Philippe Grandcolas : "Le Covid-19 révèle notre mauvais comportement vis-à-vis de la biodiversité"

Cet écologue fait le lien entre le Covid-19 et les dégâts que nous causons à l’environnement depuis des décennies et explique en quoi détruire la biodiversité augmente les risques d’épidémies. Selon lui, la crise du Coronavirus est le moment ou jamais de repenser notre façon d’habiter le monde. Pistes de réflexion.

Spécialiste de l’évolution des faunes, Philippe Grandcolas est directeur de recherche au CNRS et directeur de laboratoire au Muséum national d’histoire naturelle. Il établit un lien de cause à effet entre les bouleversements de l’environnement et l’émergence de pandémies comme celle du Covid-19, zoonose transmise par les animaux. Et nous explique en quoi détruire la biodiversité augmente les risques de ces maladies émergentes.

Madame Figaro. – La pandémie du Covid-19 paraissait inimaginable il y a peu. Que sait-on sur son origine ?
Philippe Grandcolas.
Inimaginable, pas tant que cela, hélas. Des chercheurs l’avaient prévu. En 2007, un article scientifique majeur sur l’épidémie de SRAS (syndrome respiratoire aigu sévère), coronavirus de 2002, décrivait déjà le scénario actuel. Sa conclusion frappe : «La présence d’un réservoir important de virus de type SRAS-CoV dans les chauves-souris rhinolophidae, combiné avec l’élevage pour la consommation de mammifères exotiques dans le sud de la Chine, est une bombe à retardement. » Une bombe qui semble avoir explosé en novembre avec le nouveau SRAS-CoV-2, le virus responsable du Covid-19.

Nous manquons encore de recul, mais une série d’hypothèses réalistes se dégagent. Ce virus ressemble fort aux coronavirus trouvés chez les chauves-souris en Chine. Et à une souche d’un coronavirus trouvé dans des pangolins importés en Chine, où leur chair et leurs écailles sont prisées. Ces deux virus se seraient «recombinés» (un mécanisme génétique naturel) et le virus résultant serait ainsi devenu capable de pénétrer dans les cellules humaines.

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Il ne suffit pas d’être en contact avec une chauve-souris pour devenir malade ?
Non, c’est bien plus compliqué. Les virus de chauve-souris auraient du mal à nous infecter. Pour qu’un virus passe des animaux aux humains, il faut le plus souvent qu’il évolue. En général, plus l’espèce animale est proche de nous, plus la transmission des pathogènes est possible. Les maladies de singes risquent plus d’être infectieuses pour nous que celles des chauves-souris, des reptiles ou des plantes, même si les bactéries de la coqueluche sont originaires du sol et des plantes.

Comme leur nom l’indique, les zoonoses nous viennent des animaux. Si un virus est adapté à une espèce dont les membranes cellulaires ont une composition en protéines similaire à la nôtre, il a, hélas, des chances d’infecter aussi l’humain. C’est peut-être le cas des pangolins, des mammifères qui ne sont pourtant pas proches des primates anthropoïdes. Ou des cochons : là aussi, les suidés ne sont pas parents des primates, mais ont pas mal de similitudes avec l’espèce humaine, au point que les tissus de porcs sont utilisés en biologie médicale. Il faut donc se représenter une sorte de système «clé-serrure», qui permet aux virus d’entrer dans nos cellules.

Les maladies infectieuses touchant les humains sont-elles pour la plupart issues des animaux ?
Oui, 60 % sont des zoonoses. Ebola nous vient des chauves-souris, avec probablement un passage par des primates. Le premier SRAS-CoV semble avoir été une recombinaison de virus de chauves-souris et de petits mammifères carnivores. Le MERS-CoV, apparu au Moyen-Orient en 2012, était une recombinaison entre virus de chauve-souris et de dromadaires. Le sida est aussi une zoonose : des humains ont été contaminés au contact de primates sauvages porteurs de VIH. D’autres maladies sont transmises par des vecteurs qui transportent un agent infectieux : par exemple, des moustiques transmettent les protozoaires causant le paludisme ou les virus Zika, issus des primates.

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Ces zoonoses ont-elles toujours existé ?
L’espèce humaine est victime de maladies depuis ses origines, comme tous les êtres vivants. Mais les zoonoses comme la rougeole, les oreillons, la variole ou les grippes ont été favorisées par la domestication animale, il y a des milliers d’années. Nos animaux domestiques et d’élevage peuvent servir de passerelles vers l’humain pour les pathogènes et les parasites hébergés dans les animaux sauvages. Les rats et les puces, qui vivent depuis longtemps près de nous, nous ont transmis la peste. Les zoonoses ne sont donc pas nouvelles, mais de plus en plus nombreuses. Il en était apparu une dizaine avant 1940, il y en a aujourd’hui presque une centaine. Une multiplication par dix en si peu de temps, c’est énorme.

Comment expliquer cette explosion ?
La principale raison est la déforestation dans les tropiques. Plus de 100 millions d’hectares de forêts ont disparu entre 1980 et 2000, pour faire paître du bétail, cultiver du soja ou de la canne à sucre, des palmiers à huile, etc. Dans ces forêts d’Afrique, d’Amérique ou d’Asie, on a créé des milieux naturels perturbés, morcelés en une sorte de patchwork, dans lesquels se trouvent des populations animales elles aussi morcelées, souvent déséquilibrées ou en mauvais état sanitaire. Ces animaux réservoirs de pathogènes et de parasites sont en promiscuité avec les villages installés en lisière ou au milieu de ce patchwork. L’humain se trouve donc au contact d’animaux habituellement cantonnés aux milieux dans lesquels il est absent ou en petites populations isolées.

Des animaux domestiques sont élevés sur place; la viande de brousse chassée dans la forêt alimente les marchés locaux ou ceux des grandes villes. Cela multiplie les risques d’apparition de nouvelles maladies infectieuses, qui peuvent vite devenir épidémiques avec les échanges liés à la mondialisation. Destruction des habitats naturels et de la biodiversité, trafic d’espèces sauvages, intensification des élevages et mondialisation sont donc les ingrédients d’un cocktail détonant. Certains appellent cela un «réacteur à maladies».

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Ce processus peut-il aussi avoir lieu dans nos pays tempérés ?
Oui. En Europe, certaines maladies subsistent à cause d’une mauvaise gestion de la nature. C’est le cas de la maladie de Lyme, dont l’agent infectieux est une bactérie transmise par une tique à partir de réservoirs rongeurs et cervidés. Ces derniers pullulent faute de prédateurs, par exemple les renards. En France, on tue chaque année jusqu’à un million de renards, considérés comme nuisibles… et la maladie de Lyme perdure.

Certains pourraient préconiser d’exterminer rongeurs, chauves-souris ou pangolins pour faire disparaître les risques…
Ce serait naïf et très dangereux. On n’arriverait pas à éradiquer tous les rongeurs ou toutes les chauves-souris, qui se comptent par milliers d’espèces. Et il y aurait des effets en cascade, car ces animaux ont un rôle écologique. De nombreuses espèces de chauves-souris sont insectivores ou pollinisatrices. On peut être heureux, le soir en été, de les voir manger les moustiques ! D’autres animaux transportent des graines ou servent de nourriture à des prédateurs. Tout ce petit monde vit en interrelation.

Plus de faune dans la forêt, et trois quarts des espèces de plantes disparaissent, avec in fine, plus de sol ni de climat local acceptable. La diversité du vivant, ou biodiversité, est cruciale : elle nous fournit eau, nourriture, sol, climat, et mille autres services. Pour ne citer que l’alimentation, elle permet de polliniser nos cultures, de réguler les populations de nos ennemis (prenez l’exemple des coccinelles et des pucerons), et elle est un réservoir de variétés domesticables.

Ne conserver que quelques variétés de blé, de colza ou de maïs est risqué et absurde. Idem pour les élevages intensifs, qui manquent de diversité génétique et concentrent des milliers de bêtes, offrant d’incroyables possibilités de développement d’épidémies. Plutôt que de vouloir éradiquer des espèces, il faut rechercher un équilibre, même s’il ne sera jamais parfait : même avec des renards, il y aura toujours des rongeurs porteurs de la maladie de Lyme, mais moins qu’aujourd’hui.

Que faire pour limiter le nombre de nouvelles épidémies ?

Mieux connaître la biodiversité pour mieux comprendre les dynamiques épidémiologiques. La science ne connaît que deux millions d’espèces (animaux, plantes ou micro-organismes), on estime que c’est à peine 20 % du vivant ! Dans le monde, il y a plus d’un millier d’espèces de chauves-souris et plus de 5000 coronavirus, dont au moins 500 dans des chauves-souris. Il en reste beaucoup à découvrir. Les connaître, c’est pouvoir prévenir leur action.

Il faut aussi cesser de grignoter les milieux naturels, favoriser leur mise en réserve là où ils restent intacts. C’est un enjeu considérable, international, qui sera difficile à mettre en œuvre. Et puis, arrêtons de créer des circuits alimentaires farfelus, irresponsables. D’importer des espèces exotiques. De nourrir les animaux d’élevage n’importe comment : donner des farines animales à des bovins a «créé» la maladie de la vache folle.

Mieux vaut aussi éviter de manger de la viande crue si on ignore son origine. Éviter celle provenant d’élevages intensifs. Et favoriser les circuits courts : tout le monde y gagne, y compris les agriculteurs. Nourrir des bovins français avec du soja brésilien incite à la déforestation en Amazonie, mettant en contact les humains avec des réservoirs animaux, avec les conséquences que j’ai décrites. Et c’est absurde, car nous avons de quoi les nourrir en France.

Cette crise est un avertissement et peut donc être salutaire ?
Elle agit en tout cas comme un révélateur de la crise environnementale, qui atteint un point de bascule. Les incendies monstres en Australie, qui ont détruit 10 millions d’hectares de forêts tropicales humides cet hiver comme si c’était des savanes arides, ont montré l’ampleur de la crise climatique. Le Covid-19 révèle une autre facette, liée cette fois à notre mauvais comportement vis-à-vis de la biodiversité.

On se rend compte que les conséquences sont dramatiques, que personne n’est à l’abri. Nous devons donc adopter d’urgence une autre relation à la biodiversité. Comprendre que nous jouons avec nos vies, que nous nous mettons doublement en danger en la maltraitant : nous «créons» des maladies émergentes et détruisons les équilibres naturels dont nous bénéficions. C’est hélas encore perçu comme une lubie, un discours d’«écolo bobo» : on confond là écologie scientifique et écologie politique. J’alerte en tant que scientifique, je n’ai pas le droit de me taire. J’espère qu’au-delà des drames humains actuels, le Covid-19 provoquera cette prise de conscience.

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