’autre héroïne de la série, elle déteste cuisiner et c’est son mari qui s’y colle». Pour la cofondatrice de 1001 héroïnes, l’imaginaire collectif avance «dans le bon sens, avec plus de diversité dans les modèles. Le public ne supporte plus les programmes rétrogrades».

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Argent : sujet tabou au sein du couple

Les femmes, quant à elles, sont les grandes oubliées du nerf de la guerre : l’argent. Elles qui ne jouissent déjà pas des mêmes privilèges patrimoniaux font face, jusque dans leur couple, à une dépossession du capital. Dans son podcast Rends l’argent, la journaliste féministe Titiou Lecoq dévoile «un impensé complet. Au sein des couples, parler d’argent est incompatible avec l’idée de l’amour. La société considère aussi la famille comme une entité économique, sans s’intéresser à la répartition des revenus. Enfin, les féministes se sont peu emparées du sujet car l’argent, c’est plutôt de droite», résume-t-elle. Résultat : des discriminations invisibles, alors que «l’argent est un vrai levier d’égalité».

À la maison, il existe pourtant «une articulation claire entre tâches ménagères et parentales. Les temps partiels sont majoritairement exercés par les femmes», avec finalement «des femmes qui gagnent moins donc sont moins décisionnaires». Quelle injustice quand «les hommes mariés en temps partiel bénéficient eux d’une baisse d’impôt, ce qui revient à avoir une femme de ménage gratuite à domicile !» Autre perle : «Avec la conjugalisation de l’impôt, le taux d’imposition est calculé sur la moyenne des deux salaires. Or, comme les femmes gagnent moins, mécaniquement, leur taux à elles augmente. Il faudrait penser un impôt féministe», clame-t-elle. Pour se protéger, elles peuvent décider de ne pas tout mettre en commun, comme Scarlett : «Chez nous, pas de mariage, pas de compte commun, chacun son argent. Et une répartition 50/50 des dépenses.» Elle imagine volontiers un futur où ils pourraient avoir chacun leur logement, si ses finances le lui permettent, ainsi que faire appel de nouveau à une aide ménagère – qu’il paierait, évidemment.

Pour Rebecca Amsellem, économiste et créatrice de la newsletter féministe Les Glorieuses, «la société n’a jamais eu autant envie d’accéder à l’égalité. Mais il va falloir que les hommes travaillent sur eux et leur masculinité.» Cette nouvelle génération est peut-être en train de voir le jour. «Avoir un garçon me donne une responsabilité : c’est l’occasion pour moi de créer un homme féministe, lâche Claire Tran. Je n’aurai aucun scrupule à lui faire passer l’aspirateur !»

(1) Ces prénoms ont été changés.

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