Éducation, amitiés, travail… Comment le digital a pris la main sur nos vies

Avec la crise sanitaire, le numérique s’est radicalement et pleinement installé dans nos vies. Économie, éducation ou relations amicales : de nombreux domaines se sont hypertechnologisés et transformés. Plus que jamais, il est temps de s’interroger sur les usages et de réinventer ce monde virtuel.

Qui sait de quoi demain sera fait ? Dans un monde accéléré où les prédictions, à peine formulées, deviennent obsolètes, le futur n’a jamais été aussi peu prévisible… Les hypothèses et les spéculations filent bon train, les scénarios sur «le monde d’après» se multiplient. Dans ce contexte d’incertitude, une hypothèse semble pourtant faire l’unanimité : le confinement a accéléré à vitesse grand V la transformation digitale de nos vies, et le retour en arrière risque d’être difficile. La moitié de l’humanité a été assignée à résidence et notre seul moyen de garder un lien avec l’extérieur était notre connexion Internet : nos vies n’ont jamais été autant connectées, le monde virtuel si prégnant. Il est désormais moteur de notre économie. «Pour beaucoup, le télétravail et les études à distance sont devenus la norme grâce à des interfaces de collaboration toujours plus sophistiquées, comme Slack ou Klaxoon. D’autres services, comme Houseparty ou Zoom, ont vu leur utilisation exploser afin d’organiser des soirées virtuelles entre amis. Les géants du streaming (Netflix, Disney+) et du jeu vidéo multijoueur (Fortnite, League of Legends, Roblox) absorbent tant bien que mal une fréquentation spectaculaire de leurs plateformes. Certains ont fait du sport sur leur vélo connecté Peloton quand d’autres suivaient des cours de fitness sous forme de vidéo. Et presque tout le monde fait désormais ses courses en ligne», détaille Louis Morales-Chanard, directeur de la stratégie du groupe de communication Dentsu Aegis Network.

Lorsque nous serons totalement «déconfinés», fatigués des heures passées sur écran, lassés des FaceTime vidéos, des air kiss ,des réunions Skype, des notifications anxiogènes, des anniversaires virtuels, des liseuses Kindle et des concerts live sur Instagram avec du mauvais son, le réel reprendra-t-il ses droits ?

La virtualisation croissante de nos vies

Avec la crise sanitaire, le numérique s’est radicalement et pleinement installé dans nos vies.

L’isolement, qui est aujourd’hui notre lot quotidien, cristallise un état de fait : nos vies étaient déjà largement virtualisées. Sans forcément nous en rendre compte, nous passions une grande partie de notre quotidien au sein d’environnements virtuels. Cinq heures et sept minutes : en moyenne, c’est le temps que nous passions quotidiennement, en France, devant les écrans… avant le confinement. Et beaucoup d’entre nous consultaient déjà leur téléphone de manière compulsive, en moyenne toutes les trente secondes – soit tout de même la bagatelle de 2 600 fois par jour. Transformer notre apparence en ligne avec la réalité augmentée est devenu mainstream .Chacun peut embellir ou transformer son visage à coups de filtres, et sociabiliser avec sa version «avatarisée» : le «moi» virtuel devient le prolongement du «moi» réel, l’image devient existentielle. Autre illustration de la dématérialisation croissante de nos existences : la place que prend le jeu vidéo dans notre culture, cette forme d’entertainment que l’on consomme désormais de la même façon qu’une série ou qu’un film. «Le public du jeu vidéo n’est absolument pas celui qu’on imagine : l’âge moyen d’un joueur est de plus de 30 ans, et quasiment un joueur sur deux est une femme», précise Mohamed Megdoul, fondateur de la revue Immersion consacrée au gaming .

Il faut aussi compter sur «l’explosion des jeux vidéo multijoueurs comme “espaces tiers” où l’on se retrouve pour se divertir, à la manière d’un parc d’attractions, d’un centre commercial ou d’une salle de concert», explique Louis Morales-Chanard, citant l’exemple de Fortnite, qui a déjà accueilli des concerts (celui du DJ Marshmello a rassemblé 10 millions de personnes l’année dernière) et diffusé auprès de ses utilisateurs des bandes-annonces de films exclusives. «Longtemps fantasmé par les écrivains de science-fiction et les gamers, le metaverse, cet univers virtuel plus vrai que nature prolongeant le monde réel, semble chaque jour plus proche. Et il n’est pas nécessaire de porter un casque de réalité virtuelle sur la tête vingt-quatre heures sur vingt-quatre pour être déjà dans ce “monde d’après”», souligne Louis Morales-Chanard en expliquant qu’il suffit de passer d’une série en streaming à une story Instagram, d’un jeu vidéo à un service de livraison de repas à domicile, d’une conf call à une séance de sport connectée pour être déjà dans ce monde, le tout, bien sûr, sans franchir le pas de sa porte.

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Point d’inflexion vers le tout digital

«Alors que 3,2 millions de Français utilisent des enceintes connectées, on s’interroge : avons-nous fait entrer dans nos foyers des chevaux de Troie contre lesquels on ne peut désormais plus lutter ?, se demande Paul Mouginot, spécialiste en intelligence artificielle. Les développeurs et les experts en expérience utilisateur font preuve d’une imagination débordante pour nous garder captifs et faire en sorte que nous passions le plus de temps possible sur les plateformes numériques…» Telle la licorne de l’artiste numérique Jonathan Monaghan, qui d’abord séduite par le décor esthétique et attirant d’un monde virtuel, se retrouve finalement prise au piège, condamnée à répéter les mêmes actions dans un univers de plus en plus étriqué. Une métaphore pour l’artiste qui souligne que nous pourrions très bien quitter les réseaux sociaux et désactiver nos téléphones, mais qu’ils se révèlent trop addictifs et trop attrayants…

En vidéo, le cerveau des enfants accrocs aux écrans semble modifié

Et la crise sanitaire ne fait qu’accélérer cette emprise. «L’équilibre vie online/offline était jusqu’alors plus ou moins laissé à la discrétion de chacun. Beaucoup d’employés, de retraités, de travailleurs manuels, d’enfants étaient jusqu’alors peu exposés aux plateformes digitales ou peu contraints de les utiliser. Quasiment 100 % du public doit désormais basculer vers une dimension digital only, à la fois dans sa vie professionnelle, affective et culturelle», souligne Xavier Marie, chercheur en expérience utilisateur. Ce que l’on appelle le new normal sera-t-il éphémère, prendra-t-il fin lors du déconfinement ? «Le ver sera dans le fruit, toute la population aura été exposée longtemps à ces services, beaucoup vont devenir des pratiques régulières et permanentes : le e-learning pour les enfants, la télémédecine, le télétravail, la fin des réunions physiques régulières en entreprise», poursuit le spécialiste.

La mode Black Mirror

En 2015, précurseur, le directeur artistique Nicolas Ghesquière choisissait pour une campagne Louis Vuitton une héroïne du jeu Final Fantasy XIII, suscitant, à l’époque, de nombreuses interrogations sur notre rapport au virtuel et aux apparences. Depuis, la mode s’est largement dématérialisée : influenceurs digitaux à la Lil Miquela et Noonoouri, avatar-styliste Yoox Mirror, mannequins fictifs Balenciaga et Balmain, artistes numériques commissionnés par des marques, vêtements 100 % virtuels à consommer en ligne (signés Carlings ou The Fabricant… Ici encore, la crise sanitaire accélère le mouvement. Fin février, en raison de l’épidémie du Covid-19, Giorgio Armani a renoncé à présenter sa collection en public, faisant défiler les mannequins à huis clos et diffusant le show en streaming sur les réseaux sociaux. Un mois plus tard, la Fashion Week de Shanghai a eu lieu virtuellement, retransmise en direct sur Tmall, le portail star du géant de l’e-commerce chinois Alibaba, une première dans l’histoire de la mode. Et en France, le bureau de presse KCD a organisé début avril une journée portes ouvertes 100 % digitale sur Instagram pour présenter les collections automne-hiver 2020 de ses clients.

À la recherche d’un équilibre online/offline

Plutôt que de chercher à échapper à la technologie ou de raisonner de manière manichéenne (le digital, c’est mal ; la vie sans écran, c’est bien), ne vaut-il pas mieux apprendre à vivre avec elle de manière plus symbiotique ? «Il va devenir très important pour tout le monde de rechercher un équilibre online/offline », souligne Xavier Marie.
On s’interroge aussi sur la constitution de garde-fous. La problématique du déconfinement fait resurgir les angoisses. Une application pour géolocaliser les malades, suivre à la trace nos déplacements, enregistrer le résultat de nos tests… Oui, mais à quel prix ? Quid de nos libertés individuelles ? «Le tracking est déjà omniprésent depuis des années dans nos sociétés. Son utilisation par des régimes non démocratiques au nom de la sécurité sanitaire ouvre la voie à l’extension du contrôle personnel dans nos sociétés», précise le chercheur.

Autre élément d’inquiétude : l’impact environnemental de la technologie, dont on commence seulement à prendre conscience. En juillet 2019, un rapport publié par le think tank The Shift Project Climat – «L’insoutenable usage de la vidéo en ligne» – indique que le numérique est à l’origine de 4 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre et que sa consommation énergétique s’accroît de 9 % par an. «Je suis un passionné de technologies, d’algorithmes, et pourtant mon lieu de vie ne comporte quasiment aucun écran. Sans que cela soit dogmatique, mon foyer est le lieu de la lenteur, du silence, des livres, des matériaux, du stylo plume et du papier qui prend l’encre», confie Paul Mouginot, qui veille à «garder de l’analogique dans sa vie». Comme les experts de la Silicon Valley, qui limitent l’accès au numérique de leurs enfants ? Un bon averti en vaut deux.

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