Gaspar Noé à propos de sa nouvelle version d’"Irréversible" : "Je ne m’attendais pas à ce résultat, aussi fort que l’original, tout en étant différent".

Si de nombreux cinéastes ont ressorti leur films dans des versions « director’s cut », comme Sam Peckinpah avec Pat Garrett et Billy the Kid, Michael Cimino avec La Porte du paradis, ou Ridley Scott avec Blade Runner, Irréversible – Inversion intégrale est un cas. Jamais cinéaste n’a remonté son film aussi radicalement, sans rajouter de scènes coupées ou en en retirant. Gaspar Noé nous explique les raisons de cette nouvelle sortie en salle ce mercredi 26 août, et revient sur son approche du cinéma, unique dans le paysage cinématographique français et international.

France Info Culture : Qu’est-ce qui vous a donné envie de remonter Irréversible dans l’ordre inverse de sa narration originale ?

Gaspar Noé : J’étais en train de monter mon nouveau film Lux Aeterna (sortie le 23 septembre, Ndlr) quand on m’a demandé de vérifier la remasterisation d’Irréversible pour sa sortie Blu-ray. J’ai récupéré le master étalonné (harmonie colorée du film, Ndlr), et avec l’aide technique de mes monteurs on a remonté le film à l’endroit (contrairement au montage initial qui part de la fin pour aller au début de l’histoire, Ndlr). Et c’est en voyant le film sous cette forme, initialement prévue en bonus pour le Blu-ray, que je me suis dit qu’il fallait le ressortir en salles. Le film marche vraiment bien sous cette forme, et ce ne pouvait pas être qu’un simple complément de programme, pour l’édition Blu-ray. Je ne m’attendais pas à ce résultat, aussi fort que l’original, tout en étant différent. Il est peut-être plus cruel dans sa nouvelle version, mais aussi plus empathique. Il est moins conceptuel.

Le film ressort dix-huit après l’original, 2002-2020, comme si on inversait les derniers chiffres, ça tombe bien pour ce remontage inversé (rire). Je me demandais si j’allais avoir une interdiction aux moins de 16 ans, comme à l’époque. Aujourd’hui, le film sort toujours interdit au moins de 16 ans, mais avec avertissement, ce qui veut dire que le film apparaît un peu plus violent qu’il y a 18 ans. Étonnant.

J’avais le souvenir lors de la projection d’Irréversible à Cannes en 2002, du premier plan aérien impressionnant du film, baigné de rouge, et je ne l’ai pas retrouvé dans la nouvelle version, pourquoi ?

Ce beau plan abstrait, et d’autres, servaient de lien entre différentes séquences. Ils fonctionnaient dans la version originale, mais pas dans la nouvelle. Je me suis aperçu qu’ils en cassaient la fluidité. Ce plan-là en particulier, arrivant à la fin, ralentissait la progression du film. Du coup, les quelques coupes que j’ai faites sont là pour coller au nouveau rythme global de l’histoire qui ne remonte plus en arrière, mais suit une structure plus traditionnelle, qui va du présent vers le futur. Il valait donc mieux que les séquences s’enchaînent sans temps morts et qu’elles s’accélèrent vers la fin. Si je gardais ces passages, ça ralentissait le film. J’ai dû couper quatre minutes en tout, mais pas un seul dialogue, ni une seule action.

Vous demandez beaucoup à vos acteurs et à vos spectateurs, vous êtes à mes yeux plus un cinéaste de la sensorialité, que de l’émotion, comment vous situez-vous entre les deux ?

J’aime bien les montagnes russes. J’aime me faire peur. Aller voir un film, c’est un peu aller dans les montagnes russes, ou un train fantôme. D’autres préfèrent une gondole à Venise, ce n’est pas mon cas. Mais j’ai mes limites aussi. J’ai eu une expérience de réalité virtuelle avec un casque que je n’ai pas supporté, j’ai trop eu le vertige devant un précipice virtuel en 3D et j’ai arrêté tout de suite. Il y a désormais des expériences dérivées du cinéma qui vont plus loin que le cinéma. Ça peut être terrorisant.

Je vous assimile en même temps à un cinéaste-peintre, vos films sont comme des toiles, quelles correspondances voyez-vous entre vos films et la peinture, voire la sculpture, puisque vos films sont aussi comme sculptés par la lumière ?

Mon père est peintre, d’ailleurs les tableaux qu’on voit dans le film sont ses toiles. Comme dans Enter the Void, j’aime les mettre dans le cadre. Je suis venu au cinéma par la peinture et la bande-dessinée, mais pas du tout par le théâtre ou la littérature. Je trouve que la bande-dessinée est beaucoup plus proche du cinéma. Je ne peux pas lire les pièces de théâtre, ça ne me tente pas.

Oui, mais aller voir une pièce ?

Je préfère lire une BD.

Tous vos films reposent sur des sujets et scénarios originaux, jamais d’adaptations. Quel est votre processus de création ?

Je suis un peu feignant. Une fois que j’ai l’idée, je cherche à monter le film et à le montrer aussi vite que possible. Je n’aime pas toute la partie solitaire de conception. Je préfère concevoir un film avec une caméra à la main qu’avec un stylo et du papier. Je suis loin d’être le seul, il y a plein de cinéastes qui tournent et montent et retournent et remontent. C’est une démarche plus proche du langage du cinéma, que d’arriver sur un plateau juste avec du texte écrit. Comme cela, on maximalise au mieux l’espace et ce qu’on peut faire avec une caméra.

C’est bien d’avoir une trame narrative solide, mais ce ne sont pas toujours les dialogues qui forgent l’essence d’un film. Il faut les soigner comme n’importe quel autre aspect du film, mais les couleurs et le papier-peint qui est derrière les acteurs est parfois plus important que les mots utilisés par les comédiens. Dans La Maman et la putain d’Eustache, je me délecte de chaque dialogue, mais c’est rare. La plupart du temps, les dialogues sont des balises qui servent à faire avancer la narration, et sont sans surprise.

Violence, sexe et drogue, se retrouvent dans tous vos films, avec toujours en fond de cour l’amour. Est-ce une déduction générationnelle, où un point de vue sur notre époque ?

L’amour apparaît chez tout un chacun quand on oublie son instinct de survie. Quand on entre dans un mode de vie qui s’en échappe. Dans tous rapports sexuels, il y a cet instinct de reproduction, mais il y a aussi une volonté de jouissance. Je ne suis pas matérialiste, mais je me sens mammifère, oui. J’ai une perception émotionnelle assez mammifère de l’existence, pas reptilienne.

Sinon, pour en revenir à l’empreinte générationnelle ou de l’époque, mon film Love parle de gens que j’ai côtoyés pendant longtemps, même si ce n’est pas du tout autobiographique. J’ai été et j’ai fréquenté des gens qui sont comme ceux qu’on voit dans le film. Ce n’est pas personnel, mais c’est comme une autobiographie de groupe. J’ai mélangé des histoires que m’ont raconté des amis avec des trucs qui me sont arrivés, j’additionne le tout, et avec ça je fais un film.

Pour Climax je me suis retrouvé à une soirée où quelqu’un avait mis un truc dans un verre, sans aller aussi loin que dans le film. Pour Enter the Void, oui, il m’est arrivé de balancer un gros paquet de marijuana dans les toilettes d’un bar quand des flics ont débarqué, et quand ils ont frappé à la porte, je pensais que ça allait finir comme dans Enter the Void. Il y a des moments de sa propre vie que l’on retrouve dans les films.

Quant à un lien avec l’époque actuelle, les drogues existent depuis la nuit des temps, et l’alcool est une drogue hyper-dure, il est souvent d’ailleurs à l’origine d’actes plus atroces que ce que peut provoquer l’excès de drogue. Oui, j’étais cinéphile et j’aimais faire la fête, et j’en retrouve certaines obsessions quand je fais un film. Mais elles transparaissent avec un autre langage. Comme un peintre essaie de nouvelles couleurs, fluo, doré, en relief… quel nouveau jouet je vais trouver pour faire autre chose.

Maintenant, les effets spéciaux numériques te permettent mille trucs devenus inoffensifs sur un plateau. Quand tu vois la fin d’Irréversible, c’est terrible, mais personne n’a été blessé et tous les comédiens riaient à la fin de la prise, en s’imaginant l’effet que ça allait faire en salle.

Vos films sont pour moi parmi les plus innovants. Et je pense à Abel Gance qui s’est attaché à innover dans le cinéma dès les années 1915-20, tant dans la narration que la technique, ce qui me rappelle votre approche du cinéma.

J’ai vu quelques films de Gance, pas encore la récente ressortie de La Roue. Je le trouve très ambitieux de vouloir faire des films d’artiste avec de gros moyens, comme Coppola avec Apocalypse Now ou Orson Welles avec Citizen Kane, comme s’ils voulaient à la fois avoir des gros jouets et réinventer le cinoche. Et en même temps, il y a un côté très, très enfantin dans les films de Gance que j’ai vus, qui sont parfois mal joués. La direction d’acteurs peut être très théâtrale. Mais il y a toujours des moments éblouissants, comme l’exploitation des trois écrans dans son Napoléon. Ce n’est pas un réalisateur qui a réussi à faire des films aussi parfaits que Kubrick ou Fritz Lang dans sa période allemande, ou Cooper et Schoedsack (King Kong, 1933, Ndlr), mais il reflète la volonté de se dépasser ou de dépasser le cinéma. Toutefois je me sens plus proche d’Un chien andalou de Bunuel et Dali, ou de L’Âge d’or de Bunuel, mais j’ai envie d’aller voir La Roue d’Abel Gance. Comme j’ai envie de me tourner vers le cinéma de Pabst que je connais assez mal, finalement.

Sinon pour Irréversible, j’ai pensé à la pièce de Pinter Trahison, qui raconte en sept actes, à rebours, en marche arrière, sept années de la détérioration d’un couple. Il a été adapté au cinéma, mais le film est introuvable. Je pensais intéressant d’adapter cette structure narrative. Je n’ai rien inventé. Love est aussi comme ça, sous forme de puzzle, avec des flash-back et flash forward qui ne respectent aucun ordre. C’est comme quand tu essaies de reformuler des souvenirs dans ton cerveau, ce n’est absolument pas chronologique, tu fais appel à une mémoire émotionnelle, par associations de prénoms, de visages, d’odeurs, ou de décors et ça se reconstruit.

Le titre Lux Aeterna, votre nouveau film qui sort le 23 septembre, provient d’un morceau de Ligeti qui figure dans 2001 de Kubrick, c’est volontaire ?

Non. Je voulais avant tout un titre en latin. Et comme il est beaucoup question dans le film de lumière et de religion, il m’est venu à l’esprit car je connaissais le morceau de Ligeti. En même temps, le compositeur du film Requiem For A Dream, Climt Mansell, a écrit un morceau qui s’appelle aussi Lux Aeterna. Mais effectivement, c’est aussi un hommage à 2001, puisque c’est la musique qui accompagne le trip final du film. C’est ma séquence préférée, une des meilleures séquences de toute l’histoire du cinéma, expérimental ou narratif. Il y a en effet dans mon film la volonté de s’y référer.

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