« L’Ancre Noire », épisode 1 de notre feuilleton littéraire

La chair est triste, hélas ! Et vous avez lu tous les livres. Nous avons peut-être une solution pour vous. En partenariat avec Rocambole, l’appli pour lire autrement, nous vous proposons chaque jour à 17 heures un nouvel épisode du feuilleton littéraire L’Ancre Noire de Tina Bartoli. On laisse à Mallarmé le soin de lancer l’aventure :

Je partirai ! Steamer balançant ta mâture,
Lève l’ancre (Noire) pour une exotique nature !

Résumé des épisodes précédents : c’est le premier, pas de panique… Vous n’avez rien raté.

EPISODE 1 – Working Girl Blues

« Il y a en moi un lieu où je vis toute seule. C’est là que se renouvellent les sources qui ne se tarissent jamais. » – Pearl Buck

Je travaille trop. Bien trop. Sans cesse sur les routes, entre deux trains, deux avions. Je passe mes coups de fils au volant, je prépare mes présentations sur la tablette tremblante d’un TGV, je les peaufine seule le soir dans le lit impersonnel d’une chambre d’hôtel. Je rêve mes discours pendant mes cinq heures de sommeil réglementaires. Au réveil, je me jette sur mon ordinateur pour les graver ailleurs que dans ma mémoire. Lorsque j’ai monté ma boîte de consultant en management des organisations voilà dix ans, je ne m’attendais pas à un tel succès. Mon positionnement concret mais original dans le monde foisonnant du consulting, ajouté à un carnet d’adresses restreint mais efficace m’ont mis le pied à l’étrier. Une pincée de chance m’a aussi permis de prendre confiance en mon projet, en moi.

Alors je me suis mise à monter mes interventions comme des shows. C’est à partir de là que tout s’est accéléré : mon concept a explosé, et moi avec. Je me suis mise à courir derrière mon agenda, tyrannisée par les heures de la journée qui défilent, les nuits trop courtes. J’ai bien essayé d’embaucher pour me soulager, mais contrairement à ce que j’enseigne à mes groupies, j’ai un grave défaut : je ne sais pas déléguer. Je suis tellement exigeante avec moi-même que je ne tolère pas la moindre faiblesse chez l’autre. Et puis qui mieux que moi pour galvaniser ces meutes de cadres sup qui se prennent pour l’élite, alors qu’ils ne sont qu’un troupeau de moutons qui ne demande qu’à suivre un berger ? Je suis le meilleur des bergers : pour cette raison, on ne demande que moi. Alors aucun des jeunes premiers que j’ai essayé d’embaucher n’a tenu plus de six mois.

Seule ma fidèle assistante, Josette a su résister. C’est une tape-dur, la Josette, mais c’est ma perle précieuse. Vieille fille, elle ne compte pas ses heures et, sans son appui, jamais je n’aurais pu défier les lois du temps comme je l’ai fait. Personne ne peut comme elle m’aplanir le terrain, en retirer tous les cailloux pour que je puisse passer tel un ouragan. Une telle proximité professionnelle frise l’intimité. Elle seule est capable de me tenir tête et c’est peut-être pour cette raison que nous sommes devenues amies.

Mais voilà, depuis quelque temps, une idée lancinante me taraude. Ça ne se voit pas, le show continue. Personne ne le sait, pas même Josette. C’est mon secret personnel, bien gardé, insoupçonnable. La vérité est que je suis fatiguée, épuisée de faire le clown pour ces bandes de nigauds qui sont si contents d’eux alors qu’ils ne servent à rien. Ce ne sont pas eux qui produisent la richesse, ce sont ceux qui sont situés en dessous dans l’organigramme. Quel que soit le secteur d’activité de leur entreprise, quelle que soit son organisation, sa taille, c’est une règle immuable. Et croyez-moi, je sais de quoi je parle, c’est mon métier de disséquer leurs modes de fonctionnement : on paye à prix d’or ceux qui paradent en costard cravate alors que le plus petit salaire va à celui qui fait tourner la boîte. Je le sais depuis longtemps mais j’arrivais jusqu’alors à en faire abstraction. Manque de bol, j’ai construit toute ma carrière en misant sur les premiers. Mais aujourd’hui leur morgue m’insupporte et je n’arrive pas à me réconcilier avec cette faune arrogante.

Je voudrais que ça s’arrête. Je voudrais me poser. M’asseoir sur la pelouse d’un jardin et écouter le chant du vent dans les feuilles, le cri des hirondelles dans le ciel, l’incessant piétinement des fourmis laborieuses. Je voudrais boire un thé sous une véranda et compter les gouttes de pluie qui s’écrasent contre les vitres, me noyer dans le ciel noir de l’orage, me réchauffer devant un feu de cheminée. Je voudrais du temps, je voudrais de l’exil, je voudrais rentrer chez moi, en moi, dans cet endroit amical et doux que j’ai oublié depuis longtemps. Et puis surtout, je voudrais écrire. C’est mon rêve d’enfant. Dès que j’ai su lire couramment, j’ai dévoré tous les ouvrages qui me passaient sous la main. Dès que j’ai pu écrire avec fluidité, je l’ai fait. C’étaient, je me souviens, de petites scénettes naïves, puis des contes. A l’adolescence, je remplissais des carnets entiers de nouvelles tantôt, drôles, tantôt dramatiques, romantiques, sanglantes ou fantastiques. Les rédactions scolaires étaient pour moi des jeux d’enfant, à tel point que j’avais fini par monnayer mon talent auprès de mes camarades : cinq francs pour un écrit commandé une semaine avant de le rendre, 10 francs pour une production en 72 heures, 15 francs lorsque c’était la veille pour le lendemain. J’avais mes clients fidèles, aussi avais-je inventé un style pour chacun d’entre eux, fautes d’orthographes et de syntaxe comprises. Si bien que nos professeurs de français n’ont jamais su que la moitié des rédactions de leur classe n’avait qu’un seul auteur. Un jour, j’ai pris conscience que le monde de l’édition était sans pitié : beaucoup de candidats et de piston, peu d’élus et d’histoires vraies. Aussi par peur d’y perdre mes illusions, n’ai-je jamais rien tenté dans cette direction. Et puis est arrivé le temps des bringues, des études, de l’entrée dans la vie active, des succès professionnels. Maintenant que la machine est lancée, comment l’arrêter ?

Un matin, alors que j’attendais mon embarquement sur un vol pour Bruxelles et que je patientais en consultant mon Instagram, mon attention fut attirée par une publication de L’Ancre Noire. Je suis abonnée au compte de cette maison d’édition car j’ai beaucoup d’admiration pour les écrits de son directeur : Jean De Saint Geores. Bien au-delà d’un modèle, cet homme a toujours été pour moi un monstre sacré (et consacré au regard des prix littéraires que n’ont pas manqué de remporter chacun de ses ouvrages, mais là n’est pas pour moi le plus important). Au-delà de ces récompenses, son écriture rythmée, son style poétique, ses intrigues efficaces m’ont toujours émue. Sa capacité à se réinventer dans chacun de ses livres m’impressionne au plus haut point. J’ai lu avec délectation toute son œuvre et je prends plaisir à oublier savamment chacune de ses histoires pour mieux les redécouvrir ensuite patinées par le temps, pour les déguster quelques années plus tard, comme si c’était la première fois. Arrivé au sommet, il a créé sa propre maison d’édition pour promouvoir son travail, mais aussi pour faire émerger quelques nouvelles plumes talentueuses.

Et ce matin, la maison L’Ancre Noire faisait savoir qu’elle organisait un concours littéraire dont le gagnant remporterait trois semaines de coaching par Jean De Saint Geores, en immersion totale dans sa maison privée située quelque part dans les Vosges, en vue de l’édition d’un premier roman. Il fallait pour cela produire une nouvelle. A la lecture de cette information, je sentis quelque chose dans mon ventre se décrocher, comme si une bête déchaînée poussait les parois pour en sortir.

Au même moment la voix nasillarde d’une hôtesse crachota dans les haut-parleurs que les passagers à destination de Bruxelles étaient priés de se présenter pour un embarquement immédiat. Sonnée, je me levai d’un bond et c’est tremblante que je présentai mes documents de voyage au steward.

Impossible ce jour-là de penser à autre chose qu’à ce concours. Plus les heures passaient, plus je vivais cette information comme une évidence, un appel du destin, le point de départ de ma vraie vie. Une fois mon show terminé, je me précipitai vers l’hôtel et, sans même me débarrasser de mon tailleur de working girl, je commençai fébrilement l’écriture de mon texte. Au petit matin, j’appuyai enfin sur la touche « envoi » du mail destiné à L’Ancre Noire. Ce message contenait tout l’espoir, depuis si longtemps refoulé, d’être lue et appréciée.

Puis vint le temps de l’attente. Jusqu’au jour où Josette me déclara placidement :
– T’as reçu un appel d’un type bizarre. La communication était de mauvaise qualité, il devait appeler de son portable en conduisant. J’ai pas tout bien compris, alors je l’ai envoyé balader. Il dit qu’il s’appelle L’Ancre Noire. Tu crois qu’il faut prévenir les flics ?
(…)

Découvrez le prochain épisode ici même le 25 mars à 17 h ou sur l’appli Rocambole pour
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