Emma Becker, le phénomène littéraire qui divise les féministes

En racontant deux années “heureuses” passées dans un bordel de Berlin dans “La Maison”, Prix du roman des étudiants France Culture-Télérama 2019, la romancière française cristallise toutes les passions qui animent le débat actuel sur la prostitution et sur la vérité en littérature. Sa voix ne peut-elle être que celle d’une écrivaine ? Notre enquête.

« Je n’ai aucune envie de m’abaisser à donner des preuves de ce que j’ai fait. Ne serait-ce que par respect pour mes anciennes collègues, qui n’ont peut-être pas envie qu’on attire l’attention sur elles et qu’on sache qu’elles ont été putes. Si j’avais raconté une prostitution malheureuse, est-ce qu’on m’aurait demandé des preuves ? » Emma Becker n’est pas contente.

« Ces malentendus commencent à me les briser menu menu », nous a-t-elle répondu en acceptant une nouvelle demande d’interview, six mois après la sortie de son roman La Maison (1) , où elle raconte deux années de travail dans un bordel de Berlin.

Entre gloire et rumeur

Vendu depuis à plus de trente mille exemplaires, il a été retenu sur la liste des prix Renaudot et Flore, pour finalement remporter celui des étudiants France Culture-Télérama. Mais en même temps que les lauriers de la gloire, une rumeur se répandait et certains initiés faisaient la moue de celui qui sait mais préfère ne rien dire : « Je le sens pas, ce livre. »

Sur Twitter, on livrait le verdict de certaines prostituées : « Une petite bourgeoise en quête de sensations fortes », « Emma Becker a inventé son bordel », lit-on même sur le site du collectif féministe 50/50, qui l’accuse de faire l’apologie de la prostitution.

Interviewée en juillet, juste avant la sortie du livre, Emma Becker disait redouter la réaction des « féministes ». Elle ne s’est pas trompée. « J’en ai un peu assez de ce malentendu, sur le fond et la forme. On me dit que je poétise la prostitution, mais la poésie, c’est bien ce qu’on attend d’un écrivain, sinon il n’y aurait que des journalistes. Je crois surtout qu’à partir du moment où l’on parle de prostitution sans dramatiser, en parlant de ces femmes comme de travailleuses, on est accusé de poétiser. J’ai été tentée de donner des preuves, mais ça servirait à quoi ? Ça n’empêchera pas les abolitionnistes de dire que cet endroit n’est pas représentatif de la réalité de la prostitution. »

À partir du moment où l’on parle de prostitution sans dramatiser, on est accusé de poétiser.

C’est en effet le cœur des attaques. Depuis la légalisation de la prostitution en Allemagne, en 2002, le secteur a explosé pour atteindre un chiffre d’affaires de 15 milliards d’euros, avec environ 350 000 prostituées travaillant dans 3 500 maisons closes, dont 500 à Berlin.

Plutôt que des havres de sécurité, ces bordels évoquent la poésie glauque du supermarché, avec des forfaits « all included ». Officiellement protégées par leur statut légal, les femmes y sont souvent exploitées par des réseaux et soumises à une logique d’abattage. Emma Becker ne nie rien de tout ça. Son livre raconte d’ailleurs ses débuts dans un autre bordel, Le Manège, où elle ne tient pas longtemps.

« Le point de clivage du féminisme »

Mais où est donc La Maison, son bordel modèle, qui démontrerait la possibilité d’une prostitution peut-être pas heureuse, mais libre ? À la mairie de Wilmersdorf, quartier de Berlin où elle est située dans le livre, on se fait envoyer sur les roses. Il y a des tas de bordels qui ouvrent et ferment, on n’a pas que ça à faire, répond en substance l’employée municipale.

Mais de guerre lasse, Emma Becker a fini par livrer un nom, que nous nous sommes engagés à ne pas publier. Il nous a permis de vérifier que La Maison a bien existé, à l’adresse et aux dates indiquées. Quelque part dans les arcanes du Web subsiste aussi une petite photo de Justine, son pseudonyme de professionnelle, sourire enjôleur. Un client se plaint même de cette Justine qui vient quand ça lui chante.

La deuxième surprise a été de découvrir un précédent livre, écrit par une Allemande qui a exercé dans le même établissement à une autre époque, et en garde aussi un souvenir favorable. Expérience choisie dans les deux cas, et instructive sur la sexualité et les rapports de domination qui s’y jouent : qui domine qui, dans le désir, dans l’échange marchand, dans la pénétration ?

Mais le plus frappant, c’est de les voir se rejoindre pour raconter une expérience proche : comment, au fil de cet exercice, leur corps s’est mis en retrait. Plus de désir, plus de plaisir : rien que de la mécanique. Dans une interview sur France 24, en octobre 2019, Emma Becker s’émerveillait de la « capacité de résilience » de son corps, après la fermeture de La Maison – mot qui dit bien quelque chose d’une blessure.

Une lutte stratégique

Si son livre agite tant les milieux féministes, c’est qu’Emma Becker s’inscrit dans une lutte stratégique. La prostitution, résume le sociologue Lilian Mathieu dans un article limpide (2) , c’est le « point de clivage du féminisme depuis les années 1990 ». Trois législations coexistent aujourd’hui en Europe.

L’Italie, l’Espagne, le Portugal, le Royaume-Uni et la Pologne tolèrent la prostitution, mais sans cadre légal. En Allemagne, en Belgique et aux Pays-Bas, elle est réglementée et donne droit à une protection sociale – mais avec les excès d’un libre marché. Et en Scandinavie, elle est illégale – un modèle prohibitionniste, adopté par la France avec la loi de pénalisation des clients de 2016.

Lilian Mathieu l’explique : le but des prohibitionnistes est de « faire disparaître la prostitution, sans pour autant pénaliser les prostituées, qu’ils jugent être toutes des victimes. Mais ils interdisent qu’on les fréquente : et pour cela, la police les surveille. C’est un paradoxe. »

Dans ce champ de forces, Emma Becker a tôt fait d’être rangée dans le camp du Strass, le syndicat du travail du sexe fondé en 2009, qui milite pour la légalisation de la prostitution et défend les droits des personnes prostituées.

Sur la polémique, Cybèle Lespérance, porte-parole du mouvement, remarque : « C’est une tactique habituelle des prohibitionnistes, de décrédibiliser les discours qui ne sont pas victimaires. » Elle précise la position du Strass : « Nous militons pour la décriminalisation, c’est-à-dire pour accéder au droit commun, être protégé par les mêmes lois qu’une masseuse à domicile ou un dentiste. »

Emma Becker nuance leurs accointances : « J’ai pu discuter avec les gens du Strass parce que ce sont des gens raisonnables, même si on n’est pas d’accord sur tout, nuance Emma Becker. Mais si on m’accuse d’être payée par le patriarcat, j’attends toujours mon chèque !

Si on m’accuse d’être payée par le patriarcat, j’attends toujours mon chèque !

« Je parle sans misérabilisme, en faisant de la place à ces femmes qui ont fait un choix et se battent pour faire leur métier sans être obligées de se planquer dans des bois. J’ai aussi dit que finalement je me suis sentie plus exploitée en bossant comme serveuse qu’en faisant ce métier-là. Je gagne trois fois moins bien ma vie aujourd’hui. »

Une exploration du désir d’être désirée

Dans le camp des prohibitionnistes, on ne parle pas de travailleuses du sexe, mais de victimes, de survivantes, ou de personnes prostituées, « pour ne pas effacer la personne », explique la militante franco-américaine Francine Sporenda. Ancienne professeure à l’école de sciences politiques de l’université Johns Hopkins, elle a publié sur son blog « Sporenda » une critique incendiaire du livre, dont elle s’explique volontiers.

« Nous sommes face à une offensive de grande envergure pour faire abroger la loi de pénalisation des clients de 2016. Le roman d’Emma Becker reprend presque tous les clichés de la prostituée heureuse, qui donne du bonheur, qui assure un service public en empêchant les pauvres hommes de sombrer dans la misère sexuelle et de devenir des violeurs. C’est vraiment Harlequin au bordel. »

Et d’ajouter : « Je n’envisage pas un monde sans prostitution, de même que je n’envisage pas un monde sans esclavage : l’esclavage existe toujours, mais il a été officiellement mis hors la loi et réduit. On peut rendre la prostitution illégale et ringarde. C’est ce qui se passe en Suède, où on a investi beaucoup d’argent dans la pédagogie. Aller voir une prostituée, c’est associé aux pauvres types là-bas. Je regrette qu’en France, la loi ait été passée sans travail de préparation. »

Mais Francine Sporenda dit aussi, en relisant La Maison, y avoir découvert des nuances : « Elle dit certaines choses et en montre d’autres. Elle parle de la fatigue, de son sexe qui lui fait mal, des clients qui lui font horreur. Ce que je lui reproche, c’est de ne pas aller au bout de son raisonnement. »

Elle dit certaines choses et en montre d’autres. Ce que je lui reproche, c’est de ne pas aller au bout de son raisonnement.

Il est d’ailleurs remarquable que ses plus fervents détracteurs se vantent de ne pas l’avoir lu. L’association Osons le féminisme a même tenté de faire boycotter sa venue à Grenoble, dans le cadre du prix des étudiants France Culture-Télérama. L’accueil du livre en dit peut-être moins long sur la prostitution que sur l’état du débat public : une discussion où personne n’écoute les arguments des autres. Car quiconque a lu son livre ne saurait soutenir qu’Emma Becker dresse un tableau enchanteur de la prostitution.

« Je raconte quand même un client qui demande un gode ceinture, et je me retrouve avec la merde partout. C’est ça, glamouriser la prostitution ? s’exclame-t-elle. Je parle des moments où j’en ai marre, des clients qui ont été violents. C’est pour ça que pas mal de prostituées ont trouvé mon livre crédible. »

Je parle des moments où j’en ai marre, des clients qui ont été violents. C’est pour ça que pas mal de prostituées ont trouvé mon livre crédible.

Et quand on vient chercher une expérience forte, il faudrait singulièrement manquer de scrupules pour se plaindre ensuite d’avoir morflé. Et s’il fallait relire La Maison ? Et voir qu’on n’y trouve pas un livre sur la prostitution, mais sur le fantasme de la prostitution. « Je me sentais puissante, je me sentais comme une déesse », a-t-elle dit. « Un souvenir merveilleux », répète-t-elle souvent.

Dans ses deux précédents romans, Mr. et Alice, elle montrait déjà son habileté à jouer avec les fantasmes des hommes. En vivant et en écrivant La Maison, elle aura exploré de manière radicale son désir d’être désirée. Si vérité il y a, elle se lit entre les lignes, et pas entre les murs d’un bordel qui a fermé en 2017.

1. Éd. Flammarion. 2. « Le débat sur la prostitution en France », en libre accès sur cairn.info

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