"Rubberband" de Miles Davis : huit questions sur l’album inédit et lumineux du trompettiste

Près de vingt-huit ans après sa mort, Miles Davis se retrouve au cœur de la rentrée jazz 2019 avec un album mystérieusement recalé au moment de son enregistrement il y a trois décennies. Rubberband sort officiellement vendredi 6 septembre, deux jours après un autre événement concernant le légendaire trompettiste : la mise en ligne d’un document vidéo réputé perdu et découvert par hasard par l’INA.

En vue de cette seconde chance, l’album a été repris en main par les producteurs qui avaient officié à l’origine, Randy Hall et Attala Zane Giles, avec le concours du neveu de Miles Davis, Vince Wilburn Jr (par ailleurs ami d’enfance de Hall), qui avait joué de la batterie sur les sessions en studio. Ils ont invité deux chanteuses de jazz, Lalah Hathaway, fille du légendaire Donny Hathaway, et Ledisi, à poser leur voix sur deux morceaux. Voici huit choses que nous avons apprises à propos de ce disque événement.

Musique : Miles Davis / Attala Zane Giles / Randy Hall

1De quand date cet enregistrement ?

Les sessions ont été enregistrées entre octobre 1985 et janvier 1986 à Los Angeles, aux studios Ameraycan, avec deux jeunes producteurs, Randy Hall et Attala Zane Giles. 1985, c’est l’année d’une grande rupture professionnelle pour Miles Davis. Le trompettiste, alors âgé de 59 ans, a quitté la firme Columbia Records après trente ans de collaboration pour rejoindre une autre maison de disques, Warner Bros. Records. C’est avec ce contrat tout frais en poche qu’il se lance dans l’enregistrement d’un nouvel album, Rubberband.

2À quelle période de sa carrière se situe-t-il ?

Au moment de l’enregistrement de Rubberband, Miles Davis a renoué quatre ans plus tôt – en 1981 – avec le monde de la musique après une éclipse de six longues années. Depuis, le trompettiste, très prolifique, a sorti quatre albums studio. La musique qu’il joue à l’époque est imprégnée de funk, mais aussi de pop. Son dernier disque en date, You’re Under Arrest, lancé début septembre 1985 (le dernier de l’ère Columbia), contient les célèbres reprises des succès Time After Time de Cindy Lauper et Human Nature, l’un des titres de l’album Thriller de Michael Jackson.

3Quelle direction artistique Miles Davis prend-il dans Rubberband ?

Les nouveaux morceaux s’orientent nettement vers la soul, le funk, un esprit groove. La plupart sont signés ou cosignés par le trompettiste, en collaboration avec les producteurs. « Miles voulait expérimenter, se souvient le coproducteur Zane Giles dans le livret de l’album. Il voulait connecter ce qu’il avait pu faire auparavant avec ce que nous faisions en tant que jeunes musiciens, qui était commercial et funk. » Dans le mensuel Jazz Magazine de septembre, Giles renchérit à propos de Davis : « Il voulait être commercial, il voulait qu’on danse sur sa musique. » Le père de Kind of Blue, en perpétuel mouvement, est en quête des sons de la rue. Il souhaite inviter Al Jarreau et Chaka Khan à venir chanter sur certains morceaux écrits pour eux…

Musique : Randy Hall / Zane Giles / Wilburn Jr / Medina Johnson

4Pourquoi le disque n’est-il pas sorti en 1986 ?

À la grande surprise du trompettiste et de son équipe, Warner refuse de lancer le disque. La décision émane du producteur multi-récompensé Tommy LiPuma, qui a pourtant recruté Miles Davis au sein de la firme. Il expliquera que lui et Warner n’adhéraient pas à l’orientation musicale de ce projet, sans plus d’explication selon les producteurs qui ont mal vécu ce coup de théâtre… Alors que les onze morceaux de Rubberband finissent dans un placard, Miles Davis se lance avec le bassiste Marcus Miller dans un autre projet, Tutu, dédié aux combattants contre l’apartheid en Afrique du Sud. Ce disque connaîtra un énorme succès qui débordera largement le monde du jazz et recevra un Grammy Award.

5Qui sont les musiciens qui ont participé à l’album ?

Il y a d’abord l’effectif originel autour de Miles Davis, ce dernier jouant pour sa part de la trompette et des claviers. Les producteurs mettent également la main à la pâte. À leurs côtés en studio, il y a des claviéristes : Adam Holzman, Wayne Linsey et Neil Larsen, compositeur du morceau Carnival Time. Il y a le percussionniste Steve Reid, les saxophonistes Glenn Burris et Michael Paulo, Vince Wilburn Jr à la batterie, mais aussi, entre autres intervenants, le célèbre guitariste Mike Stern sur le titre Rubberband. Il figurait déjà au casting de l’album du grand retour de Davis, The Man With The Horn (1981).

Il y a enfin des contributions récentes ajoutées par les producteurs et Vince Wilburn Jr, le neveu de Miles Davis. Quatre voix : celles des chanteuses Lalah Hathaway sur So Emotional, Ledisi sur le morceau d’ouverture Rubberband of Life, celle de Randy Hall – déjà producteur, guitariste et programmateur de synthés – sur I Love What We Make Together, et enfin celle de Medina Johnson sur Paradise.

Musique : Davis / Hall / Giles / Loffmann / Wilburn Jr / Haynes (invitée : Ledisi)

6Que peut-on entendre dans l’album ?

Du fait du travail impressionnant effectué par les producteurs sur les enregistrements initiaux, Rubberband sonne très contemporain, étonnamment actuel. Cela nous rappelle aussi combien Miles Davis, toujours en quête de nouveaux sons et de nouvelles écritures, pouvait être en avance sur son temps. Bien au-delà d’un album jazz, Rubberband baigne dans un groove mâtiné de funk, soul, latino, voire hip-hop… L’album est joyeux, joueur, à l’image du trompettiste dont on entend parfois la voix parlée, si spéciale. Rubberband se situe à des années-lumière des climats qui ont valu au compositeur le surnom de « Prince des ténèbres ». Et à la trompette, il s’exprime dans une délicieuse interaction avec ses partenaires. Enfin, la pochette du disque est illustrée par Miles Davis lui-même : le musicien adorait peindre.

7Pourquoi ne sort-il qu’en 2019 ?

Il y a quatre ans, les héritiers de Miles Davis, parmi lesquels le batteur Vince Wilburn Jr, ont été approchés par Rhino, le label de Warner dédié aux rééditions historiques, pour sortir les sessions de Rubberband. Wilburn a réécouté les enregistrements et a jugé qu’ils sonnaient un peu « datés », du fait du recours aux « percussions électroniques », explique-t-il dans Jazz Magazine. Il a alors contacté Randy Hall et Zane Giles. En 2017, ces derniers ont décidé de terminer le travail entamé 32 ans plus tôt, avec l’optique de préserver à la fois l’originalité et les intentions de départ, tout en lui apportant un son plus actuel et en évitant que cela sonne trop « années 80 ». « Nous avons œuvré afin de donner un nouveau souffle à la musique, explique Randy Hall. Si je sais une chose de Miles, c’est qu’il détestait tout ce qui était éculé, rance. » 

8Tous les morceaux sont-ils vraiment inédits ?

Miles Davis était « détendu et heureux » lors des sessions de l’enregistrement du disque, selon les producteurs. Il appréciait le résultat final. Si le disque n’est pas sorti, le trompettiste en a joué fréquemment des extraits sur scène. Mais les enregistrements en studio sont restés dans l’ombre durant plus de trois décennies, à l’exception de deux titres qui ont filtré d’abord de manière clandestine avant de se retrouver dans un coffret Warner en 2011. Puis, en avril 2018, des premiers extraits sont sortis en format vinyle sous la forme d’un EP (album au format court), Rubberband EP, à l’occasion du Disquaire Day. Il s’agissait du morceau Rubberband of Life dans trois versions différentes et du titre éponyme Rubberband dans la version originale de 1985. Les morceaux sont devenus disponibles sur format digital en novembre 2018. À compter de ce 6 septembre 2019, l’album est disponible sur tous les formats.

Source: Lire L’Article Complet