Que cache la manie de dégainer son smartphone dès que l’on se trouve seul, si ce n’est la hantise de l’isolement ? Ce réflexe en dit long sur les paradoxes d’une époque ultraconnectée.
C’est une queue de cinéma un soir en ville, un hall de gare où les horaires tardent à s’afficher, un quai de métro bondé le matin… Beaucoup de gens seuls y font le pied de grue, à attendre des amis, un(e) chéri(e), un train… Observez les acteurs – dont vous !- de ces petites scènes ordinaires. Tous sont penchés sur leur portable, apparemment absorbés par de fascinantes interactions avec des interlocuteurs mystérieux. Certes, dans les faits, les intéressés jouent souvent aux cartes virtuelles, mais peu importe ! Tous échappent à la honte suprême en cette première moitié du XXIe siècle : être pris en flagrant délit de solitude, même provisoire.
Colocation à rallonge
Les autres indices technos de cette hantise de sembler laissé-pour-compte ne manquent pas. Les différentes applis qui permettent aujourd’hui de ne pas déjeuner au bureau, en l’unique compagnie de son poke bowl devant un ordi, sont ainsi légion. «Never eat alone», clamait la première d’entre elles ! L’injonction est claire : les gens brillants ont toujours un déjeuner sur le feu. Et pas question d’être aperçu à la cantine en solitaire, livré à la déréliction existentielle…
Pour la philosophe Marie Robert, auteur des best-sellers Kant tu ne sais plus quoi faire il reste la philo et Descartes pour les jours de doute et autres philosophes inspirants (coédition Flammarion/Versilio), «les relations sociales sont elles aussi devenues des objets de consommation. Être jeune, beau et surtout bien entouré, c’est le triptyque injonctif de nos temps modernes. Derrière ce culte de la bande, il y a l’idée que l’on est intégré et adaptable. Être seul aujourd’hui, c’est vraiment être dysfonctionnel.»
Ultra pas moderne du tout, la solitude… L’autophobie, cette pathologie qui désigne la hantise morbide de l’isolement, est-elle devenue une vertu ? C’est à croire… La colocation, par exemple, se prolonge désormais bien après l’âge «étudiant fauché» : ils sont désormais 43 % d’actifs à aimer ce mode de vie (Sondage Observatoire 2019 de la colocation), et la motivation principale de 71 % d’entre eux est de rencontrer de nouvelles personnes, pas de faire des économies ! Avoir son indépendance n’est plus un fantasme, c’est même un repoussoir. Vivre comme d’éternels Friends, palabrant en groupe au milieu des plantes vertes et des miroirs en rotin, en revanche, voilà qui est cool ! Sauf si, bien sûr, on a entre-temps trouvé l’amour et la cohabitation en couple qui va désormais très vite de pair… En ce cas, on s’y accroche farouchement !
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Tribu trépidante
La psy américaine Elizabeth Lombardo, auteure à succès du rayon de développement personnel, note en effet la survenue d’un nouveau syndrome contemporain : c’est le FOBU (ou Fear of Breaking Up, peur panique de rompre), qui sonne le glas du bon vieil adage vintage «Mieux vaut être seul(e) que mal accompagné(e).» Pourquoi cette incapacité grandissante à affronter la solitude, personnellement et socialement ?
Selon Marie Robert, ce serait «pour ne pas entendre. Ne pas entendre le vertige qui nous saisit lorsque l’on pense ! Ne pas être seul, c’est ne pas avoir à négocier avec nos peurs, notre culpabilité et notre responsabilité. La solitude impose une posture de lucidité, la lumière crue. Ne dit-on pas « Ne reste pas seul » dans une période délicate ? Être seul est une épreuve métaphysique. Or, nous vivons une période si angoissante que beaucoup ne peuvent plus supporter cette épreuve. Et puis, la solitude n’est pas très instagrammable ! Sauf si on ajoute un plaid, un livre, un chat et un thé chaud !»
« Je te tague, je te like, je te reposte »
Tiens, Instagram, ça faisait longtemps ! Pour la philosophe, les réseaux sociaux jouent – comme toujours – parfaitement les catalyseurs dans cette sombre affaire : «Je te tague, je te like, je te reposte… Si je n’ai pas tout ça, c’est bien pire que de ne pas être invité au bal de promo ! Il y a toujours eu des gens populaires et d’autres solitaires, mais, ici, les données chiffrées viennent appuyer douloureusement là où ça fait mal.» C’est une chose d’être seul, c’en est une autre de se voir rappeler en permanence son insignifiance sociale… Y compris pour les couples, dont beaucoup se laissent aspirer par une vie de tribu trépidante – voyages, vacances, dîners rituels – et abondamment relayée !
L’enfer, ce ne serait donc plus les autres ? Et le groupe serait devenu une forme de nirvana enviable ? «Un purgatoire, plutôt ! analyse Marie Robert. Car cette hyperprésence du groupe n’est pas une pensée de l’altérité. Je ne pense pas l’autre quand je suis avec des tas d’autres… Or, il n’y a que l’autre qui peut répondre au gouffre qui nous habite et nous aider à dessiner nos contours. Ni groupe ni solitude, militons pour le tête-à-tête !» On ne saurait mieux dire…
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