Loïc Prigent surgit au premier étage du Flore où il a donné rendez-vous. Éternelle casquette vissée sur le crâne qui, ajoutée à son visage juvénile, lui donne l’air d’un Tintin noctambule, le plus célèbre envoyé spécial sur le front de la mode débarque de l’un de ses tournages.
Loïc Prigent a monté il y a quelques mois sa propre chaîne YouTube dans laquelle il scrute de son œil malicieux, avec tendresse et application, un milieu aussi extravagant que productif. Piquant sans douleur, cet aimable infiltré saisit au vol les pépiements grotesques, sublimes, désopilants, pathétiques, qui auraient fait le régal de La Bruyère, d’Oscar Wilde ou de Sacha Guitry.
Passe moi le champagne, j’ai un chat dans la gorge
Son nouveau recueil de perles dérobées backstage lors de défilés, en studio de création, dans des fêtes, des cocktails, est un défilé enthousiasmant d’aphorismes haute couture, de méchancetés cousues main, de dentelles de bons mots, de bêtises consternantes, que l’on peut aussi picorer au jour le jour sur son fil Twitter. Mais ce serait très réducteur de s’arrêter à une sorte de collecteur d’énormités.
« La mode est chez moi un alibi à une curiosité insatiable »
« Sur ma chaîne, je reviens aux basiques, je décris le b.a.-ba du métier, pourquoi c’est blanc, pourquoi c’est rose, est-ce que c’est du renard ou du synthétique ? Je peux appeler une maison et leur demander de m’expliquer les cinquante-deux modèles. J’aime bien connaître les détails même minimes sur la construction d’un modèle. La mode est chez moi un alibi à une curiosité insatiable »
Loïc Prigent, observateur, témoin et enquêteur
Loïc Prigent se définit parfois comme une rédactrice de mode, « parce que rédacteur de mode est un mot qui n’existe pas. Pour une fois qu’un mot est uniquement féminin, je ne vois pas pourquoi je ne m’y plierais pas, en même temps ce n’est pas vraiment mon métier. Je suis une espèce d’observateur, de témoin. Et par moments d’enquêteur. En fait, je fais un truc hybride. Je ne sais pas trop ce que c’est ». Que ferait-il si la mode n’était plus à la mode ? « Ce n’est pas demain la veille car c’est quand même difficile de s’en passer. »
Il embraie sur une montre à 28 millions, mais aussi sur « Le Feu Follet », le film de Louis Malle qu’il trouve atrocement démodé. « Il y a un plan à la terrasse du Flore. On voit passer plein de gens et on peut deviner ce que devaient être leur vie, leurs préférences sexuelles. J’aime bien cet endroit, j’y venais parfois avec les Rykiel mère et fille. »
Ce garçon rapide et rêveur, concentré et ailleurs, ayant grandi à Plouescat, dans le Finistère, n’oublie pas ses racines, d’autant plus évidentes qu’il est le fils d’un maraîcher.
« Mon père cultivait les artichauts, les échalotes et les choux-fleurs. J’adore aller là-bas, je me fais des menhirs. » Ah bon, quand même… se faire des menhirs. Explication plus rassurante : « Enfant, j’ai dévoré « Contes de la côte des légendes ». Je suis un spécialiste des menhirs, des dolmens, des tumulus et autres rochers guérisseurs. »Près de chez moi, chaque rocher massif possède sa propre légende. J’en connais un, si tu réussis à faire tenir une épingle à cheveux en équilibre dessus, tu te maries dans l’année. »
"C’est moche de ressembler à 1995 ou même à 2015"
Karl Lagerfeld l’avait baptisé le « Mediapart » de la mode, ce qui est exagéré, il n’y a pas un gramme de sans-culotte guillotineur chez ce garçon pondéré. « Karl disait ça en rigolant. Il pensait à une séquence que j’avais filmée, le jour où Yves Saint Laurent était venu assister au premier défilé d’Hedi Slimane chez Dior. J’ai chopé le moment où il dit à Bernard Arnault : « Sortez-moi de cette magouille ! » Pourquoi lui a-t-il dit ça ? Mystère. J’adore choper ce genre de choses. »
J’insiste… Tous ces défilés Barnum aux airs de grands cirques pompiers, n’est-on pas arrivé au bout d’un processus comme l’affirme l’historien de la mode Olivier Saillard ? Que peut encore offrir de frais la mode aujourd’hui ? Réponse plaidoyer :
« Elle peut te rendre beau, t’aider à te faire coucher, elle peut t’éviter le divorce, elle peut te sauver du désespoir, elle peut te permettre de t’oublier, elle permet aux riches de dire qu’ils sont riches, aux moins riches de se sentir beaux, elle permet de s’inclure, de se sentir jeune ».
« Coco Chanel affirmait qu’il ne faut jamais s’habiller en fonction de son âge. C’est vrai. Je me souviens de mon prof de français en pattes d’eph quand ça ne se portait plus du tout, on ne le respectait pas, on se foutait de sa gueule en classe. Faut faire gaffe, mépriser la mode, c’est prendre un gros risque de devenir le carbone 14 du moment où l’on a arrêté de s’habiller. C’est moche de ressembler à 1995 ou même à 2015. »
Il est tard, très tard. Nous avons fini nos verres depuis longtemps. Avant de partir, Loic Prigent confie savoir parler en breton à un cheval de trait. Ceux de son père se sont appelés Germaine et Brune. « À droite : dihellin ! A gauche : klehd ! Calme-toi : quimper ! Plus vite : hue ! » Allez, en route, Loïc ! Il s’éloigne sur le boulevard Saint-Germain, tenant bien en main les rênes de la nuit. De sa nuit, griffée automne-hiver 2020.
11 questions d’après minuit
Dormez-vous la nuit ?
C’est un savant mélange d’arriver à choper le train du sommeil mais oui, je dors bien.
Vivez-vous sous une bonne étoile ?
Oui, de ce côté-là, tout va bien.
La nuit efface-t-elle le jour et les soucis ?
Oui, je crois vraiment au pouvoir Tipp-ex de la nuit.
Que trouve-t-on sur votre table de nuit ?
Un grand désordre de livres entamés. Une strate de bouquins. Des trucs qui détendent comme “Le comte de Monte-Cristo”, de Dumas, que je dévore. Avec lui, vous êtes assuré de faire de beaux rêves mégalos.
La dernière fois que vous vous êtes couché tôt ?
En sortant de club mi-juillet. Vers 8 heures du matin. (Il rit.)
Le carburant d’après minuit ?
La vodka pomme, c’est très, très efficace dans le genre énergisant.
La nuit la plus dingue que vous ayez vécue ?
Celle dont je n’ai conservé aucun souvenir. Un grand éclat de rire, une grande descente de toboggan potache.
Boules à facettes ?
À fond ! J’adore les boîtes. Les grandes, les petites, celles où l’on passe de la très bonne musique, celles où l’on passe de la très mauvaise musique. Même celles où l’on passe de la musique très violente.
Le plus trash la nuit ?
La drague non consentie. Le prix des verres. La drogue. Les mecs qui sont dans l’excès.
Le parfum de la nuit ? La sueur et la bière.
Les mots de la nuit ? Des rires. Des blagues. Quand tu as mal au ventre à force de rire. La nuit, c’est fait pour rigoler
Bonus : 10 pépiements inédits offerts à Marie Claire
« Arrête de créer trop, il faut créer la même chose plein de fois, c’est ça qui peut te rendre célèbre. »
« C’est la préférée de personne. »
« Mon assistante est tellement saine, c’est horrible. «
« Il faudrait qu’elle apprenne à être riche plus gentiment. »
« J’ai beaucoup de Boucheron, c’est pratique, c’est près du bureau. »
« Le Louvre, c’est dans Sephora. »
« Hier j’ai demandé à quelqu’un ce qu’il faisait dans la vie, il m’a répondu : « Je suis dans la fraude. » «
« Il a fait Sciences Po mais il s’est perdu. »
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