B comme Bling-bling, N comme Néobourgeoise… L’abécédaire mode de l'historien Olivier Saillard

L’historien de la mode, auteur de performances artistiques, égrène pour nous quatre décennies fashion. Le style en toutes lettres et autant de pistes pour le monde de demain.

A… comme artisanat

«Les notions de savoir-faire ont toujours été plus ou moins valorisées depuis les années 1980. Mais reconnaissons aux maisons Hermès et Chanel d’avoir été parmi les premières à épouser ce propos, contribuant à préserver et à pérenniser les connaissances de savoir-faire uniques. Chanel a ainsi réuni en 2002 une dizaine d’artisans virtuoses au sein de la société Paraffection. Des brodeurs, plumassiers, paruriers, plissiers, gantiers, chapeliers, bottiers qui entretiennent tous un lien privilégié avec la maison de la rue Cambon – notamment lors des collections Métiers d’art -, mais pas seulement : ils collaborent aussi avec l’ensemble des grands noms du luxe.

En revanche, si ces métiers d’arts ont voix au chapitre des reconnaissances, l’artisanat modeste et humble, qui ne rime pas essentiellement avec excellence ou préciosité, est encore un peu minoré. Or, j’y vois une source d’avenir certaine, un horizon d’espoirs et de nouveautés. Comme il en est de ces petits producteurs de fruits et légumes vers qui nous avons, aujourd’hui, envie de nous tourner davantage que vers les espaces de ventes massives et arrogantes. J’aimerais voir arriver des créateurs artisans qui offriraient des collections réduites avec des idées, non pas dépendantes du marché, et qui trouveraient le temps de leur maturité. Attention, cela ne veut pas dire que je souhaite le retour des gilets en peau de mouton retournée, mais faire (de ses mains) me paraît d’une grande dignité. Cette notion d’artisanat, qui va de pair avec celle d’écoresponsabilité – sujet brûlant en 2020 -, peut et doit trouver dans les années à venir une forme stylistique qui rimera avec authenticité, dignité et rareté. N’est-ce pas la vraie définition du luxe ? »

B… comme bling-bling

«Je cale l’histoire de la mode des quarante dernières années un peu sur une courbe identique à celle de la publicité. Lorsque cette dernière était, dans les années 1980, aux mains de créatifs, une véritable discipline artistique mêlant talent et humour s’est révélée au grand jour. Quand ce secteur est parti sous la direction des groupes de communication de plus en plus puissants et impérialistes, lorsqu’il a retiré la voix de talents pour n’écouter que celles de ses commanditaires, il est devenu aussi agressif qu’un gros 4×4 rutilant. Créative, poétique, indépendante, la mode explose d’idées dans les années 1980, fait coexister des noms aux singularités opposées et néanmoins amicales, s’ouvrent à d’autres expressions dans les années 1990. Puis, au début du XXIe siècle, elle s’institutionnalise et se mondialise. Pour entretenir le pouvoir de séduction des produits, certes mieux réalisés mais parfois un peu interchangeables, on convie alors porno chic et bling-bling, on imagine des images qui font vendre. La mode a gagné, elle est partout, mais quelle est la place de la créativité dans ce nouveau système ?»

E… comme empire

«Après une période d’éclosion de véritables îlots créatifs dans les années 1980, aux périmètres parfois très circonscrits mais néanmoins influents, la mode est devenue, à partir des années 1990, une constitution d’empires. Giorgio Armani ou Ralph Lauren ont devancé de peu la naissance de ces firmes du luxe aux mains de moins de dix groupes influents. Ils ont aussi tous deux inauguré de nouveaux territoires, qui leur sont tributaires, dont celui de la mode masculine. Leur influence, tant structurelle que stylistique, est indiscutable et a propagé ses principes dans tous les segments de la mode. Mais cette cartographie d’empire, qui fait valoir, depuis 2000, une nouvelle tectonique des plaques dominée par le marché asiatique dont elle dépend en partie, commence à connaître des dérèglements. Quand la fonte du glacier chinois débutera, que ferons-nous de toutes ces boutiques en noms propres qui ont envahi le monde ?»

F… comme féminité

«Mais aussi comme femme et féminisme. Autant de notions que les décennies mettent alternativement en position haute ou annexe. Je vois trois femmes de tête que l’histoire de la mode contemporaine retiendra : Rei Kawakubo, Miuccia Prada et Phoebe Philo. La première, fondatrice de Comme des Garçons, a véritablement bousculé la mode, donnant depuis les années 1980 le la des tendances créatives, lançant une réflexion inédite sur le vêtement, prônant une approche anticonformiste du beau. Et ce n’est pas rien, au Japon, d’être à la fois créatrice et femme d’affaires.

La deuxième, Miuccia Prada, diffuse depuis les années 1990 un luxe contemporain qui me paraît juste et équilibré. La troisième, Phoebe Philo chez Celine, a, dans les années 2010, rallié toutes les femmes à sa cause avec sa féminité radicale et cérébrale. En règle générale, même si la féminité est volontiers plus décorative et relativement distendue d’un designer à l’autre, les créatrices en font un usage moins contraignant. Elles privilégieront le confort et l’aisance avant le corset. Aujourd’hui, Virginie Viard chez Chanel et Maria Grazia Chiuri chez Dior, par exemple, font toujours l’aveu d’elles-mêmes dans leurs vêtements. Il s’en dégage un réalisme poétique moins arrogant. C’est, selon moi, une force qu’elles possèdent, là où les créateurs fantasment parfois plus le vestiaire féminin.»

En vidéo, le défilé Céline automne-hiver 2020-2021

G… comme golden eighties

«Les années 1980 sont à la mode ce que la Nouvelle Vague fut au cinéma. Les grands noms, les grands couturiers, de Jean Paul Gaultier à Christian Lacroix, de Thierry Mugler à Azzedine Alaïa, de Claude Montana à Yohji Yamamoto, de Issey Miyake à Martin Margiela, ont animé le secteur comme ont pu le faire les grands réalisateurs du cinéma. Ce fut une décennie d’une exceptionnelle créativité, où l’argent ne dominait pas toutes les entreprises, et où l’initiative personnelle primait. Dans une même saison, on pouvait voir des défilés nés d’écoles stylistiques opposées et amies. Ce prêt-à-porter de création n’avait pas à faire face aux grandes enseignes de fast fashion, comme ce fut le cas après 2000. Certains ont pu résister, d’autres ont choisi de s’éloigner de ce combat difficile à gagner. Quel aurait été l’avenir de cette génération et de la suivante si le marché de la copie intensive à bas prix n’avait pas pris le pouvoir ?»

I… comme icônes

«En quarante années, la mode a vu émerger les noms de grands créateurs, véritables monstres sacrés de la période contemporaine. À partir des années 2000, peu à peu, ces titans ont pris le chemin du départ, de la disparition. Yves Saint Laurent meurt peu de temps après avoir décidé de stopper ses activités. Alexander McQueen lui emboîte le pas. Suivent, comme un pied de nez, Sonia Rykiel, Azzedine Alaïa et, tout récemment, Kenzo Takada, le créateur le plus joyeux d’une époque révolue. Même l’omniprésent Karl Lagerfeld a disparu en 2019. D’autres grands noms ont, eux, pris la fuite depuis longtemps. Thierry Mugler, Martin Margiela se sont retirés du système, puis ont suivi Christian Lacroix et Jean Paul Gaultier. Dans les années 2010, le XXe siècle tombe définitivement. Dans la continuité ou dans la rupture, les maisons et les styles héritiers qui leur perdurent sont tous orphelins de ces géants.»

En 1991, les mannequins défilent en mini-robes et boas colorés.

Le mannequin Jerry Hall défile pour la collection automne-hiver 1976-1977 à Paris, avec un long cardigan et une jupe rayés, un pantalon, des bottes alors et une bouteille de champagne sur la tête.

Joie et danses à l’occasion du défilé printemps-été 1976 à Paris. Les mannequins portent des pantalons, des vestes et des casquettes de la collection « Jungle Jap ».

Le créateur de mode japonais aimait la nuit parisienne, la fête au Palace, et bien sûr, le vêtement en signe d’enthousiasme

L… comme likes

«La puissance d’Instagram, avec son cortège d’influenceuses, est venue, au tournant des années 2010, concurrencer la presse. Mais, au même moment, les expositions de mode battaient des records de fréquentation et les éditions de catalogue ou de livres de mode se sont développées. Preuve en est que contenu et transmission peuvent trouver leur public. Question : que serait Instagram sans chiffres apparents, sans likes, sans dévotion au record ? Certainement un outil plus poétique au service de tous. Il faut plus que jamais accorder sa confiance aux prises de parole et aux pensées de ceux dont c’est le métier (les journalistes et les auteurs), et non pas faire du quotidien un manifeste au risque de tomber dans des revendications futiles.»

M… comme minimalisme

«La guerre du Golfe, les ravages et la menace du sida ont précipité les golden eighties au pilon et ont fait basculer les années 1990 dans une ère de minimalisme et d’austérité. Ces dernières, conduites par les Belges Martin Margiela, Dries Van Noten, Ann Demeulemeester, les Japonais Yohji Yamamoto, Comme des Garçons, Issey Miyake, sans oublier l’Autrichien Helmut Lang et l’Allemande Jil Sander, ont donné le meilleur de l’élégance et du raffinement. Le goût des matières nobles ou brutes, les lignes essentielles ont favorisé l’expression d’une féminité qui n’était pas que soumise au désir masculin, ni caricature de pin-up. Soucieuse de servir, d’accompagner au mieux les femmes dans l’exercice de leur paraître et de leur fonction, cette décennie est encore à étudier, à évaluer. Helmut Lang et Jil Sander ont incarné au plus fort cette cohésion de l’être du paraître, sans artifices. De nombreux créateurs sont nés de leurs intentions, comme Hedi Slimane ou Raf Simons…»

N… comme néobourgeoise

«La bourgeoise a toujours fasciné. Celle des films de Buñuel ou de Chabrol, notamment, dont de nombreux créateurs de mode se sont inspirés sans jamais la prendre au premier degré. Ce qu’ils aiment chez elle ? Son bon goût faussement contrôlé, qui ne demande qu’à craquer. Incontournable dans les années 1970, quasi absente la décennie suivante, elle revient dans les années 1990 avec Miuccia Prada, qui la relance sur un mode radical et détourné. Épousant les valeurs d’une Coco Chanel en son temps, elle en donne une vision faussement classique, voire borderline. Depuis, la bourgeoise n’a cessé de se réinventer, prenant à chaque fois le contre-pied d’une tendance omniprésente et lassante – le porno chic dans les années 2000 et le sportswear aujourd’hui. Ainsi, lorsque Hedi Slimane la remet sur un piédestal dès son arrivée chez Celine, elle redevient immédiatement un objet de désir dans ses artifices années 1970, une décennie qui aura guidé plus longtemps que prévu des générations de créateurs.»

En vidéo, « Dance Part 1 », la première vidéo d’Hedi Slimane pour Saint Laurent

R… comme rebelles

«Quelles que soient les époques de mode, il faut toujours ménager une place pour les rebelles. Je les vois comme des protecteurs de santé publique et de salut artistique. Ainsi, la contestation menée de façon différente par Vivienne Westwood la première, par John Galliano ensuite, puis par Alexander McQueen, est plus que nécessaire. Elle a fait entrer la mode dans d’autres territoires artistiques. Je veux aussi leur associer les talents et les itinéraires qui font œuvre de singularité, comme ceux de Jean Paul Gaultier, de Martin Margiela ou de Christian Lacroix, à la tête d’univers très personnels, de collections inédites, parfois marginalisés par les groupes de luxe. Leurs influences sont d’ores et déjà définitives, car sur les chemins de solitude qu’ils arpentaient, jamais ils n’ont vacillé de leurs propres intentions. À mes yeux, ce sont des auteurs.»

S… comme sportswear

«Injuste est la mode, même avec ses pères et ses prêtres. La plus grande et dernière révolution vestimentaire, n’en déplaise aux couturiers, n’a pas surgi d’un podium ni d’une Fashion Week. Elle vient de la rue, des stades et des terrains de course. Sneakers et sweat-shirts ont ainsi envahi nos modes de vie. Le monde du sport – sa technologie, son iconographie – a gravi les échelons de la reconnaissance en sortant des vestiaires et en descendant sur le bitume, sans que l’on puisse même nommer l’auteur d’une basket, le créateur d’un jogging. Au point que se sont désormais les créateurs de mode eux-mêmes qui courent à en perdre haleine après ce secteur lucratif.»

T… comme top-modèles

«Mannequins, modèles, top-modèles, supermodèles, muses, égéries… : chaque époque use de son appréciation pour qualifier celles qui, sans pareil, savent incarner un nom de créateur. De toutes ces décennies, l’ère des top-modèles a été sans équivalent. Pour la première fois dans leur histoire, leurs seuls prénoms – Linda, Naomi, Cindy, Carla – identifiaient leur fonction, qui tient à une grâce de plus ou de moins. Mais les mannequins ont plus à dire. Elles sont les écritures automatiques des créateurs, à leurs côtés. Sans elles, quel serait le réalisme féminin des créations ? Premier écran entre la toile et le dessin et la ou les clientes, les mannequins peuvent être aussi des paravents qui isolent. Attention, quand elles ne sourient plus, une époque s’éteint…»

Carla Bruni défile pour la collection automne-hiver 1991-1992 de Cerruti 1881, à Paris en mars 1991.

Claudia Schiffer au défilé Yves Saint Laurent pour la collection automne-hiver 1996-1997 lors de la Fashion Week de Paris en 1996.

Tyra Banks défile pour Cyntha Rowley, à New York dans les années 1990.

Carla Bruni au défilé Dior Haute Couture printemps-été en janvier 1995 à Paris.

V… comme visionnaires

«Aux monstres sacrés, ceux qui ont fait de la semaine de la mode à Paris l’éden hollywoodien, et aux pionniers d’un prêt-à-porter de création ont succédé les directeurs artistiques et les visionnaires. Nicolas Ghesquière, aujourd’hui chez Louis Vuitton, Demna Gvasalia chez Balenciaga, Hedi Slimane chez Celine, Alessandro Michele chez Gucci, et Raf Simons, codirecteur créatif de Prada, ont poursuivi l’œuvre des grands en annexant d’autres territoires de création. Mais comme les futuristes des années 1960, prisonniers de leurs conceptions cosmiques, ils doivent aujourd’hui ajuster leurs vêtements aux yeux du monde. Devancer les attentes, satisfaire les exigences de réalité de la rue, c’est là toute l’ambition du créateur de mode. À moins que les femmes n’y répondent toutes seules…»

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