Mi-sagesse, mi-déconne : voilà la recette de la relation complice et fusionnelle qui les lie à leur grand-mère. Qu’elles aient 16, 25 ou 33 ans, elles ne se séparent jamais de celles qu’elles surnomment leur "meilleure amie". Témoignages croisés.
C’est bon ? Vous êtes toutes les deux en place ? Ça tourne. On croyait enregistrer là une série de vidéos sur le sens des prénoms. C’était notre sujet de départ. Sont-ils des purs produits générationnels ? Pour tenter d’y répondre, il fallait croiser les générations. Interroger, ensemble, des grands-mères avec leurs petites filles respectives, avions-nous pensé. Aux premières questions, les grands-mères glissent leurs doigts ridés – mais manucurés – dans ceux de leurs petites-filles. Christiane cherche la main de Justine, Julia celle de Frankie. Elles ne la lâcheront pas toute l’interview durant. Leur complicité crève l’écran. Le thème initial – celui des prénoms – passe immédiatement au second plan. Elles et leurs échanges complices à en oublier les caméras : voilà notre sujet.
Binômes fusionnels
Premier binôme : Frankie et Julia, qui rient aux éclats. Fort et longtemps, il va peut-être falloir couper. Dans leur bulle, elles sont belles de complicité. Julia, impeccable dans son ensemble prune ce jour-là, a l’habitude d’être filmée : sa petite-fille a fait d’elle une star d’Instagram et partage avec ses abonnés les fulgurances hilarantes de sa « mamie d’amour » de 93 ans.
Ne pas s’y méprendre : ce n’est pas un rire moqueur. Frankie a le regard subjugué d’admiration et de tendresse pour sa grand-mère. Silencieuse, elle boit ses paroles dès lors que Julia se raconte. De son avant-bras tatoué de son matricule de déportée, elle serre fort sa petite fille. Puis lui parle de sa jeunesse au camp d’Auschwitz, sans tabou ni pesanteur.
« Au camp tu n’avais plus d’identité. Est-ce que ton prénom est d’autant plus important pour toi aujourd’hui ? » demande Frankie à sa grand-mère, puisque le débat tourne autour du sens des prénoms. « Personne n’avait d’identité. Ils nous appelaient soit en allemand, soit en polonais, mais par les numéros ! C’est à dire czterdziesci szesc tysiecy szescset czterdziesci piec. » « Ça veut dire ? », interroge la petite fille. « 46.546. », traduit la grand-mère. Frankie, du tac au tac : « Oui ben je préfère Julia comme prénom ! » Les revoilà bidonnées.
Le drame mentionné au détour de chaque conversation, qu’importe le thème, et puis le rire, à nouveau. Pas question de laisser la cicatrice du souvenir encore violacé plomber la joie d’un instant à deux. Est question, en revanche, de transmission : telle est la mission d’un grand-parent selon la psychanalyste spécialisée de l’enfance Etty Buzyn, aussi huit fois grand-mère.
La transmission, ce peut être ce deuxième prénom inscrit sur la carte d’identité. Comme un rappel, une interrogation ouverte sur l’histoire familiale. Noa, 16 ans, cuisine sa grand-mère : « Est-ce que ça te ferait plaisir que je donne ton prénom à ma future fille ? » Marie-Claire acquiesce d’un « Oh oui… », qu’elle répète plusieurs fois jusqu’à avoir le regard embué d’émotion. Instant suspendu. Les deux complices se regardent longuement en s’attrapant les mains. Là encore, les caméras sont ignorées par les interviewées et le sujet premier, terni par la puissance du lien.
Un besoin constant de se dire qu’elles s’aiment
La transmission, ce peut, aussi, être une émotion, un goût. « C’est avec ma grand-mère Suzy que je me suis cultivée, que j’ai découvert Paris, traversé le Sud en vélo. Avec elle, aussi, que j’ai connu les impressionnistes, les cubistes, grâce à elle que j’aime la musique classique, les ballets de danse », énumère Shirel, 20 ans. Un instant plus tard, alors qu’elle n’a pas entendu la confidence de sa petite-fille, la grand-mère de 73 ans accorde son violon : « Nous avons les mêmes goûts pour les musées d’art et nous sommes toutes les deux sportives. »
Ce qui les lie indéfectiblement ? Leur date de naissance, pour Suzy, née le 17 décembre, alors que Shirel a vu le jour un 18. « Elle me rappelle chaque fois que je suis le plus beau cadeau d’anniversaire qu’elle n’ait eue », s’émeut Shirel. Au même moment : « Elle est arrivée pour mon anniversaire. C’est tout un symbole qui nous unit », jure la grand-mère, comme connectée à distance.
Souvent, les grands-parents réalisent avec leurs petits-enfants ce qu’ils n’avaient pas pu avec leurs enfants, quand ils étaient préoccupés, par leur carrière par exemple. C’est une façon de rattraper le temps manqué.
Cet amour abondant, les deux femmes ont besoin de l’exprimer, de se l’exprimer. Par des poèmes ou des « Je t’aime » qui ponctuent leur moindre échange. Sous les trois dernières photos de Shirel postées sur Facebook : « Mon amour », « Mon trésor » et « Belle, gentille et pas bête ! », laissés en commentaires par la grand-mère émerveillée. En réaction à une critique cinéma rédigée par la jeune cinéphile sur le même réseau social, Suzy répond longuement, presque de manière épistolaire : « Mon amour, les générations qui nous séparent témoignent de nos divergences à l’égard de ce film, car même si je te rejoins sur certains points, la violence de certaines scènes, sanguinolentes de surcroît, ont pris le dessus, mais j’étais ravie à la fin. Je t’aime, je t’aime, je t’aime. »
Aussi démonstrative, Shirel prend à son tour sa plus belle plume : « Je suis si fière de lui ressembler, elle avec sa franchise, sa droiture, son humour, son grain de folie, sa vivacité d’esprit, son énergie, son dynamisme, sa curiosité et sa capacité à se sacrifier pour ceux qu’elle aime. »
Une parenthèse heureuse
Est-ce cela que nous attendons de nos grands-parents ? Un plaisir simple et réciproque ? La psychanalyste Etty Buzyn répond par l’affirmative. « Ces moments à deux doivent finalement être une joie partagée, une parenthèse agréable, et surtout sans jugement, jugement qui leur « mettrait la pression », comme disent les petits-enfants. »
Les tâches pénibles sont alors laissées aux parents, avec qui les rapports peuvent à ces âges de la jeunesse être plus tendus : « Les grands-parents leur laissent le « hard ». C’est forcément plus souple pour eux, qui ne s’occupent que des plaisirs, développe Etty Buzyn. Ils sont plus compréhensifs, plus permissifs, plus indulgents. » Et d’analyser : « Souvent, ils réalisent ainsi avec leurs petits-enfants ce qu’ils n’avaient pas pu avec leurs enfants, quand ils étaient préoccupés, par leur carrière par exemple. C’est une façon de rattraper le temps manqué. »
L’amie sage
Shirel et Suzy programment sorties shopping, expos, et soirées restaurants : tout comme des copines. « Elle est ma meilleure amie depuis ma naissance, mon partenaire en toute circonstance. Avec son recul sur la vie, elle sait exactement quoi me conseiller, qu’importe l’épreuve », s’emballe la vingtenaire.
Je lui confie tout, surtout le moins glorieux, et lui demande de ne rien répéter aux parents. Avec elle, tout est plus simple.
« Je l’appelle et nous épiloguons longuement sur un film à l’affiche, un clash dans l’émission de la veille, relate à son tour Louise, 28 ans*. Puis nous dévions sur nos amours, je lui confie tout, surtout le moins glorieux, et lui demande de ne rien répéter aux parents. Avec elle, tout est plus simple. Elle m’écoute et de sa voix sage, me rassure et me conseille, mais jamais ne me juge. » Nos amours ? « Il lui arrive aussi de se fâcher avec son compagnon. Là, elle m’appelle, vient se planquer chez moi quelques heures, le temps de s’apaiser, et c’est moi qui joue le rôle d’aînée. C’est drôle, un peu fou, mais tendre. » Les rôles s’inversent parfois aussi entre Shirel et Suzy, telle une relation amicale où l’aide et l’écoute peuvent être valeurs réciproques : « Je vieillis, soupire Suzy, je deviens plus vulnérable. Et elle, elle est toujours là. »
Quand elles ne sont pas ensemble pour tourner quelques saynètes, Julia et Frankie se téléphonent pour parler potins et banalités. Des « meilleures amies », selon l’expression de Frankie. Julia suit les séries en vogue, de Fauda à la Casa de Papel, puis composent le numéro de sa petite-fille pour lui raconter.
La grand-mère s’est modernisée
L’image de la grand-mère a changé, voilà ce qui « permet un rapprochement plus complice », pour Etty Buzyn. « Mamie » est plus jeune, en tous cas parait plus jeune et vit plus longtemps, porte des jeans (comme Marie Claire en denim-sneakers le jour de l’interview), sort au restaurant (comme Suzy avec Shirel), voyage, ou travaille encore, comme la psychanalyste qui, à 84 ans, exerce encore et parcourt le monde plusieurs fois par an, chaque fois accompagnée d’un de ses petits enfants. New-York, Hong-Kong, Tokyo… C’est une tradition. « Mais un par un ! Jamais avec plusieurs petits-enfants à la fois, précise-t-elle, sinon cela romprait notre contact, ils ne resteraient qu’entre eux. »
Notre ultime point commun ? Elle aime son père comme j’aime son fils.
Même les surnoms ont évolué. Elles ne sont plus des « mémés », moins souvent des « mamies ». Etty Buzyn, par exemple, est renommée « Maty » par ses petits protégés : contraction de « Mamie » et de son prénom (finalement, on y revient, à notre sujet). « Les arrières-grands-mères remplacent les grands-mères d’hier », analyse-t-elle, en repensant à sa propre grand-mère.
Elle divague, et d’une pensée à l’autre, déplore parfois les « Je le sais déjà » lancés par ses petits-enfants quand elle raconte son passé. « Ils savent par d’autres canaux, comme les réseaux sociaux. Par moment, c’est un peu blessant de se dire que notre expérience n’a pas tant de poids dans ce qu’ils apprennent. »
Relation singulière
« Notre ultime point commun ? Elle aime son père comme j’aime son fils », confesse Suzy. Shirel mentionne elle aussi son père. « Ma grand-mère est celle qui a donné vie à mon père, mais elle est aussi celle qui me donne la vie au quotidien. » Les deux parties sont « liées par le secret de leur amour pour le même homme, fils de l’un, père de l’autre », formule de la psychanalyste Évelyne Séchaud qui a consacré sa thèse à ce lien singulier. Le parent, oublié de cette relation, pour laisser place seulement aux moments de divertissements, est paradoxalement toujours présent. Il est le lien, le bâton de relai, qui souvent, regarde, attendri, la magie entre son ascendance et sa descendance opérer. Comme le jour de cette interview, où la mère de Justine et la fille de Christiane, s’est placée derrière la caméra. Discrète, elle observe, muette et fière, leur complicité immortalisée.
*Le prénom a été modifié.
Vidéo 1 : Frankie et Julia
Vidéo 2 : Noa et Marie-Claire
Vidéo 3 : Justine et Christiane
Frankie a lancé une campagne de financement participatif pour réaliser une long-métrage sous forme de fiction-documentaire sur et avec sa grand mère Julia. Pour les soutenir, c’est ici.
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