Le 13 novembre 2019, la journaliste Johanna Luyssen publie, sur Medium, "Zone grise", récit de son viol survenu deux ans plus tôt, après avoir été droguée par un inconnu à Berlin. Un récit qui a touché, et aidé, des milliers d’internautes. Son auteure répond aux questions de "Marie Claire".
« Il est à l’intérieur du restaurant, près de nous deux, les tables sont petites ; il boit un verre de vin dont la couleur est jolie, je lui demande ce que c’est, il répond quelque chose et ajoute : ‘Si tu veux, je t’en commande un verre’, et je dis oui. Je me réveille des heures plus tard. Il est environ 7 heures du matin et j’ai le sentiment d’être dans un avion qui atterrit en catastrophe. »
Dénoncer la zone grise
Dans Zone grise, texte publié sur Medium le 13 novembre 2019, Johanna Luyssen, 36 ans, raconte comment un inconnu, rencontré dans un restaurant de Berlin, l’a certainement droguée, et violée, un autre 13 novembre. Elle détaille aussi comment la justice allemande l’a malmenée, d’interrogatoires incriminatoires en lettres violentes du ministère public, mettant en doute son récit.
Johanna Luyssen n’a pas la preuve qu’elle a été droguée. Mais elle sait que pendant huit heures, son cerveau a tout oublié, et qu’elle s’est réveillée nue dans le lit d’un homme avec lequel elle ne voulait pas avoir de rapport sexuel.
Je me réveille des heures plus tard. Il est environ 7 heures du matin et j’ai le sentiment d’être dans un avion qui atterrit en catastrophe.
Aussitôt publié sur Twitter, son texte a été partagé des milliers de fois, touchant davantage de personnes encore. Dont de nombreuses à se reconnaître dans les mots de celle qui est la correspondante berlinoise de Libération, installée dans la capitale allemande depuis deux ans.
Avec Zone grise, Johanna Luyssen met à mal cette fameuse « zone grise » contenant les types de violences sexuelles méconnues, ou volontairement ignorées, par le grand public. La journaliste a bien voulu nous expliquer sa démarche, ce qui l’a poussée à parler, et nous raconter sa vie d’après.
Marie Claire : Pourquoi avoir écrit ce texte ?
Johanna Luyssen : Je l’ai écrit assez vite, en une heure ou deux, pas plus. C’était assez spontané, pas trop écrit non plus. Mon estomac débordait, j’avais un poids dans le ventre, une boule de feu. Il fallait que ça sorte, parce que c’était trop dur. Mes amis m’ont encouragée après avoir lu le brouillon du texte. Je me suis dit que que ça pouvait peut-être avoir une valeur un peu thérapeutique pour les uns, pédagogique pour les autres. C’est pour ça que je l’ai publié. Je voulais que l’on s’interroge. Ne pas rester englué et invisible, c’est important. Si ça aide ne serait-ce qu’une personne, c’est déjà beaucoup. Je ne m’attendais pas à ce que des gens me disent qu’ils ont pleuré en le lisant, c’est bizarre et très touchant à la fois.
Mon estomac débordait, j’avais un poids dans le ventre, une boule de feu. Il fallait que ça sorte, parce que c’était trop dur.
Pourquoi raconter votre histoire maintenant ?
C’était la « date-anniversaire » [de l’agression, ndr]. Récemment, j’ai reçu une lettre de mon avocate qui me disait que cela serait classé, et que si je voulais continuer mes poursuites, il fallait que je paye. Cette date anniversaire coïncide avec le fait que je ne peux, et ne veux plus, faire de démarches judiciaires. Parce que je ne veux pas être davantage humiliée devant la justice.
Chaque lettre de la procureure, où elle tordait tout ce que je disais lors des interrogatoires, a été comme un coup de poignard.
J’ai fait ces démarches pendant un an pour qu’il [l’agresseur, ndr] ne pense pas que j’avais abandonné. Mais chaque lettre de la procureure, où elle tordait tout ce que je disais lors des interrogatoires, a été comme un coup de poignard. Alors, un an plus tard, je me suis dit qu’il fallait au moins que j’écrive quelque chose pour rendre justice à la vraie histoire.
Dans quelle mesure le mouvement #Metoo a pu vous pousser à parler ?
Depuis #MeToo, il y a une prise de conscience. La prise de parole d’Adèle Haenel a joué aussi. Dans le live de Mediapart, elle dit : « Les monstres, ça n’existe pas. C’est notre société ». J’ai beaucoup songé à cette phrase. Mais de manière générale, et bien avant #MeToo, j’ai été marquée par d’autres prises de parole comme celle de Clémence Autain en 2006. Elle avait brisé un tabou en parlant publiquement de son viol.
À l’époque, le grand public en parlait beaucoup moins qu’aujourd’hui. Et puis il y a les féministes, les militantes qui se battent depuis des années contre le viol, celles grâce à qui le viol est désormais reconnu comme un crime par le Code pénal depuis 1980. Et puis un jour, ça m’est arrivé, et je me suis dit que ça me ferait du bien d’écrire. Principalement parce que c’est mon métier, ma vie, et que j’ai l’habitude de formuler des choses par écrit.
J’aimerais dire, à celles à qui c’est arrivé, qu’elles n’ont pas à se sentir coupables.
Que voulez-vous transmettre à travers ce texte ?
D’abord, j’aimerais dire, à celles à qui c’est arrivé, qu’elles n’ont pas à se sentir coupables. Même si je n’ai pas tout à fait évacué ma propre culpabilité. Ce n’est ni une question de négligence ou de comportement : c’est un viol, c’est un crime. Je voulais aussi montrer la cruauté du comportement de ce mec, en quoi c’est une histoire de pouvoir et de domination. Les gens qui font ce qu’il a fait pensent que le corps des autres leur appartient.
Comment avez-vous vécu votre rapport au système judiciaire allemand ?
C’était très violent, très stressant. J’en étais malade d’angoisse, surtout au moment de l’audition dans les locaux impressionnants de la police. Il faut aussi raconter plusieurs fois son histoire, c’est dur. Je l’ai répétée 5 ou 6 fois en tout, je crois. J’ai eu plein d’interrogatoires différents mais au début, à l’hôpital, la police criminelle a été très bienveillante. Je me souviens avoir dit à une des policières que j’avais bu, et elle a répondu : « Vous n’avez pas à me dire ça. Votre consommation d’alcool n’est pas le sujet ».
Dans mon cas, la justice n’a rien pu, et sans doute rien voulu faire.
En vérité ce qui était dur, c’était ces lettres du ministère public. L’administration allemande a le chic pour s’adresser à vous de manière glaçante. À chaque fois que j’en recevais une, c’était un nouveau coup de poignard, parce que je savais que ça allait être horrible. Je me demandais : « Comment vais-je être insultée cette fois ? » Je n’ai jamais été déçue. Sans compter qu’il a fallu que je m’appuie sur l’aide d’un ami, un avocat connu à Berlin, pour avoir enfin droit à une audition de la police. Sans mes relations, je n’avais rien du tout. Toutes les femmes n’ont pas ça.
Vous avez pourtant décidé de mettre un terme à vos démarches judiciaires. Pourquoi ?
Dans mon cas, la justice n’a rien pu, et sans doute rien voulu faire. Mais quoiqu’il en soit, la justice ne peut pas tout résoudre. Un viol peut être improuvable ; un viol peut être prescrit. Mais les victimes, elles, sont là…
Je n’ai pas voulu lire jusqu’au bout la dernière lettre du ministère public. J’en avais marre, c’était humiliant, insultant. Qu’on ne me dise pas que quand la justice traite des gens comme ça, que ça ne décourage pas, que ça ne dégoûte pas. Dans le live de Mediapart, Adèle Haenel dit : « La justice nous ignore, donc on ignore la justice ». Cette phrase m’a beaucoup marquée, d’autant que Nicole Belloubet en a fait un commentaire très déplacé par la suite [le 6 novembre 2019 sur France Inter, la ministre de la Justice a déclaré que l’actrice « a tort de penser que la justice ne peut pas répondre à ce type de situation », ndr].
Que fait la justice face à ces situations, ou face à la prescription ?
Mais Adèle Haenel a raison : si on est dans une situation de parole contre parole, si l’agression a eu lieu dans l’intimité, sans preuves spéciales, si les choses se sont déroulées il y a très longtemps, c’est très compliqué. Que fait la justice face à ces situations, ou face à la prescription ? Ça ne fait peut-être pas des coupables pour elle, mais il y a des victimes. Alors bien entendu, c’est important de porter plainte. Mais il y a aussi d’autres manières de le dire, de le vivre. Adèle Haenel est passée par la parole, et je crois beaucoup en ça. Je comprends aussi celles qui ne portent pas plainte. Ça dépend de qui est l’agresseur, quel degré de pouvoir cette personne a sur toi, dans quel contexte elle a agi, tes possibilités financières…
Pourquoi avoir intitulé ce papier « Zone grise » ?
D’abord, c’est une référence à ce qui s’est passé dans ma tête pendant ces 8 heures où je ne me souviens de rien. J’ai marché jusque chez lui sans m’en souvenir. Je pense que j’ai été droguée, mais je ne saurai jamais, je n’aurai jamais de preuves. Ensuite, c’est un peu comme ça que la justice allemande voit mon cas. Elle ne le voit pas comme un viol. Or, je n’ai pas dit « oui », donc j’ai dit « non ». J’étais inconsciente. Reprendre ce terme, c’était aussi rappeler qu’il y a beaucoup de situations qu’on range dans la zone grise, et que c’est un problème.
Votre situation est un exemple de la diversité méconnue des violences sexuelles, et l’incompréhension persistante autour de l’idée de consentement, malgré #MeToo.
Des mecs qui ont abusé et violé des filles ivres ou endormies, ça court les rues, hélas. Des gens qui pensent que le corps de l’autre est à disposition. L’idée n’est pas de régenter ou judiciariser les relations, mais il faut respecter l’intégrité de l’autre. On ne couche pas avec quelqu’un qui est endormi ou inconscient, point. C’est incroyable qu’en 2019, il faille encore le dire !
Des mecs qui ont abusé et violé des filles ivres ou endormies, ça court les rues, hélas.
Pour moi, nous sommes dans la phase 2 de #MeToo. Après avoir dit que les violences sexuelles existent, même si les féministes le disent depuis longtemps déjà, il faut désormais expliquer qu’il y a des situations très différentes. Bien sûr, nous les femmes, souvent nous savons tout cela, parce nous avons été obligées de chausser ces lunettes, nous avons été confrontées à ces violences-là dans nos vies. Mais il y a les autres. Ensuite, peut-être va-t-on se rendre compte que des gens autour de nous ne sont pas aussi recommandables que ce qu’on pensait. Cela implique parfois de déboulonner des statues.
Cette idée-là est insupportable pour beaucoup de gens. Personnellement, je ne me porte pas plus mal de ne plus regarder des films de Woody Allen, par exemple. Mais la société n’est pas prête à faire ce travail, les chiffres de fréquentation du dernier film de Roman Polanski le montrent. Et puis, il faut ouvrir les yeux, s’écouter. Ce qui se passe avec #Metoo, ce n’est que le début, comme le disait Iris Brey dans Mediapart. C’est un grand mouvement, une grande vague. Les choses changent et avancent, et c’est important. Ça me fait du bien et ça me conforte dans l’idée qu’il faut continuer. Faire la marche #NousToutes, l’année dernière à Paris, m’avait fait un bien fou.
Quelles conséquences a eu cette agression sur votre quotidien ?
Je suis hyper-vigilante. Je me sens un peu hantée depuis un an. Et dans les relations amoureuses, ce n’est pas facile. J’ai du mal à vraiment m’ouvrir. Je passe des nuits agitées, donc c’est compliqué de dormir avec quelqu’un. Il y a des séquelles. Je me sens un peu ailleurs, des fois, un peu à côté. J’ai perdu confiance en moi, ça m’a affaiblie. Tu te sens super vulnérable.
Après, je me suis aussi sentie très forte à chaque fois que j’ai fait des démarches, j’étais contente. Ça me m’a pas donné envie de partir de Berlin, où je vis, et je peux aller désormais aller dans le quartier où il [l’agresseur, ndr] habite. Mais sans parole et sans écoute, sans mes amis, sans mon avocate, ça n’aurait pas été possible.
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