Un monstre sacré de la musique américaine. Ses partenaires de jeu : Ornette Coleman, Brad Mehldau ou David Bowie. Le guitariste aux vingt Grammy Awards sort vendredi un nouvel album et nous avons eu la chance d’en parler avec lui. Rencontre.
« C’est l’un des disques que j’ai attendus toute ma vie », tels sont les premiers mots de Pat Metheny dans la longue présentation qu’il a écrite pour son nouvel album From This Place qui sort vendredi 21 février sur le label Nonesuch. Le jazzman de 65 ans y voit « une sorte de point d’orgue musical reflétant un large éventail d’expressions qui [l]’ont intéressé au fil des ans ». En plus de 45 ans de carrière, le guitariste aux vingt Grammy Awards s’est tracé un chemin riche en explorations, sans frontières ni œillères, exigeant sans être élitiste, jouant avec de nombreux artistes comme Ornette Coleman, Brad Mehldau, Steve Reich ou David Bowie.
Le musicien a enregistré dix nouvelles compositions à la tête de l’excellent quartet qui l’a accompagné en tournée ces dernières années, avec le renfort d’invités et d’un orchestre symphonique. Pour Pat Metheny, qui n’avait pas sorti d’album depuis Kin (2014) – gravé avec son groupe Unity – et son enregistrement solo What’s it All About (2011), From This Place, fresque musicale dense et profonde, est le premier disque écrit après l’élection de Donald Trump à la Maison Blanche. Le guitariste en a composé la chanson-titre au lendemain du scrutin, dans une aube mélancolique. Il a confié à la chanteuse Meshell Ndegeocello le soin de l’interpréter.
La sortie de l’album intervient dans un contexte endeuillé, pour Pat Metheny, par la disparition le 10 février d’un ancien partenaire musical, complice durant plus de trente ans, « un ami et un frère », le pianiste, compositeur et arrangeur Lyle Mays. Le guitariste n’en fait pas mention, notre interview ayant été réalisée il y a quelques semaines à Paris.
Franceinfo Culture : Le titre de votre album From This Place résonne comme une lettre envoyée à un moment particulier pour vous, depuis une Amérique dans une situation particulière…Pat Metheny : Absolument. Je me trouve au milieu de tout ça. Je trouve qu’il y a quelque chose d’intéressant dans mon parcours de vie… Je ne suis pas de New York. Je ne viens même pas d’une ville comme Kansas City mais d’une ville minuscule [ndlr : Lee’s Summit, Missouri] où n’habitaient pas plus de 3 ou 4000 personnes à l’époque de mon enfance. J’ai toujours appréhendé les choses avec le point de vue de là-bas. En même temps, quand je suis parti à 17 ans, je n’ai jamais vraiment regardé en arrière. Ma vie est très différente, avec une activité très dense basée au cœur de New York au cours des vingt-cinq dernières années. Mais les dix-sept premières années de ma vie sont toujours là, en moi, et sont constitutives en grande partie de ma façon de me référer au monde.
Quelles sensations vous ont laissé ces années ?
Là où j’ai grandi, j’ai toujours su qu’il y avait cette chose qui est aujourd’hui dévoilée aux yeux du monde. Nous sommes plutôt bien parvenus à la dissimuler après la Guerre civile [la Guerre de sécession, 1861-1865]. Quand j’étais petit, c’était déjà comme ça, avec plein de gens fous. Je l’ai compris à 7 ans. Je me souviens de gens qui avaient des armes, qui allaient à l’église cinq fois par semaine, leur discours était incompréhensible… J’étais conscient de cette folie et j’ai fait tout mon possible pour m’en préserver, tout comme mes parents. C’est toujours là. Ça concerne un tiers du pays. Mais maintenant, tout le monde sait.
Votre musique est donc autant imprégnée de votre jeunesse que des choses que vous avez vécues durant votre carrière…Ma façon de réagir à l’actualité, aux événements qui surviennent, a un effet sur ce que je suis en tant que musicien. Je pense que ces événements nous façonnent et exercent une pression sur la façon dont nous nous manifestons, dans nos vies, en tant qu’artistes… Mais ça finit par s’effacer avec le temps et ce qui reste, c’est juste la musique, ce qu’on a pu créer. Si vous me demandiez : qui était président au moment où vous avez fait Bright Size Life ?, je ne suis pas sûr que je pourrais vous répondre dans l’instant. Mais je suis sûr qu’à l’époque, j’aurais pu avoir une opinion affirmée sur le sujet. Quelque chose qui a été engendré par les pires bourbiers imaginables, possède sa propre vie, distincte de ce qui l’a provoqué. C’est aussi mon cas avec cette musique. Mais dans cinquante ans, ça paraîtra accessoire. Étant dans le circuit depuis près d’un demi-siècle, j’ai une perspective sur mon petit coin du monde qui le confirme. Et je peux penser à ma propre relation avec l’un de mes musiciens préférés, Charlie Parker.
Quelle réflexion vous inspire-t-il ?
Mon temps sur terre a chevauché le sien d’environ un an [ndlr : Metheny est né en août 1954, Parker est mort en mars 1955]. Quand il a quitté la planète, il y a probablement un million de personnes à travers le monde qui en ont été touchées, ou amenées à réfléchir… Aujourd’hui, si je devais désigner deux grands penseurs du XXe siècle, je dirais : Albert Einstein et Charlie Parker. La situation était différente en 1955. Il a fallu beaucoup de temps, pour les gens, pour seulement le comprendre. C’est une musique qui est née sous une oppression inimaginable. Et pourtant, ce qu’il en reste possède une vie qui va se perpétuer à jamais.
Y a-t-il un disque, ou une distinction, qui vous ait rendu particulièrement fier au cours de votre carrière ?
Le point de vue que j’ai sur mon propre travail est très subjectif, comme ce serait le cas pour tout un chacun. Je porte un regarde très global, comme s’il s’agissait d’un seul ouvrage, un très long album. J’ai fait beaucoup de choses différentes et il m’arrive assez fréquemment de tomber sur des gens qui décomposent mon travail et apprécient tantôt tel genre de disques, tantôt tel autre… Mais pour moi, s’il y a un aspect de ce que j’ai pu produire dont je sois fier, c’est justement la manière dont ça s’assemble pour former un tout.
Vous souvenez-vous d’un commentaire, d’un compliment qui vous ait particulièrement ému après un concert ?
C’est toujours difficile d’imaginer ce que les gens entendent… Honnêtement, j’essaye de l’éviter. Parce que tout ce que je pourrais faire, c’est deviner. Si quelqu’un aime vraiment quelque chose dans ce que je propose, c’est génial, mais si je prends ça en compte, alors je dois aussi prendre en compte que quelqu’un d’autre le déteste. J’ai réalisé que le mieux était que je me fie en quelque sorte à mon ressenti intérieur, que je joue pour moi. C’est ce que je sais faire de mieux. Tant de fois, il m’arrive de voir un spectateur assis au premier rang, figé dans la même position, et si je n’y prends pas garde je vais penser : ce gars déteste, il trouve ça horrible et ça peut me perturber… Et le gars vient me dire à la fin : ce concert a changé ma vie ! C’était le top !. Donc je préfère de me dire : ok, je ne sais pas. Mais il y a une chose que je sais : j’aurais dû jouer un si bémol !
Après toutes ces années à parcourir le monde, avez-vous toujours autant de plaisir à jouer sur scène ? N’éprouvez-vous jamais de lassitude ? Définitivement jamais, même pas une seconde. Je parle à ma fille du « B word », en allusion à « bore » [ndlr : ça parle de l’ennui] parce pour moi c’est un mauvais mot, je ne l’aime pas. L’envie de jouer est exactement la même qu’au tout début et ça me passionne. C’est un vrai privilège d’être musicien, d’être capable d’aller donner un concert. Chaque fois que je joue, je pense que ça pourrait être la dernière fois.
Pat Metheny en concert
Week-end Pat Metheny à la Philharmonie de Paris
Samedi 13, dimanche 14 juin 2020
Avec deux concerts avec le guitariste (samedi soir et dimanche soir) et d’autres concerts et rencontres autour de ses influences « du Missouri au Brésil, de Steve Reich à Ornette Coleman »
> L’agenda-concert de Pat Metheny
Les musiciens autour de Pat Metheny dans From This Place
Le pianiste gallois Gwilym Simcock
La bassiste australienne Linda May Han Oh
Le batteur mexico-américain Antonio Sanchez
Invités : la chanteuse américaine Meshell Ndegeocello, l’harmoniciste suisse Grégoire Maret et le percussionniste cubain Luis Conte.
Avec le Hollywood Studio Symphony (direction : Joel McNeely)
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