"Le soleil resplendit après la tempête chez Vivaldi, une belle métaphore par les temps qui courent" : les notes d’espoir de la violoncelliste Ophélie Gaillard

La violoncelliste franco-suisse Ophélie Gaillard poursuit depuis plusieurs années avec l’exigence qu’on lui connaît un chemin très personnel à travers le répertoire, notamment baroque. Aujourd’hui, son archer s’est arrêté, dans sa quête des origines de son instrument, un Goffriller de 1733, à Venise, sur les traces de Vivaldi. Confinement oblige, nous avons eu Ophélie Gaillard au téléphone pour évoquer la sortie de son disque Vivaldi. I colori dell’ombra (Vivaldi, les couleurs de l’ombre), chez Aparté, mais pas seulement.

Franceinfo Culture : Comment vivez-vous cette période si particulière du confinement comme musicienne ?
L’énorme différence par rapport à la vie normale, c’est que je suis à la maison tout le temps, plutôt qu’en déplacement ! Mais j’ai la chance d’habiter près de Genève et le contexte de la nature change la donne. C’est très étrange : je me sens à la fois en apensanteur, et j’essaie de trouver un rythme de vie concrète avec deux jeunes enfants. Je passe plus de temps avec eux, ce qui est assez exceptionnel. Sur le plan musical, j’essaie d’en profiter pour faire du travail en profondeur que j’ai rarement le temps de faire : donc travailler de nouvelles œuvres, en approfondir d’autres, faire des recherches, par exemple hier j’ai réimprovisé les cadences de concertos que je joue… C’est à la fois assez intéressant et enrichissant comme opportunité, ça pose plein de questions qui sont tellement proches de notre quotidien…

Quelles questions ?
Le travail sur l’espace, sur l’imaginaire, sur le temps qui s’installe à un tout autre rythme… En même temps, j’essaie de partager ce que je peux de positif. De semer quelques graines de musique sur la toile au gré des journées, ne serait-ce que pour le personnel soignant, pour tous les gens qui sont sur le front en ce moment, dont des gens de ma famille. Par rapport à eux, je me sens très privilégiée. J’essaie de leur apporter ce que je transmets quand je donne des concerts, de façon plus directe. En plus c’est très particulier parce qu’il y a cette sortie de disque qui est… du coup, complètement sur la toile et sans accroche physique réelle ! Je me dis que c’est une autre façon pour la musique de voyager. On redécouvre un peu l’épiphanie de quelques notes égrenées sur un post facebook ou dans un échange de conversation skype avec des proches. J’ai l’impression que ça aide humainement, psychologiquement.

Vous postez de la musique régulièrement ?
Je poste tous les jours sur facebook une vidéo, un message, quelque chose. En espérant qu’on ne tombe pas dans un registre narcissique, mais ce n’est pas le but. Le but c’est d’être inventif pour créer du lien social, affectif, qui est l’essentiel de notre métier.

Quand quelqu’un regarde par exemple un prélude de Bach sur internet, ça le « connecte » (même si je n’aime pas ce terme) à son intériorité, donc le fait de partager cela sur la toile peut aider à se retrouver dans une intériorité qui parfois nous fait défaut dans le tourbillon de la vie normale. Pour moi, tout ça pose des questions essentielles sur le pourquoi on fait ce métier, pourquoi on est au milieu de ce vivant, si fragiles, tous collectivement et individuellement, malgré le sentiment de « superpuissance » de l’humain et malgré toute la technologie augmentée que nous connaissons. Et néanmoins, si on va s’en sortir c’est aussi parce que collectivement on prend à bras le corps cette possibilité de connexion qu’on a avec les autres à travers la toile. Il y a une dernière dimension, pour moi essentielle, mon rendez-vous quotidien d’enseignement à la Haute école de musique de Genève, que je poursuis par skype et d’autres plateformes même si évidemment cela ne vaut pas l’expérience d’un cours partagé de visu.

YouTube/Aparté
Parlons de votre disque, Vivaldi. I colori dell’ombra (en français, « les couleurs de l’ombre »), chez Aparté, consacré aux concertos pour violoncelle de Vivaldi. On a le sentiment, en lisant notamment votre texte qui l’accompagne, qu’il s’agit d’une déclaration d’amour à votre instrument…
C’est surtout que Vivaldi a consacré un nombre incroyable de concertos au violoncelle, plus qu’à tout autre instrument à part le violon !

Alors que lui-même n’était pas violoncelliste…
Je crois même qu’il ne jouait pas du tout du violoncelle… Mais quand il s’empare de cet instrument, il a une écriture, un langage qui est très différent des autres concertos, pour violon, pour flûte, ou d’autres instruments. Et il a une façon de saisir toute la complexité de l’humain, de la voix humaine dans tous ses registres, puisqu’il utilise tous les registres du violoncelle. C’est une façon touchante de comprendre l’instrument…. et l’âme humaine en quelque sorte.

De quelle manière ?
Il y a des mouvements lents qui sont extrêmement touchants, très proches de ces airs d’opéra qu’il affectionnait. On sent vraiment l’influence de la voix des chanteuses qu’il aimait, ces divas avec lesquelles il travaillait. Il y a une dimension spirituelle profonde, très simple et immédiate dans le propos, dans les mouvements lents bien sûr, mais aussi dans les airs avec violoncelle concertant. Et puis il y a évidemment la dimension virtuose de fougue, d’énergie, de déferlement rythmique qui est tellement agréable à partager avec un groupe de musiciens comme Pulcinella (la formation créée par Ophélie Gaillard, NDLR).

La pochette du disque d’Ophélie Gaillard, « Vivaldi. I colori dell’ombra ». (APARTE)

Une autre chose saute aux oreilles, c’est la gravité qu’impose le violoncelle, même là où on ne l’attend pas. Par exemple dans le mouvement « allegro non molto » du très beau Concerto pour violoncelle piccolo en si mineur RV 424…
Oui cette gravité concrètement est donnée par des moyens très simples, beaucoup de ses concertos sont dans des tonalités mineures, assez sombres. Et c’est pour ça qu’on a l’impression qu’il a saisi toute la profondeur de l’instrument. Il utilise évidemment beaucoup les graves, le violoncelle est parfois presque intégré à la basse, et en même temps il s’échappe dans les registres très aigus. On a donc toute l’étendue. Mais la gravité n’est pas que dans le sens sonore. Comme vous le disiez, il y a une profondeur du propos. Et j’ai l’impression que par ces concertos pour violoncelle, on découvre un autre visage de ce personnage du « prêtre roux » (surnom donné à Vivaldi) qui est tellement complexe et qu’on a souvent réduit soit à la figure d’impresario pour chanteuses hystériques, soit à celle d’un virtuose du violon un peu superficiel parfois. Et en fait non, il y a une vraie complexité du personnage et une évidente force émotionnelle qui vient de la présence du sacré dans sa vie. Moi je trouve que c’est évident même dans les mouvements lents, qui ne sont pas pourtant de la musique sacrée.

La ville de Venise est omniprésente dans les pièces de ce disque, vous y faites référence dans votre texte. Elle est indissociable de la période historique d’écriture, la première moitié du 18e siècle…
C’est une sorte de parfaite correspondance entre trois éléments : la lutherie vénitienne qui vit ses heures de gloire, d’abord. Et je joue sur un instrument vénitien de cette époque-là, un Goffriller : sans doute a-t-il même été joué par des pensionnaires de la Pietà (l’hospice où enseignait Vivaldi, NDLR), c’est possible. Donc gravité dans le vernis, qualité du bois, profondeur des basses (on a l’impression qu’il y a presque un registre de contrebasse en même temps que de violoncelle…). Ensuite un lieu, Venise. Et enfin un compositeur, Vivaldi.

Tout cela crée une atmosphère…
On a à la fois le rythme, les couleurs, les timbres, l’intensité, les changements très brusques de caractère : une versatilité toute vénitienne qu’on retrouve aussi dans la commedia dell’arte, encore en vogue en ce début du 18e siècle. Et il y a ce goût pour le travestissement, l’effervescence de la fête, le carnaval… mais aussi une ville totalement secrète. Et je trouve qu’on goûte à ces saveurs-là quand on joue par exemple, le Concerto en si mineur, ou même le Concerto 405.

On vous sait sensible aux autres arts, à commencer par la danse. Pour ce disque, c’est la littérature et la peinture qui semblent vous avoir particulièrement influencée…
Oui complètement. Venise c’est une sorte de caméléon : la Venise de Vivaldi et de Véronèse n’est pas du tout la Venise de Thomas Mann ou de Wagner. J’aime cette pluralité. Mon approche de Vivaldi est très influencée par la peinture : quand on est dans un allegro d’un concerto, on a l’impression de danser, de virevolter, d’être en totale liberté par rapport à la pesanteur, une expérience très proche de ce qu’on ressent en regardant un plafond et des fresques murales de Véronèse. C’est une immersion totale.

Evoquons pour terminer deux pièces singulières de ce disque : le concerto Per Teresa (RV 788) « reconstitué », et une pièce vocale, interprétée par Lucile Richardot, Sovvente il sole.
L’air avec Lucile, Sovvente il sole, est très représentatif : il dit dans le texte ce qu’on a eu envie d’exprimer par le violoncelle. C’est-à-dire que le soleil n’est jamais aussi beau que quand il a été caché par les nuages et il resplendit après la tempête. Par les temps qui courent, c’est une belle métaphore de l’épreuve à traverser qui permettra de redécouvrir la beauté du monde. Le 788 me touche aussi parce que c’est un jeu de pistes. On ne sait pas grand-chose de cette Teresa qui était une des très brillantes élèves violoncellistes de Vivaldi, mais on sait qu’il lui a dédié. Olivier Fourés, le musicologue avec lequel j’ai travaillé, a trouvé uniquement cette ligne d’alto qu’elle avait gardé dans ses carnets, du mouvement lent du concerto 788. Et à partir de cette ligne-là on a fait un travail de reconstitution de ce qu’a pu être ce concerto. On l’a même inséré dans une cadence qui appartient à un autre concerto pour violon, lui aussi inédit, qu’on a inséré à la fin de ce mouvement. C’est passionnant : rien qu’avec cette ligne, on arrive à recréer un monde. Je trouve que l’expérience est un peu hardie, osée, mais fantastiquement enrichissante !

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